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Les 6 et 7 janvier 1923 se tient à Essen, en Allemagne, une conférence internationale réunissant des représentants de sept partis communistes d’Europe et d’organisations syndicales « rouges ». Son objectif est de coordonner leur action pour s’opposer aux « visées impérialistes » de la France, qui s’apprête à envoyer ses troupes dans le bassin de la Ruhr, principale région industrielle de l’Allemagne, pour la contraindre à payer les réparations de guerre imposées par le Traité de Versailles. La conférence se conclut par cet appel lancé aux peuples d’Europe. 

Retranscription de l'appel

Travailleurs de la ville et des champs

La Conférence de Paris, tenue par les dirigeants de France, d’Angleterre, d’Italie, de Belgique, et d’où devait sortir un « règlement définitif » de la paix de Versailles, a été rompue sans aucun résultat. Quatre ans après la fin de l’effroyable guerre mondiale, trois ans après le traité de brigands conclu à Versailles, les hommes d’État au pouvoir se trouvent perplexes et impuissants devant les ruines de leur œuvre démente.

Sur quelles bases reposait le traité de Versailles ? Il devait faire peser les charges de la guerre et les frais de la reconstruction capitaliste sur les États vaincus et d’abord sur l’Allemagne. Contrairement au désir ardent des masses laborieuses vers une paix « sans annexions ni indemnités », ils forgèrent une paix de rapine et d’extorsion, une paix de violence et de haine.

Quel en est le résultat ? La décomposition croissante chez les vaincus comme chez les vainqueurs, l’impossibilité de restaurer l’économie mondiale, la paupérisation des larges couches populaires, les rivalités accrues entre les différents groupes d’États, et le danger toujours plus proche d’un nouvel incendie mondial encore plus terrible.

La faillite du traité de Versailles est définitive et même les hommes d’État français, ses défenseurs les plus opiniâtres, sont contraints de reconnaître que dans le cas le plus favorable, l’Allemagne pendant une certaine période, ne pourra payer qu’une partie du tribut de guerre qui lui est imposé, et qu’il faut lui accorder un moratoire au moins prolongé. Ainsi les innombrables Conférences des Gouvernements, des financiers et des experts sont restées vaines ; vaines aussi les menaces et les représailles, vaine la famine et l’exploitation jusqu’au sang des ouvriers allemands, vaines la patience et l’espérance des masses travailleuses déçues dans les États de l’Entente.

Ouvriers, employés, petits fonctionnaires et paysans d’Allemagne !

Vous avez dû supporter toutes les charges et toutes les souffrances de la politique « d’exécution », tandis que les capitalistes allemands ont su s’enrichir de la ruine générale, transformant tout acte de réparation, chaque chute du mark et la banqueroute financière de l’Empire en une source de profits inouïs pour eux-mêmes. À vous les salaires de coolies, les journées de travail prolongées, les impôts écrasants, la famine et la cherté de la vie ; pour eux les gros dividendes, un luxe provoquant, une vaste concentration de puissance et une véritable exemption de tout impôt.

Ouvriers, artisans et paysans de France,

La dépréciation du franc vous ravira votre petit bien péniblement épargné. La politique des sanctions vous pousse à de nouvelles aventures guerrières. Vos fils seront encore arrachés à leur travail, à leur foyer, revêtus de l’uniforme, et ils devront verser leur sang pour l’impérialisme français.

Ouvriers et ouvrières d’Angleterre !

La bourgeoisie vous exprime sa gratitude par de continuelles réductions de salaire, par l’abaissement de votre niveau d’existence, par un chômage effrayant qui frappe deux millions d’entre vous.

Travailleurs de Tchécoslovaquie !

Un chômage intense, le renchérissement de la vie, voilà le salaire que vos capitalistes vous ont réservé !

Prolétaires d’Italie !

Les meurtriers assassinent traîtreusement vos meilleurs combattants, saccagent vos maisons du Peuple, détruisent, vos organisations. Le gouvernement fasciste vous enlève la journée de huit heures et vous fait cadeau de l’impôt sur les salaires !

Travailleurs de tous les pays !

La guerre impérialiste vous a jetés dans les tranchées, elle a tué et mutilé le meilleur de votre jeunesse, ravagé la santé de vos épouses, la paix impérialiste achève de vous dévorer et vous livre au chômage, à la sous-alimentation et à l’esclavage. Vous, les producteurs de tous les pays, vous êtes les véritables vaincus, vaincus par la guerre et vaincus par la paix.

Mais les sacrifices, les souffrances et les dangers seront encore plus grands si vous abandonnez la liquidation du pacte infâme, qui vient de faire faillite à Paris, aux coupables de la guerre impérialiste, aux fauteurs de la paix impérialiste, aux auteurs et profiteurs de la décomposition du monde, c’est-à-dire à vos classes dirigeantes.

La France de Millerand et de Poincaré, la France des ploutocrates se tient aux portes de la Ruhr la main sur ce « gage », pour prélever sa « livre de chair » sur le corps du débiteur.

L’Angleterre capitaliste craint l’union du minerai français et du charbon allemand, que celle-ci se réalise par la force, par une entente, ou par les deux à la fois. Elle y voit une menace pour sa domination, car elle voudrait faire de l’Allemagne un débouché pour les marchandises anglaises, une simple colonie de l’Angleterre. Mais elle n’a pas les mains libres, par suite de la querelle ouverte autour du butin turc. L’Amérique, le pays capitaliste le plus puissant se tient en arrière pour intervenir dans l’intérêt de son exportation et avant tout de la vente de ses produits agricoles.

Entre la France, l’Angleterre et l’Amérique, l’Allemagne de Cuno, Stinnes et consorts, hésite à qui elle doit livrer, avec le moindre dommage et le plus grand profit pour elle-même la chair de ses masses travailleuses. Elle n’hésite nullement dans sa détermination de livrer le peuple travailleur d’Allemagne à une exploitation renforcée contraire, elle s’efforce d’augmenter le plus possible l’exploitation, l’asservissement et la paupérisation des employés et des ouvriers allemands.

Peuple ouvrier d’Europe !

L’occupation de la Ruhr signifie une guerre nouvelle, même si du côté allemand ne se trouve pas une force armée prête à la résistance ; elle accentuera les antagonismes entre les différents États, elle exaspéra et enflammera les passions nationalistes. Des deux côtés de la frontière, elle va déchaîner la réaction la plus extrême et frayer la route à toutes les formes du fascisme. Elle crée de nouveaux germes de guerre internationale. Et avant tout, quelle que soit la solution découverte par les forbans capitalistes, elle aboutit fatalement à ce résultat : les masses laborieuses devront consacrer à leur travail des efforts prolongés et plus tendus, elles devront payer plus d’impôts, manger moins, et se tenir prêtes à être conduites de nouveau à la boucherie.

Travailleurs !

Vous seuls pouvez vous opposer au danger menaçant et aux souffrances imminentes, et cela ne vous sera possible que si, par-dessus les frontières des pays et les cadres des partis, vous formez un front défensif commun et si vous opposez à l’offensive unie de la bourgeoisie une défensive unie des masses laborieuses fraternellement alliées.

Travailleurs de France, de Belgique, d’Angleterre, d’Allemagne, de Tchécoslovaquie et d’Italie, unissez-vous au cri de :

À bas la paix de rapine de Versailles !

Guerre aux guerres impérialistes !

À bas les sanctions et les réparations des gouvernements capitalistes !

Unissez-vous pour rejeter toutes les charges de la guerre et tous les frais de la reconstruction économique sur les épaules des capitalistes, les vrais coupables de la guerre.

Travailleurs de France,

Élevez ensemble et avec force votre voix contre l’occupation du bassin de la Ruhr, contre toute tentative du démembrement de l’Allemagne, contre l’exploitation des ouvriers français et allemands par les capitalistes allemand et français réunis. Opposez-vous au flot nationaliste, luttez pour le retrait immédiat des troupes des régions occupées. Luttez pour obtenir la plus forte taxation des fortunes capitaliste en vue du payement des dettes de guerre et de la restauration des régions dévastées. Organisez sans délai la Résistance dans tous les ateliers, dans toutes les usines, dans toutes les mines, dans les bureaux et dans les champs.

Dites à vos frères et à vos fils en uniforme qu’en combattant pour l’asservissement des ouvriers allemands, ils combattront pour leur propre esclavage.

Travailleurs allemands !

Votre ennemi n’est ni le soldat, ni l’ouvrier, ni le petit paysan français, qui comme vous sont des exploités et des victimes de la bourgeoisie. Votre ennemi commun, c’est le capitalisme allemand et le capitalisme français. Votre devoir urgent, c’est la lutte contre la bourgeoisie de votre pays, qu’elle soit aryenne ou juive. Vos bourgeois sont en ce moment même occupés à réaliser leur entente de classe avec leurs frères de France, pour museler partout le prolétariat. Tant que le prolétariat international n’aura pas déchiré le traité de Versailles, forcez votre bourgeoisie à s’imposer pour vous décharger du fardeau des réparations. Introduisez de haute lutte le contrôle de la production, des banques, du prix des marchandises, par la formation de Comités de contrôle par les ouvriers, les employés et les petits paysans. Constituez au moyen du Gouvernement ouvrier, le pouvoir centralisé d’État, qui, appuyé par vos organes de classe, réalisera vos revendications.

Opposez au nationalisme phraseur des soi-disant socialistes nationaux et de leurs alliés des partis teutons, la solidarité internationale et la lutte en commun de tous les travailleurs contre la bourgeoisie internationale. Seule la solidarité internationale des travailleurs peut sauver la nation allemande et son avenir comme membre de la grande famille des peuples réunis dans la Fédération des Républiques ouvrières de l’Europe et du monde.

Ouvriers d’Europe !

Les partis communistes et les syndicats rouges déclarent franchement et nettement ce qu’ils ont affirmé toujours : ils sont prêts à combattre en commun avec toutes les organisations ouvrières pour la défense commune contre les menaces et les dangers de l’offensive capitaliste et d’une nouvelle guerre mondiale.

Masses laborieuses de tous les pays !

Forcez aujourd’hui même tous les chefs, même ceux qui ont jusqu’alors soutenu leur bourgeoisie, à lutter contre les capitalistes et à ne pas s’opposer à la formation du front unique du prolétariat en bataille.

Travailleurs !

Le danger qui vous menace est imminent et gigantesque. L’heure presse. À l’oeuvre, au combat, pour la défense commune.

 

Essen, le 7 janvier 1923.

L’Humanité, 10 janvier 1923.

 

La Correspondance internationale, n°39, 8 janvier 1923.