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Par Serge Wolikow

Président du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri.

 

En mars 1919, deux ans après la révolution russe, quelques mois après la fin de la Première Guerre mondiale, la proclamation de l’Internationale communiste s’inscrit dans la longue série des bouleversements qui ont secoué le mouvement ouvrier international. Si le premier Congrès affirme la perspective révolutionnaire, le deuxième axe son travail sur l’organisation de l’activité politique et des sections nationales.

1919 : le temps de l’affirmation de la perspective révolutionnaire

Une fois la guerre finie, certains partis socialistes songent à renouer les fils de l’ancienne organisation internationale et reprennent des contacts. Une réunion internationale est convoquée à Berne en février 1919 par des dirigeants socialistes européens favorables à la reconstitution de l’unité socialiste internationale. Pour les bolcheviks, en proie à la guerre civile et à l’intervention étrangère, il s’agit d’accomplir un geste politique et symbolique proclamant la création d’une organisation destinée à impulser le mouvement révolutionnaire et à empêcher toute reconstitution à l’identique de la IIe Internationale. C’était déjà la volonté de Lénine qui affirmait, dans ses Thèses d’avril (1917), le besoin de créer une nouvelle Internationale (« thèse n°10. Rénover l’Internationale. Prendre l’initiative de la création d’une Internationale ») et soulignait la nécessité de « changer la dénomination du Parti » bolchevik en adoptant l’appellation de communiste. De son côté, Trotsky appelait, dans son Projet de manifeste pour la conférence de Kienthal de 1916, à une régénération par une rupture au sein de la social-démocratie européenne.

C’est dans ce contexte et dans cet esprit que les dirigeants bolcheviks et des groupes communistes étrangers résidant en Russie appellent, en janvier 1919, à la tenue d’une conférence internationale fondatrice de l’Internationale communiste. Le congrès fondateur s’ouvre le 2 mars 1919 à Moscou. Ainsi, après Londres – siège de l’Association internationale des travailleurs (AIT) fondée par Marx en 1864 – et Bruxelles – siège de l’Internationale socialiste créée en 1889 —, la capitale russe devient le siège d’une troisième Internationale. 32 délégués avec droit de vote et des représentants avec voix délibérative de 15 organisations assistent à ce Congrès.

1er congrès de l’IC à la tribune : G. Klinger, H. Eberlein, G.E. Zinoviev, V.I. Lénine, F. Platten, E.Rudniansky.

Les difficultés du voyage, les arrestations et la faiblesse des mouvements révolutionnaires organisés expliquent le petit nombre de délégations présentes. Les brefs travaux qui ont lieu du 2 au 6 mars 1919) sont dominés par la présence de Lénine, Trotski et Rakovski.

Les interventions de Lénine comme les thèses adoptées insistent sur l’actualité de la révolution et affirment son imminence. Le Manifeste adopté par le congrès explique, qu’à la différence des Internationales précédentes, la nouvelle est définie par son soutien à l’action révolutionnaire. La forme de cette révolution en marche est celle d’une expansion de la guerre civile dans toute l’Europe qui emprunte des chemins nouveaux puisqu’elle passe par des formes inédites de mobilisation : les soviets. Présentés comme la forme concrète et la solution pratique enfin trouvées de la démocratie prolétarienne, ils mettent à mal les formes organisées anciennes, partis et syndicat. Au plan international, ils devraient remplacer les États nationaux et le système parlementaire pour créer une république internationale des soviets.

Radio transmission par télégramme du discours d’ouverture de Lénine publié dans le journal la Pravda.

Publication par le journal Izvestia d’un article de Trotski «Une grande époque», retranscrit par radiotransmission.

La nouvelle Internationale, dont la création est précipitée par les dirigeants russes, a pour tâche de coordonner et d’impulser des mouvements révolutionnaires en plein essor qui doivent faire face à des ennemis déterminés. Leur rapide amplification devrait donner corps à la révolution mondiale et, par là même, défendre la révolution en Russie. Néanmoins, les dirigeants bolcheviks, absorbés par les enjeux internes, consacrent peu de moyens à l’organisation internationale même si des antennes sont créées à Amsterdam puis à Berlin.

Dans son allocation finale Lénine affirme pourtant son optimiste : il «constate que le mouvement des masses ouvrières grandit dans le monde entier et aussi en Europe occidentale dans les pays des vainqueurs. La victoire totale du communisme de la révolution prolétarienne mondiale est certaine».

Notons que les leaders du communisme allemand Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg qui viennent d’être assassinés à Berlin sont célébrés par le congrès. La filiation est affirmée par une déclaration solennelle qui dissout l’organisation de Zimmerwald et fait de la 3e Internationale son légataire.

Compte-rendu de la clôture de 1er Congrès de l'Internationale communiste retranscrit par radiotransmission.

1920: Le temps de l’organisation internationale et du volontarisme

En 1920, la perspective révolutionnaire est réaffirmée avec vigueur et présentée comme proche, mais l’accent est désormais centré sur l’importance de l’activité politique organisée et sur les sections nationales.

Salle du 2e Congrès de l’Internationale communiste. Lénine à la tribune.

En juillet 1920, les documents adoptés lors du IIe congrès – résolutions, statuts ou encore le texte des 21 conditions – sont dominés par la certitude que le vieux monde est au bord du gouffre et qu’il faut sans tarder organiser les forces du prolétariat capables de réaliser et de diriger la révolution. De ce rôle découle une nouvelle responsabilité qui donne au Komintern une dimension inédite : « quand il est question du désir des partis qui, hier encore appartenaient à la IIe Internationale, d’entrer en corps dans la IIIe Internationale, il nous faut être prudent ». Cette prudence débouche sur des obligations et un contrôle des candidats à l’entrée qui doivent correspondre à la conception de l’organisation internationale elle-même.

À titre d’illustration, Marcel Cachin et Louis Oscar Frossard ont d’abord été mal accueillis. Mandatés par la direction de la SFIO, au lendemain du congrès de Strasbourg, ils arrivent à Moscou en juin 1920. Ils restent sur place jusqu’au congrès ; la direction du parti s’étant prononcée pour qu’ils poursuivent les négociations après avoir reçu un long rapport sur les contacts et les discussions qu’ils ont eu avec les dirigeants de l’Internationale.

La position des socialistes français

Les documents présentés ci-dessous éclairent une partie du processus préparatoire du congrès de Tours : les déclarations liminaires, en juin, de Marcel Cachin et Ludovic-Oscar Frossard après leur arrivée en Russie donnent un aperçu du climat dans lequel leur délégation a été conçue après le congrès de Strasbourg de la SFIO et les débats auxquels l’adhésion à la 3e Internationale a donné lieu. Ils veulent s’informer, mais aussi faire connaître la position des socialistes français. De ce point de vue, on distingue des accents différents entre Cachin et Frossard. Le premier insiste sur la situation du mouvement ouvrier en France, les rapports de force, la mobilisation ouvrière et ses difficultés qui expliquent l’échec de la grève générale. Il souligne la combativité ouvrière et se félicite de l’exemple que fournit la révolution russe. Le second insiste davantage sur les tractations internes aux socialismes européen et français. Il se fait porteur des interrogations soulevées par les critiques émises contre les partis socialistes européens et rapproche ainsi la situation française de la situation allemande ou italienne.

Retranscription du discours de Marcel Cachin au 2e Congrès de l'IC de 1920

Camarades,

Nous sommes envoyés ici par un grand parti qui vient vers vous, fraternel. Nous vous apportons son salut cordial. Nous venons vous dire son admiration sans réserve. Son vœu quotidien est que la Révolution russe l’emporte définitivement sur les innombrables ennemis qui l’assaillent sans pitié. Ce ne sont pas là, camarades, des paroles de circonstance. Depuis plus de deux années, la meilleure partie du prolétariat français n’a cessé de tourner ses regards vers vous, et de partager vos angoisses et vos espoirs. L’action essentielle du Parti socialiste français pendant tout ce temps a été commandée par les événements de Russie. Contre la guerre faite sournoisement ou brutalement à la République des Soviets nous n’avons cessé de nous élever de toutes nos forces. Nous avons employé toutes les armes à notre disposition. La presse française dans son entier vous a poursuivis d’une haine immense. Elle a corrompu notre opinion de ses mensonges sur vos gestes et vos intentions. Mais nos journaux socialistes ont pris en mains votre cause, comme c’était leur devoir. Il ne s’est pas passé, un seul jour sans que la défense de votre grand mouvement n’y ait été assurée. Et si un revirement (important) s’est produit en notre pays en faveur de la Révolution russe, nous pouvons affirmer qu‘il fut le couronnement de notre campagne persévérante. Notre organisme central a multiplié les manifestations publiques de tous les genres, les meetings, les démonstrations, les appels, les affiches, les résolutions du Congrès.

Lors de notre agitation électorale du mois de novembre 1919, on nous a reproché souvent d’avoir subordonné la politique intérieure de notre pays à la défense de la Révolution russe. C’est comme alliés et solidaires des bolcheviks que nous fûmes attaqués par la bourgeoisie réunie contre nous en bloc compact. Paris socialiste mit en tête de l’une de ses listes le nom du citoyen Sadoul afin de signifier de la manière la plus éclatante son attachement à la République soviétique.

Notre groupe parlementaire n’a pas fait, depuis 1917 moins de 13 interventions à la Chambre. Il a exigé la publication de tous les documents secrets de l’alliance franco-russe. Il a protesté sans se lasser, contre la politique d’hostilités envers la Russie révolutionnaire, contre le recrutement de volontaires pour les fronts orientaux, contre l’envoi de troupes en Russie de Sud, contre la politique des fils de fer barbelés, contre l’excitation de la Pologne à la guerre. Nous avons réclamé formellement, à maintes reprises, la reconnaissance publique du gouvernement des Soviets, la reprise des relations commerciales avec vous.

En faveur des prisonniers russes détenus en France, en Algérie, nous avons exigé et obtenu, tardivement, il est vrai, des améliorations dont nombre de prisonniers nous ont remerciés. Malgré, la résistance et la mauvaise volonté de notre ministère des Affaires étrangères, nous avons pu faire rapatrier de nombreux Russes, civils et militaires, qui en manifestaient la volonté. La citoyenne Lafont a créé une Société des Amis des prisonniers de guerre qui a renvoyé des vivres aux Russes détenus en Allemagne: depuis l’armistice, les Russes venus en France par milliers ont été aidés par cette société, matériellement et moralement. Des démarches répétées ont été faites pour mettre fin à la pression exercée sur les prisonniers que l’on voulait faire engager dans les armées contre-révolutionnaires. Surtout, nous avons imposé la suppression de l’odieux régime infligé à quelques-uns de vos compatriotes malheureux dans les camps et les forts de France où on les a concentrés.

Nous avons engagé en accord avec la C.G.T. plusieurs campagnes pour que les travailleurs français n’acceptent plus de fabriquer et de transporter du matériel de guerre à l’Est de l’Europe. C’est surtout l’organisation économique de la classe ouvrière française qui s’est chargée de faire appliquer une décision de cet ordre. Au dernier Congrès des Syndicats qui se tint à Lyon, fut adoptée la résolution suivante: « Le Congrès, soucieux d’affirmer sa solidarité effective à l’égard du peuple russe, charge le bureau confédéral de demander aux organisations syndicales de refuser de transporter armes et munitions destinées à la Contre-Révolution russe ».
Le secrétaire de la fédération des marins, et celui de la fédération des cheminots décidèrent durant le Congrès de provoquer des Assemblées générales de leurs corporations dans tous les ports et sur tous les réseaux. Il y était recommandé de rappeler avec force les prescriptions votées unanimement par les représentants des travailleurs.

De nombreux équipages français n’ont pas voulu transporter le matériel de guerre contre la Russie. Les gouvernants se sont alors avisés de certains stratagèmes. Lorsqu’il s’agissait de chargements de cet ordre, on les fit diriger sur des ports anglais : on dut assurer les marins et les dockers français que le matériel embarqué ne part pas pour la direction des fronts qui vous étaient opposés. Depuis d’ailleurs, les transports se font par voie de terre, et de la manière la plus clandestine.

Vous pouvez vous convaincre, camarades, que notre Parti socialiste français n’a pas oublié un moment ses devoirs vis-à-vis de vous. Eut-il pu faire davantage encore? Certains l’affirment et nous en font des reproches parfois dénués de justice. C’est ainsi qu’on a pu présenter d’une manière inexacte l’affaire de la grève de 24 heures dont il fut question pour le 21 juillet de l’année dernière. Quelques semaines avant cette date, notre camarade Faure avait pris l’initiative de proposer à notre Parti, et aux syndicats ouvriers de notre pays, d’entrer en rapport avec les Italiens et les Anglais à l’effet de préparer une démonstration internationale contre l’intervention de l’Entente en Russie. Des démarches eurent lieu, provoquées par notre C.A.P. Les syndicats anglais nous répondirent qu’ils ne pourraient pas s’associer au mouvement projeté sous la forme d’une grève de 48 heures, comme nous en avions suggéré l’idée, mais qu’ils organiseraient pour les dates du 20 et 21 juillet de vastes meetings dans les principales villes de Grande-Bretagne: en dépit de cette décision du Labour Party et de l’ « Union Congres », les associations syndicales centrales de France et d’Italie résolurent de préparer une grève générale de 24heures le 21 juillet. Le Conseil National du Parti socialiste français qui se tint le 14 juillet, 7 jours axant l’échéance fixée, prit l’ordre du jour suivant:
Pour la 1ere fois dans l’Histoire du Travail, la classe ouvrière des trois plus grands pays de l’Europe occidentale organise pour le 20 et 21 juillet une démonstration comportant, d’ores et déjà en France et en Italie la cessation du travail. Le parti socialiste appelle tous ses adhérents à participer de toute leur énergie à cette manifestation décidée à Paris, à Milan, à Southport, par les délégués du prolétariat organisé. Le parti socialiste rappelle les buts essentiels de ce mouvement. Il se dresse contre l’intervention militaire et diplomatique en Russie et en Hongrie, pour l’amnistie, contre la vie chère. Le parti compte, sur tous ses militants pour donner à cette grandiose manifestation de la solidarité prolétarienne toute l’ampleur qu’elle doit revêtir.

Ainsi, camarades, le socialisme français avait fait son devoir. Il avait provoqué l’idée du mouvement: il l’avait poussé de toute sa force dans sa presse, dans ses réunions, dans la délibération, de ses organisations centrales. Malgré tous ses efforts, il ne put soulever la classe ouvrière de son pays. Quelques jours avant le 21, alors que les mots d’ordre avaient été envoyés par la C.G. T. des nouvelles parvenaient de nombreux points du territoire et de Paris. Il apparaissait comme certain aux yeux des militants les plus autorisés et les plus résolus, que la prescription ordonnée ne serait pas suivie d’effet. Et pour cette raison le Comité Confédéral décida de surseoir à la grève générale. Il en appela à une réunion plénière de tous les représentants des syndicats français qui se tint à Paris le 21 juillet. Cette réunion, après explications, se termina par vote de confiance a une grosse majorité au bureau de la C. G. T. Au reste les délégués des organisations françaises ont l’intention de venir en Russie dans un proche délai, et ils pourront vous fournir sur cette question des détails et des précisions qu’ils auraient qualité et mandat de vous apporter.

Je voudrais, en terminant, vous dire l’état moral général du prolétariat français, comme il nous apparaît objectivement. Les plus récentes consultations du peuple ont montré que le quart environ — un peu moins — des citoyens du pays est détaché entièrement des idées bourgeoises, sous quelque forme qu’elles se présentent. Sur plus de 8 millions d’hommes adultes, près de 2 millions ont donné le 16 novembre leur confiance au socialisme, malgré la violence de la campagne dirigée contre nous, malgré aussi la pauvreté de nos moyens. C’est à peu près le même nombre de citoyens français qui, actuellement, adhère à la C. G. T. Malgré la barrière qui continue à séparer l’organisation politique des ouvriers de leur organisation syndicale, les effectifs sont identiques, et en gros, les mêmes.

La masse de ce prolétariat est détachée du réformisme ; son élite a gardé vivace l’idée révolutionnaires, tous comprennent plus ou moins clairement la nécessité d’une transformation radicale de la société capitaliste: ils ont perdu toute foi dans la bourgeoisie. Ils sont en un état psychologique révolutionnaire. Malgré les conditions défectueuses dans lesquelles s’est engagée la dernière grève générale de mai, bien que le mot d’ordre de bataille fût équivoque, le mouvement a entraîné 6 à 700.000 hommes vers un but qui était d’ordre général. Ils ne réclamaient pas de salaires meilleurs, ni des heures réduites de travail. Cheminots, mineurs, marins, dockers, métallurgistes, chauffeurs avaient mis sur leur drapeau de lutte, le retour à la nation des moyens de transports. La bourgeoisie ne s’y est pas trompée. Elle a compris qu’il s’agissait d’une mobilisation à caractère révolutionnaire, et elle a vigoureusement riposté en frappant avec brutalité tous ceux qu’elle rendait responsables du mouvement. Elle a révoqué des milliers de grévistes; elle a emprisonné des centaines de prolétaires. Pour troubler l’opinion elle a imaginé que la grève était le résultat d’un complot dans lequel elle a englobé au hasard 18 de nos camarades, les uns membres du Comité de la IIIe Internationale, les autres syndicalistes modérés, d’autres de tendances diverses du Parti. Les geôles sont pleines en ce moment, et elle a éprouvé en ces dernières semaines une terreur que ses journaux ne dissimulaient pas. Durant tout ce combat de classe, le plus vaste et le plus ample qu’ait jamais engagé notre classe ouvrière, le moral d’une grande majorité de travailleurs a été excellent et plein pour nous des meilleures promesses.

Mais notre bourgeoisie s’est défendue énergiquement. Elle a fait donner sa presse entière contre l’acte des ouvriers: elle a affolé le public. Malheureusement, les travailleurs en majorité lisent encore les journaux anti-ouvriers, et la masse a été influencée par les calomnies, les mensonges, les menées de l’adversaire. De même que le bloc capitaliste français avait vaincu politiquement le socialisme le 16 novembre, de même les syndicats ont été provisoirement battus il y a quelques semaines, par le gros bloc des patrons et des capitalistes solidement constitués.
Notre bourgeoisie est puissante: la guerre qui a appauvri l’Etat jusqu’à la ruine et à la menace de faillite a enrichi un grand nombre de particuliers. Le capitalisme s‘est encore concentré; et de même que le prolétariat, il a aiguisé son esprit de bataille et de défense. Il est riche, intelligent et fort. De plus, dans la classe des paysans enrichis, délivrés de leurs dettes d’avant-guerre, propriétaires de leur sol qu‘ils ont arrondi depuis cinq années, le capitalisme français a provisoirement trouvé un appui. La classe paysanne représente chez nous plus de la moitié de la population totale: nous avons donc besoin de faire le plus grand effort pour en conquérir moralement une partie appréciable, pour la détacher du bloc bourgeois auquel elle s’est agrégée, et lui faire comprendre la solidarité qui la lie malgré tout au sort des salariés de l’industrie.

Telles étaient les conditions de notre lutte de classes, telle était la situation de notre pays où la bourgeoisie se révèle comme une des plus réactionnaires de l’univers. Nous allons reprendre avec une vigueur accrue notre œuvre d‘organisation et d’action. Notre visite près de vous aura été du plus grand fait. Nous repartirons d‘ici plus décidés aux actes, réconfortés au contact de votre pure ferveur socialiste. Vous nous offrez la preuve vivante que les difficultés les plus insurmontables sont surmontées par la foi, par l’énergie sans limites, par la ténacité farouche et indomptable.

Retranscription du discours de Ludovic-Oscar Frossard au 2e Congrès de l'IC de 1920

Camarades,

Notre camarade Marcel Cachin vient de définir les conditions de l’action socialiste en France. Il me reste à examiner conformément au double mandat que nous avons reçu, le problème de l’Internationale ouvrière et socialiste, tel qu’il apparaît à notre Parti.

Le Parti socialiste français, dans le Congrès qu’il a tenu à Strasbourg, au mois de février dernier, a rompu, d’une manière définitive, avec la IIe Internationale. La décision de rupture a été votée par plus de 4200 mandats contre 337. En vertu de cette décision, toutes relations ont cessé avec le Bureau de Bruxelles et notre Parti ne sera pas représenté au Congrès de Genève.

Il est bon de rappeler que nous avions pris part, en février 1919, à la Conférence de Berne. Au Congrès, extraordinaire d’avril 1919 de notre Parti, la question de savoir si nous continuerions d’adhérer à la Seconde Internationale fut posée par notre extrême gauche. Une motion Longuet préconisant le maintien conditionné de notre adhésion obtint la majorité. Peut-être n’est-il pas inutile de reproduire les paragraphes essentiels de cette résolution. Après avoir salué comme un heureux événement la reprise du contact effectué à Berne entre les prolétaires du monde, la résolution s’exprimait dans les termes que voici : « Le Parti invite d’une façon pressante les sections, qui n’étaient pas représentées à Berne à envoyer leurs délégués au prochain Congrès international pour:

1.procéder à la direction de l’Internationale et dans les sections affiliées aux épurations nécessaires,

  1. remettre en pleine vigueur les principes de la lutte de classe et d’opposition irréductible aux gouvernements et aux Partis bourgeois,

3.orienter nettement et immédiatement l’Internationale vers la révolution sociale à l’exemple de la Russie, de la Hongrie et de l’Allemagne. »

C’est pour soutenir et faire triompher cette politique que le Parti socialiste maintient pour le moment son adhésion au P. S. L. En attendant, le Parti socialiste affirme sa volonté d’entretenir autant que les circonstances matérielles le permettent, des relations fraternelles avec l’organisation de Moscou et particulièrement les partis socialistes de Russie, d’Italie et de Suisse, qui y sont affiliés. C’est dans cet esprit que nous avons pris part, du 3 au 10 août 1919, à la Conférence de Lucerne. Nos interventions sur le statut de l’Internationale, sur le traité de paix, sur l’intervention en Russie ont toutes été inspirées de cette préoccupation dominante : orienter le socialisme international vers des fins révolutionnaires et écarter de la République des Soviets par une action vigoureuse des prolétaires du monde entier le péril de l’intervention militaire et du blocus. _

Nous devons à la vérité de dire que nos efforts n’ont pas été couronnés de succès. Malgré notre désir d’unité, il nous est apparu que la Seconde Internationale, ravagée par la guerre, affaiblie plus encore peut-être par la collaboration ministérielle avec la bourgeoisie pratiquée par un nombre important de ses sections, ne correspondait pas à la situation révolutionnaire mondiale. Le prolétariat socialiste a besoin d’une Internationale d’action. L’expérience a montré que l’accord sur un ensemble de doctrines ne suffit pas s’il ne s’accompagne d’un accord aussi étroit sur les directions générales de l’activité socialiste, si pratiquement la propagande et l’organisation socialistes ne s’exercent suivant une méthode et dans un sens déterminé rigoureusement par l’Internationale elle-même, enfin si les résolutions délibérées par l’Internationale exempte de toute équivoque ne deviennent contraignantes pour toutes les sections.

C’est pourquoi le Parti socialiste français, ayant définitivement condamné pour sa part toute collaboration sous quelque forme que ce soit avec la bourgeoisie, résolu à maintenir son action sur le terrain solide de la lutte de classes, ne pouvait continuer son adhésion à une Internationale de plus en plus infidèle à ses principes et rendue impuissante par ses abdications successives. Notre congrès national de Strasbourg a donc été saisi de l’ensemble du problème. Il s’est prononcé dans les conditions que j’ai rappelées au début de ce bref, historique. Il a quitté la Seconde Internationale. Puis, par 3000 mandats environ contre 1600, il a écarté une proposition d’adhésion immédiate et sans conditions à l’Internationale Communiste.

La résolution adoptée par le Congrès de Strasbourg ne saurait cependant être considérée, en aucune façon, comme une démonstration d’hostilité à l’égard de la Ille Internationale. Son objet essentiel est de faciliter le regroupement des forces socialistes révolutionnaires actuellement dispersées. Elle proclame que c’est autour de l’Internationale Communiste que ce regroupement doit s’opérer. Elle y accepte les déclarations fondamentales non du bout des lèvres, mais comme une règle d’action vivante. Elle proclame en particulier la nécessité de condamner les collaborations de toute nature avec la bourgeoisie. Elle affirme que la thèse de la dictature du prolétariat est à la base de toute conception révolutionnaire. Par conséquent, entre le Parti socialiste français et la Ill e Internationale il n’y a théoriquement aucune divergence essentielle. Si nous sommes ici, c’est précisément en vertu du mandat que nous a donné le Congrès de Strasbourg. Tandis qu’en effet il décidait de cesser toutes relations avec la Seconde Internationale, il invitait notre Commission Administrative permanente à entrer sans délai en négociations avec les organismes qualifiés de la IIIe. Il nous faut vous dire maintenant en toute franchise et dans l’esprit le plus fraternel les raisons qui ont fait hésiter jusqu’à présent notre Parti à transformer l’adhésion de principe qu’il vous a donnée en une adhésion effective à l’organisation elle-même.

La Troisième Internationale réunit en son sein un nombre important de Partis ou de fractions de Partis. Il lui manque encore la collaboration de grands partis animés de l’esprit révolutionnaire le plus ardent. Les uns, comme le Parti Indépendant d’Allemagne, le Parti Américain, l’Independent Labour Party d’Angleterre, le Parti Suisse, le nôtre ont déjà rompu avec la Seconde Internationale. Ils sont de cœur avec vous. Ils, ont pour la Révolution soviétique qui est l’âme de l’Internationale nouvelle, l’admiration la plus vive et la plus passionnée. Les autres, comme le Parti socialiste espagnol, ne tardent pas à suivre leur exemple. Qu’ils viennent à vous, et voilà l’Internationale que vous avez fondée, devenue représentative du prolétariat socialiste de tous les pays.

Le Parti socialiste français considère que ce but serait plus facilement atteint si ces partis étaient admis à débattre avec vous certaines modalités de tactique, sur lesquelles ils ont besoin d’obtenir des apaisements. Il pense par exemple que, dans l’intérêt même de la Révolution socialiste il doit s’attacher à agir en plein accord avec les organismes ouvriers existants, syndicats et coopératives et que l’adaptation de ces organismes au milieu économique doit constituer un des moyens fondamentaux de la transformation révolutionnaire. Le mouvement syndical français, se développe en pleine autonomie. Il échappe à l’influence du Parti socialiste. On peut le regretter. C’est, dans tous les cas, un fait que nous n’avons pas le droit de négliger. Notre C. G. T. compte plus de deux millions et demi d’adhérents. Elle a son originalité propre. Elle est jalouse de son indépendance. Il faut que nous en tenions compte si nous voulons avoir avec elle des relations de bonne harmonie sans lesquelles, en France, aucune action de masses n’est possible. Elle ne fera pas la Révolution sans nous. Nous ne la ferons pas sans elle. L’exercice du pouvoir prolétarien, chez nous, ne se conçoit que par l’accord réalisé sur des bases d’égalité entre la C. G. T. et le Parti. C’est dire que l’institution des conseils d’ouvriers et de paysans dans notre pays, se réaliserait difficilement en dehors des organisations syndicales et qu’elle devrait, le cas échéant, être adaptée aux conditions de la lutte ouvrière en France.

Sur ce point nous savons déjà que la pensée du Parti est identique à celle qu’ont exprimée à maintes reprises les hommes les plus représentatifs de la République des Soviets. Nous sommes d’accord avec eux. Nous le sommes aussi, pensons-nous, avec la Ille Internationale. Voilà la première question que nous nous permettons de vous poser au nom de notre Parti.

Il en est une autre. Nous ne devons point vous dissimuler que le Parti socialiste français a été fortement ému des excommunications prononcées contre certains de ses membres à la fois par des représentants qualifiés de la Ille internationale, et par des bureaux auxiliaires qui la représentaient jusqu’à ces derniers temps dans l’Europe occidentale. Il ne s’agit pas de savoir, nous tenons à le préciser, si les jugements portés sur certains des nôtres sont légitimes. Nous ne voulons pas entrer dans un débat de cette sorte. C’est une affaire de discipline intérieure qu’il appartient à notre Parti de régler souverainement. I1 a montré du reste, dans une circonstance récente qu’il savait exiger des siens le respect de sa charte constitutive et de ses résolutions de Congrès. Mais il ne saurait accepter, sans se diminuer gravement, que des exclusions lui fussent imposées du dehors. S’il donne son adhésion à une organisation internationale, c’est sous la réserve qu’il pourra y entrer avec toutes ses fédérations et sections, qu’il lui sera fait confiance enfin pour que les engagements par lui contractés du fait de son adhésion, lient tous ses militants.

Une dernière question. Nous avions émis l’idée d’une conférence en vue de grouper finalement, avec les partis constituant la IIIe Internationale, tous les partis résolus à maintenir leur action sur la bases des principes du socialisme. Nos camarades indépendants d’Allemagne, avec lesquels nous sommes en parfaite harmonie de pensée, suggéraient que l’initiative de cette conférence soit prise par la IIIe Internationale. Nous l’eussions acceptée avec empressement. Mais voici qu’est convoqué pour le 1er juillet prochain le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste. La proposition des Indépendants ne semble plus pouvoir être retenue, du moins dans sa forme première. Mais peut-être ceux des partis socialistes qui se trouvent présentement en marge des deux Internationales et disposés à venir à la vôtre suivraient-ils volontiers les délibérations de votre Congrès. Ils sont avec vous dans l’action. Pour qu’ils le soient dans l’organisation, sans doute suffit-il que les malentendus se dissipent, que les difficultés secondaires disparaissent. Le Congrès peut beaucoup pour cela. Les admettriez-vous, à titre consultatif, à vos assises?

Nous croyons que cette prise de contact aurait les conséquences les plus heureuses. Dans notre intérêt commun nous exprimons le vœu qu’elle soit rendue possible. Telles sont, camarades, les préoccupations dont le Parti socialiste français nous a chargés de nous faire l’écho devant vous. Nous accomplissons notre mandat en toute cordialité socialiste, avec le désir passionné de travailler à cette unité du socialisme révolutionnaire mondial dont la nécessité est aujourd’hui plus évidente que jamais. La bourgeoisie, partout étroitement solidaire, mène rudement la lutte contre le socialisme. L’issue de cette lutte ne sera pas douteuse le jour où nous aurons contre l’ennemi commun réalisé le front unique. C’est dans ce but que nous sommes ici. Aidez-nous!

La déclaration commune qu’ils adressent au congrès atteste d’une volonté manifeste de prendre en compte les critiques qui ont été faites au parti français. Ils annoncent qu’ils exigeront la convocation d’un congrès extraordinaire pour faire connaître les résolutions du Congrès de l’International, mettre en accord les actes du parti avec ses analyses et unir leurs efforts afin que le Parti socialiste français adhère à la IIIe Internationale. La remarque finale du Journal les Izvestia – ajoutée par la rédaction du Bulletin communiste édité par le Comité pour l’adhésion à la 3e Internationale – est significative de la méfiance des dirigeants russes à l’égard des socialistes français.

Déclaration de Cachin et Frossard devant le Comité exécutif

La lettre de Zinoviev et du Comité exécutif transmise quelques mois plus tard au Congrès socialiste réuni à Tours en 1920 atteste de la permanence de cette suspicion focalisée sur la personne de Longuet. Si le soutien à la motion commune de Frossard, Cachin, Loriot et Souvarine est manifeste, la critique de la motion de Faure et Longuet est sans ambiguïté. Il s’agit d’empêcher toute alliance élargie et de nouveaux compromis au cours du Congrès. De fait, l’alliance de compromis réalisée entre le Centre incarné par Cachin et Frossard avec Loriot, Souvarine et Vaillant Couturier constitue déjà un bloc majoritaire suffisant pour assurer une majorité confortable aux tenants de l’adhésion sans être obligés d’envisager un accord avec la motion Longuet. Le déroulement du Congrès va confirmer ce scénario qui de fait a donc été progressivement écrit plusieurs mois avant décembre 1920

Lettre de Zinoviev au nom du CE de l’IC au parti socialiste en congrès à Tours le 24 décembre 1920