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Carte postale du SRI pour Sacco et Vanzetti, 1927. AN, F/7/13109.

Par Corentin Lahu

Au milieu de l’été 1927, le monde entier est suspendu à l’attente de l’exécution de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes d’origine italienne condamnés à mort aux États-Unis six ans plus tôt. Accusés de meurtre lors d’un braquage qui a mal tourné, ils ne cessent pourtant de clamer leur innocence et de réclamer, en vain, la révision de leur procès. Le calvaire enduré par ces deux hommes a généré un élan de solidarité d’une ampleur exceptionnelle, qui s’est propagé sur tous les continents et a mobilisé des millions de personnes.

En France, la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti est animée depuis 1921 par les communistes et les anarchistes qui, d’abord ensemble puis séparément, tentent d’alerter l’opinion publique. Côté communiste, le Secours rouge international (SRI) est à la manœuvre et multiplie à partir de 1924 les initiatives de solidarité : meetings, manifestations, diffusions de tracts en anglais auprès des touristes américains, télégrammes de protestation adressés à la Maison-Blanche, délégations auprès de l’ambassade…

Affiche du Comité d’action (CGTU, Syndicats autonomes, SRI) pour un meeting à Marseille, 1926. AD13, 8Fi 593 2.


Le secrétaire du SRI Marcel Cordier, à la tribune d’un meeting au Cirque de Paris le 26 juillet 1926, fait adopter un ordre du jour du SRI en faveur de Sacco et Vanzetti. Agence Rol/BNF (Gallica).

L’interminable attente de l’été 1927

Après plusieurs mois d’incertitudes, marqués par le rejet des ultimes recours des condamnés, la menace se fait, à l’approche de l’été 1927, de plus en plus précise. La confirmation de la date de l’exécution, d’abord programmée au 10 août, ne fait que renforcer l’indignation. Il règne alors, dans les faubourgs ouvriers de Paris, une effervescence inhabituelle. Chaque matin, on s’arrache les journaux, à l’affût des dernières dépêches provenant d’outre-Atlantique, tandis que les meetings et rassemblements en soutien aux deux condamnés font le plein.

Le Secours rouge demande aux ouvriers de jeter toutes leurs forces dans cette bataille à distance avec la puissance états-unienne :

« Quelques jours nous séparent de la date choisie par le capitalisme américain, le plus sauvage dans la répression comme il est le plus dur dans l’exploitation. Ce seront des jours de protestation, de manifestation, de lutte sans merci en faveur des accusés. Jusqu’à la dernière minute, répondant aux mots d’ordre de ses organisations politiques et économiques, le prolétariat disputera à la chaise électrique Sacco et Vanzetti »[1].

Le dimanche 7 août, des dizaines de milliers de personnes se réunissent au Bois de Vincennes, à l’appel des organisations communistes et du Comité Sacco-Vanzetti (qui regroupe les libertaires, les socialistes, la CGT et la LDH). Le lendemain, la grève générale lancée par la CGTU n’a qu’un succès limité (elle est principalement suivie chez les chauffeurs de taxi, dans le bâtiment et les PTT), mais la journée se termine à Paris par un nouveau meeting géant du SRI au Manège du Panthéon, qui affiche complet – les organisateurs doivent refouler des milliers de participants. « Malheur aux dirigeants qui auront ordonné le crime ! », lancent depuis leur cellule les dirigeants communistes détenus à la prison de la Santé.

 

Manifestation en faveur de Sacco et Vanzetti au Bois de Vincennes, en présence de Luigia Vanzetti (soeur de Bartolomeo Vanzetti), 7 août 1927. Agence Rol/BNF (Gallica).

Dans la soirée du 10 août, après de longues heures de confusion, l’exécution de Sacco et Vanzetti est ajournée et repoussée au 22. Durant ces douze jours de sursis, la mobilisation ne faiblit pas. Le lundi 22 août à midi, au lendemain d’une nouvelle démonstration de force au Pré-Saint-Gervais, une ultime délégation de 70 membres appartenant à diverses organisations ouvrières se rend devant l’ambassade des États-Unis, gardée par un important cordon policier. Seuls six délégués sont autorisés à pénétrer dans le bâtiment et rencontrent Sheldon White House, représentant de l’ambassadeur alors absent. Marcel Cordier, au nom du SRI, laisse planer la menace de représailles si le crime n’est pas empêché:

« Vous savez les raisons qui nous amènent ici. Dans quelques heures, Sacco et Vanzetti vont être électrocutés. Mais il est encore temps d’arrêter le crime. C’est pourquoi nous avons tenu à apporter au représentant du gouvernement des États-Unis l’ultime protestation de la classe ouvrière. Vous n’ignorez pas dans quel état d’indignation, ou plutôt de colère, se trouve tout le prolétariat et, en particulier, celui de la région parisienne. Si Sacco et Vanzetti sont exécutés, c’est le gouvernement américain tout entier qui en portera la responsabilité et les répercussions pourraient être graves pour vos nationaux habitant en France et pour les représentants des États-Unis à Paris. Votre situation à vous-même, au milieu de cette classe ouvrière hostile, serait difficile et de pénibles événements pourraient surgir… »[2].

Délégation communiste (conduite par le député communiste Alexandre Piquemal et le secrétaire du SRI Marcel Cordier) quittant l’ambassade des États-Unis, le 22 août 1927. Agence Rol/BNF (Gallica).

« Leur mémoire crie vengeance ! »[3] : l’explosion de colère du 23 août

Mais au matin du 23, la nouvelle tant redoutée tombe, transmise à l’aube par télégramme depuis Boston : Sacco et Vanzetti ont été exécutés dans la nuit sur la chaise électrique. Aux premières lueurs du jour, les rédactions s’affolent et tirent dans l’urgence des éditions spéciales. Celle de L’Humanité, imprimée à plus de 190 000 exemplaires, est vendue à la criée sur les boulevards et se répand à l’entrée des usines : « Électrocutés ! Le prolétariat les vengera ! ». Dans son éditorial, Paul Vaillant-Couturier évoque une « déclaration de guerre » :

« Jour de deuil et de colère. […] La justice de classe vient de tuer Sacco et Vanzetti. Parce qu’ils étaient des militants ouvriers. Parce qu’ils étaient innocents. Parce que le monde entier le criait. […] Pour les bourgeois craintifs, pour la petite épargne intellectuelle des « honnêtes gens de tous les partis », l’assassinat de ce matin peut apparaître comme « une regrettable erreur judiciaire ». Ce n’est pas une erreur judiciaire. C’est un « exemple ». Pour le prolétariat, c’est, ouvertement, UNE DÉCLARATION DE GUERRE!»[4].

Rendez-vous est donné le soir même pour manifester sur les grands boulevards parisiens. De leurs côtés, les socialistes et les anarchistes du Comité Sacco et Vanzetti appellent à protester devant l’ambassade des États-Unis. Alors qu’il est évident que les cortèges seront interdits par les autorités, la direction communiste met cependant en garde contre les provocations et insiste sur le caractère non violent, pacifiste et de recueillement que doit conserver cette démonstration.

Le soir, des incidents sont pourtant signalés dès les premiers attroupements. De violentes bagarres éclatent après les premières charges des forces de l’ordre et la manifestation tourne à l’émeute. Les cortèges se scindent et se reforment, répondant aux assauts de la police. Une barricade – la première à Paris depuis 1919 – est formée, des cafés et magasins sont saccagés, quelques coups de feu sont tirés. Le bilan de la manifestation est lourd : 114 commerces et 22 voitures endommagés, plus de 200 manifestants arrêtés et des centaines de blessés dont 230 policiers.

Dégâts après la manifestation du 23 août 1927. Agence Rol/BNF (Gallica)


Visite du ministre de l’Intérieur Albert Sarraut à un policier hospitalisé après la manifestation du 12 août 1927. Agence Rol/BNF (Gallica)

Dès le lendemain, les principaux titres de presse s’indignent et affichent leur soutien au préfet de police Jean Chiappe, qui a contenu les insurgés. On se méfie de cette « foule, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas des éléments de jugement suffisants », on y déplore la présence d’une majorité d’étrangers, avant d’en tirer des conclusions aux accents versaillais : « Paris a été, hier soir, pendant quelques heures, en butte aux exactions d’une tourbe dont il convient de le purger sans tarder »[5].

Du côté communiste, on salue au contraire l’esprit de combativité dont a fait preuve la classe ouvrière. Mais si dans un premier temps L’Humanité semble assumer les violences des manifestants – en exaltant ce « Paris ouvrier maître du pavé » –, une autre lecture de l’événement domine dans les éditions suivantes, faisant porter l’entière responsabilité des incidents sur la police. La direction du Parti communiste dénonce alors une nouvelle provocation gouvernementale, qui s’inscrit dans le tournant répressif opéré par les autorités depuis plusieurs mois, depuis que le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut a proclamé : « Le communisme, voilà l’ennemi ! »[6], lors de son discours de Constantine le 22 avril.

Dans ces circonstances jugées défavorables pour une escalade de l’affrontement et craignant de nouveaux débordements prétextes à la répression, le Bureau politique du PCF se refuse à perturber le défilé de l’American Legion le 19 septembre à Paris, comme il l’avait envisagé un temps, et se replie sur une manifestation en banlieue. Enfin, le défilé du 9 octobre à Saint-Ouen, à l’occasion du rapatriement en Europe de leurs cendres et en présence des masques mortuaires des deux martyrs, marque la fin de la mobilisation.

L’Humanité, 08 octobre 1927.

Vers le tournant « classe contre classe »

Mais au sein du PCF, des voix de plus en plus critiques s’élèvent contre la stratégie légaliste de la direction du parti. Le courant minoritaire activiste, porté par des cadres de la région parisienne et des Jeunesses Communistes, voit dans les violences du 23 août une preuve de la radicalisation à l’œuvre des masses ouvrières. Ces derniers peuvent compter sur le soutien de l’Internationale communiste, qui amorce sous l’impulsion de Staline un infléchissement majeur de sa ligne politique, en annonçant l’entrée dans une nouvelle phase de bouleversements révolutionnaires.

Le tournant à gauche du Komintern, baptisé « classe contre classe », s’impose à la section française à partir de l’automne 1927. Il ouvre alors une période de turbulences politiques, marquées par la radicalisation du discours communiste et par une brutale accélération de la répression, qui confineront le PCF à l’isolement et à la marginalisation de la scène politique durant plusieurs années.

Les violences de la manifestation pour Sacco et Vanzetti ont également frappé durablement les esprits de ses contemporains :

« À plusieurs reprises, les manifestants ont été maîtres de la rue. La foule ouvrière en deuil a imposé silence à l’internationale de la noce ».

C’est par ces mots que Léon Moussinac termine le récit de la journée du 23 août 1927, qui plante le décor de son roman Manifestation interdite[7]. Sa publication en 1935, récompensée du prix Renaudot – que l’auteur a refusé –, atteste de l’impact durable dans les mémoires de cet événement.

Carte postale du SRI pour Sacco et Vanzetti, 1927. AN, F/7/13109.


Affiche du PCF, 1927. F/7/13190.

Le soutien à Sacco et Vanzetti s’affiche en une de L’Humanité tout au long du mois d’août 1927 :

 

[1] L’Humanité, 5 août 1927.

[2] L’Humanité, 23 août 1927.

[3] Appel de la section française du SRI après l’exécution de Sacco et Vanzetti, publié dans La Correspondance internationale (24 août 1927).

[4] L’Humanité, édition spéciale du 23 août 1927.

[5] Le Petit parisien, 24 août 1927.

[6] « Oui, c’est nous l’ennemi ! », répondit le lendemain dans L’Humanité, un brin provocateur, Paul Vaillant-Couturier.

[7] Léon Moussinac, Manifestation interdite, Paris, Éditions sociales internationales, 1935 (livre réédité en 2019 aux éditions Delga).