Par Jean-Numa Ducange
De l’inspiration marxiste d’une fraction du socialisme au XIXe siècle aux « mille marxismes » en passant par la révolution d’octobre menée au nom du marxisme ou encore au « marxisme-léninisme » imposé aux partis communistes, retours sur un siècle d’histoire de la mobilisation de ces doctrines et idéologies.
Un nouveau marxisme
Lorsque naît la Section française de l’Internationale communiste à la fin de l’année 1920, la nouvelle organisation ne dispose pas d’un corps doctrinal et idéologique fixé. Le marxisme a certes inspiré une fraction du socialisme à la fin du XIXe siècle, et la SFIO unifiée en recueille l’héritage en 1905, mais bien d’autres sensibilités traversent l’organisation (proudhoniennes, républicaines, « possibilistes », etc.). La révolution d’octobre 1917 en Russie est menée au nom du marxisme ; pourtant les délégués du jeune parti français sont loin de connaître alors l’interprétation que font les bolcheviks du marxisme. Néanmoins, très tôt, dès le début des années 1920 (diffusés notamment par la « librairie de l’Humanité ») quelques textes de Marx, Engels et ceux des principaux dirigeants de la révolution bolchévique connaissent une diffusion importante.
L’ère du «marxisme-léninisme»
Avec la « bolchévisation » au milieu des années 1920, le « parti de type nouveau » doit se doter d’un corps doctrinal bien plus solide et cohérent. Peu avant la mort de Lénine, le « léninisme » fait son apparition, et bientôt les Soviétiques prônent le « marxisme-léninisme » qui doit s’imposer à tous les partis communistes du monde. Staline, à partir de quelques formules lapidaires, résume à grands traits ce « marxisme-léninisme » dans plusieurs de ses textes (D’abord les questions du léninisme de 1924 puis quelques années plus tard une série de textes regroupés en deux volumes, Les principes du léninisme), qui sert d’instrument à la lutte contre ceux qui dévient de la ligne, notamment les « trotskystes », réels ou imaginaires. On parlera même parfois, jusqu’à la mort de Staline de « marxisme-léninisme-stalinisme ». Un important effort éditorial, notamment la forme de brochures, accompagne ce mouvement.
Ce « marxisme-léninisme » fournit des éléments pour comprendre le monde à un large milieu militant ; dogmatique, parfois à outrance, il permet néanmoins d’offrir à un large public populaire des clefs d’explication du monde, avec une forte dimension messianique. Il est enseigné à tous les niveaux dans le PCF, notamment dans ses écoles de formation, jusqu’aux années 1970.
Critiques et décomposition du marxisme-léninisme
Après la mort de Staline, l’ancien dirigeant suprême de l’URSS disparaît progressivement des références ; le marxisme-léninisme demeure en vigueur au PCF, mais les citations de Staline se font de plus en plus rares. Dans les années 1960, le marxisme connaît un regain d’intérêt et une vivacité qui, pour une part, s’exprime hors des réseaux militants et intellectuels du PCF. Des trotskystes aux marxistes-léninistes pro-chinois, le marxisme du PCF est largement critiqué et contesté, lui faisant perdre son magistère (qui était resté relatif, la SFIO se revendiquant elle aussi d’un marxisme ancré dans l’histoire républicaine) en la matière. En 1968, le PCF désapprouve l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie et prend dans les années suivantes une certaine distance à l’égard de l’interprétation la plus rigide du marxisme soviétique. En 1976, au XXIIe congrès le concept de « dictature de prolétariat » est abandonné, prélude au congrès suivant qui, en 1979, procède à l’abandon de la référence au « marxisme-léninisme » bien que Marx, Engels et Lénine demeurent des autorités intellectuelles et politiques revendiquées.
«Mille marxismes»
Dans les années 1980, dans les différents courants du PCF, le marxisme reste une référence essentielle et il faut attendre l’effondrement du système soviétique pour que l’on observe une réelle dissociation entre marxisme et léninisme, ou plutôt entre Marx, Engels d’une part et Lénine d’autre part ; la revendication de l’œuvre de ce dernier devient désormais essentiellement l’apanage des courants orthodoxes, hostiles au nouveau secrétaire général à partir de 1994, Robert Hue. Ce dernier impulse à son arrivée l’abandon du centralisme démocratique d’origine bolchevique. Les dernières traces de léninisme semblent vouées à la disparition. En revanche, la réflexion sur Marx se poursuit : si le marxisme à proprement parler n’est plus guère revendiqué, l’œuvre de Marx rencontre toujours un certain écho et demeure un point de repère dans le milieu militant (exemple révélateur de la création d’ « Espaces Marx » qui succède à « l’Institut de recherches marxistes » en 1995-1996). Nombre d’intellectuels dans le sillage du PCF participent à l’essor de ce que le philosophe André Tosel appelle les « mille marxismes ». Depuis lors, comme en témoigne le bicentenaire de Marx en 2018, Marx et les marxismes continuent à être revendiqués par le PCF et sa mouvance.
Bibliographie
Pour l’étude du marxisme, Paris, Bureau d’éditions (« Les éléments du communisme »), 1936, 108 p.
« Le marxisme dans l’université », Groupe de travail marxiste-léniniste de la banlieue ouest (1968 ; fonds Patrick Kessel)
Nikolaï Boukharine, Lénine Marxiste, Librairie de l’Humanité, 1925.
Marc Bruyère, « Renonçons à la référence à la dictature du prolétariat », Cahiers du communisme, février-mars 1976 (spécial 22e congrès du PCF), p. 105-107.
Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Librairie de l’Humanité, 1922.
Albert Mathiez, Le Bolchevisme et le Jacobinisme, Librairie du Parti socialiste et de l’Humanité,1920.
Charles Rappoport, Précis du communisme, Librairie de l’Humanité, 1921.
David Riazanov (ed.), Karl Marx. Homme, penseur et révolutionnaire, Paris, Éditions sociales internationales, 1928.
Staline, Le Léninisme théorique et pratique, Librairie de l’Humanité, 1924.