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European Union, 2024, CC BY 4.0 (Lampedusa, Italie, 17 septembre 2023)

Giorgia Bulli
Chercheuse au département de sciences politiques et sociales de l’université de Florence (Italie)
Texte de l’intervention à la table ronde organisée le 22 mars 2024, « Quand l’extrême droite participe au pouvoir. Le Cas de la Pologne, de l’Italie et des pays nordiques », dans le cadre du cycle « Les extrêmes droites en Europe. Etat des lieux et perspectives ».

 

Le premier élément à souligner concernant l’extrême droite au pouvoir est celui de la continuité. Dans le paysage politique européen, l’Italie a été l’un des premiers pays à permettre la présence d’un parti directement lié à la tradition néo-fasciste dans les coalitions gouvernementales. Cela s’est produit à partir du début des années 1990. La coalition de centre droit inaugurée par Silvio Berlusconi en 1994 comprenait, outre Forza Italia, le parti populiste régionaliste Lega Nord et le parti Mouvement social italien (MSI)/Alleanza Nazionale qui, en 1995, abandonnera définitivement le nom historique de parti néo-fasciste pour prendre celui d’Alleanza Nazionale. Giorgia Meloni a alors 18 ans. Elle avait rejoint le Fronte della Gioventù, la formation de jeunesse du MSI, trois ans plus tôt et, un an plus tard, elle deviendrait la dirigeante nationale de l’Azione Studentesca, le mouvement étudiant d’Alleanza Nazionale. Dans la coalition de centre droit de l’époque, Alleanza Nazionale jouait le rôle de partenaire junior. Il était très difficile de prévoir que trente ans plus tard, le parti situé à l’extrême droite du système politique italien deviendrait l’épine dorsale de la coalition. L’actuel parti Fratelli d’Italia (FDI) est en fait un descendant direct d’Alleanza Nazionale.

Continuité et stabilité des coalitions de centre droit avec l’extrême droite. L’Italie précurseur

L’Italie peut donc être considérée comme un précurseur dans le paysage européen. D’autres pays ont, au fil du temps, respecté le principe du « cordon sanitaire » consistant à empêcher les partis d’extrême droite de participer au gouvernement central et local. En Italie, ce n’est pas le cas. C’est plutôt le contraire qui s’est produit. La conséquence en est que la configuration actuelle de la droite au pouvoir reflète deux éléments principaux.  

Le premier élément est celui de la continuité. La présence répétée de coalitions de centre droit au gouvernement en Italie (1994-1995 ; 2001-2006 ; 2008-2012 ; 2022-aujourd’hui) a permis d’établir des bases assez solides pour des politiques telles que les politiques actuelles, qui caractérisent le profil de l’élaboration des politiques gouvernementales. Je reviendrai sur ce point dans un instant. Mais il suffit de dire que la loi sur l’immigration actuellement en vigueur en Italie – la loi 189 de 2002 – malgré plusieurs amendements au fil du temps, porte toujours les noms de ses deux premiers signataires : Umberto Bossi, alors leader de la Ligue du Nord, et Gianfranco Fini, alors leader de l’Alleanza Nazionale. La responsabilité des politiques qui caractérisent le plus clairement la ligne de front des gouvernements populistes radicaux de droite (immigration, restriction des droits civiques, politiques d’ordre public, euroscepticisme) a été, au fil du temps, répartie de manière variable entre les composantes des coalitions de centre droit. Il ne fait toutefois aucun doute que la continuité a été un élément important pour comprendre la situation actuelle.

Le deuxième élément est celui d’une relative stabilitédans la composition des coalitions de centre droit, du moins du point de vue du nombre et du profil idéologique des partis qui les composent. La stabilité de la composition des coalitions de centre droit est d’une importance fondamentale pour comprendre l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni. Contrairement au camp de centre gauche, qui connaît constamment des ruptures et des recompositions, les partis de centre droit se sont presque toujours présentés en coalition avec la même formation. Bien sûr, les rapports de force ont évolué au fil du temps. Une seule fois, grâce à un succès sans précédent de la Ligue, le parti de Salvini a « trahi » la coalition et formé un gouvernement avec le parti populiste Mouvement 5 étoiles. À cette occasion, c’est Giorgia Meloni elle-même qui avait demandé à plusieurs reprises, lors de la campagne électorale de 2018, que les partis de la coalition restent fidèles au camp traditionnel du centre droit. La courte durée du gouvernement Lega-Movimento Cinque Stelle (1 an et trois mois) lui a donné raison, et sa constance a été récompensée par l’électorat.

Ces éléments de continuité et de stabilité qui se rapportent au passé sont essentiels pour comprendre comment une coalition qui est tout sauf stable a réussi en l’espace de quelques mois à imprimer au système politique italien et à la société italienne un caractère si résolument orienté vers un conservatisme traditionaliste et, d’une certaine manière, réactionnaire.

Les effets sur l’élaboration des politiques

Du décret Cutro au protocole avec l’Albanie : d’importants reculs dans les politiques de migration et d’asile

Au cours du premier semestre, le gouvernement Meloni s’est caractérisé par des reculs dans les politiques de migration et d’asile, avec une hostilité particulière à l’égard des organisations d’aide aux migrants et de sauvetage en mer. Nous pouvons citer deux exemples paradigmatiques.

Le premier est le décret Cutro[1] du nom de l’endroit où, en février 2023, un bateau en provenance de Turquie avec environ 200 personnes à bord s’est brisé en deux à quelques mètres du rivage. Il y a eu 94 victimes. Ce décret restreint fortement la protection spéciale (l’un des moyens actuels d’accorder l’asile aux étrangers présents sur le territoire italien), ce qui a pour effet de porter atteinte aux droits des demandeurs d’asile et risque d’entraîner une augmentation des migrants en situation irrégulière sur le territoire. Il renforce également le réseau des CPR (centres de séjour temporaire), qui sont des lieux de détention pour les citoyens étrangers en attente de l’exécution d’un ordre d’expulsion. Ces derniers mois, deux de ces centres à Milan et Potenza se sont retrouvés au centre d’enquêtes pour les traitements inhumains et dégradants réservés aux migrants, qui peuvent y être détenus jusqu’à 18 mois. En ce qui concerne la tragédie de Cutro, il convient de noter que Giorgia Meloni ne s’est pas rendue sur les lieux de la tragédie et n’a pas rencontré les victimes. En revanche, elle a organisé un Conseil des ministres extraordinaire, qui s’est tenu une dizaine de jours après la tragédie.

Le deuxième exemple est celui de la conclusion d’un protocole entre le gouvernement italien et le gouvernement albanaisqui « reconnaît le droit de l’Italie à utiliser – selon les critères établis par le protocole – certaines zones, accordées gratuitement pour la durée du protocole, pour la construction d’installations destinées à effectuer les procédures frontalières ou le rapatriement des migrants qui n’ont pas le droit d’entrer et de séjourner sur le territoire italien »[2]. Il s’agit en fait d’une externalisation des procédures de demande d’asile par la construction d’installations pour les procédures d’entrée et pour la vérification des conditions de reconnaissance de la protection internationale et pour le rapatriement des migrants qui n’ont pas le droit d’entrer et de séjourner sur le territoire italien. L’accord conclu en novembre 2023 prévoit la construction de deux centres en Albanie pour le traitement des arrivées de migrants et de demandeurs d’asile. Bien qu’il n’ait pas encore été mis en œuvre, ce protocole a soulevé d’importantes questions parmi les organisations de défense des droits humains quant à sa compatibilité avec le droit international et européen en matière d’asile et de migration[3]. Il s’agit du premier exemple d’un pays non membre de l’Union européenne acceptant des migrants au nom d’une nation de l’UE, et il s’inscrit dans le cadre d’une campagne européenne de répression de l’immigration irrégulière qui a alimenté la montée de la popularité de l’extrême droite. Ce n’est pas une coïncidence si un parti comme la CSU (Union chrétienne-sociale) en Allemagne s’est récemment prononcé en faveur du modèle italien et a déclaré qu’il l’étudiait avec grand intérêt.

La loi et l’ordre

Un autre trait distinctif du gouvernement Meloni relève du profil de droite radicale typique de Law and Order. Ce n’est pas une coïncidence si l’une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement a été un décret controversé visant à décourager les « rassemblements illégaux » (rave parties). Il s’agissait en quelque sorte d’un signal sur l’attitude générale que l’exécutif adopterait sur les questions de sécurité. L’accent mis par le gouvernement sur la loi et l’ordre a ensuite été constant. Là encore, deux exemples peuvent être utiles.

Le premier exemple est le décret Caivano (septembre 2023). Ce décret a été pris à la suite de la vague d’émotion générée dans l’opinion publique par de graves crimes impliquant des mineurs, en particulier des violences sexuelles contre d’autres mineurs, commis dans la municipalité de Caivano, une ville métropolitaine de Naples. Il est à noter que, contrairement à la tragédie de Cutro dans laquelle 94 migrants ont perdu la vie, la Première ministre s’est rapidement rendue sur place à la suite des événements violents. Le décret Caivano, en plus de prévoir une série de mesures visant à prévenir l’abandon scolaire et la violence chez les jeunes, a élargi le champ du contrôle pénal et policier dans une fonction préventive, ce qui a suscité de vives critiques de la part des opérateurs institutionnels et du secteur tertiaire.

Le deuxième exemple est l’approbation de ce que l’on appelle le « paquet sécurité », qui consiste en trois décrets-lois réglementant un certain nombre d’aspects : protection accrue de la police en cas de violence et de comportement offensant ; port d’armes privées pour la police ; nouveau délit contre les émeutes dans les prisons ; lutte contre le squat et procédures plus rapides ; sanctions plus sévères pour ceux qui escroquent les personnes âgées ; mesures contre le vol à la tire et la mendicité des enfants ; exécution des peines dans le cas des mères détenues ; mesures contre les barrages routiers ; renouvellement des contrats avec les forces de police : adaptation des effectifs de l’armée.

Droits civils

Le gouvernement Meloni se caractérise par des reculs décisifs dans la lutte contre la discrimination à l’égard de la communauté LGBT+, l’absence persistante d’une loi contre les crimes de haine et une diminution des protections pour les familles homoparentales. En plus de cette liste déjà longue, il faut mentionner les attaques contre la liberté d’expression, comme le montre clairement l’usage de la violence par la police lors de manifestations pacifistes d’étudiants et pour l’appel à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza.

Réformes institutionnelles

En termes de réformes institutionnelles, le gouvernement Meloni s’est fixé deux objectifs principaux. Le premier concerne le projet de loi d’initiative gouvernementale sur la mise en œuvre de l’autonomie différenciée des régions à statut ordinaire. Ce projet de loi vise à définir les principes généraux de l’attribution aux régions à statut ordinaire d’autres formes et conditions spéciales d’autonomie, ainsi que les procédures d’approbation des accords conclus entre l’État et les régions concernées. Jusqu’à présent, la Lombardie, la Vénétie et l’Émilie-Romagne, qui sont peut-être les trois régions les plus riches du pays, ont revendiqué une plus grande importance administrative. Le droit a toujours été très cher à la Ligue.

Le deuxième objectif est l’adoption de la réforme introduisant le « premierat », définie par Giorgia Meloni comme « la mère de toutes les réformes ». Le projet de loi prévoit l’élection du Premier ministre au suffrage universel lors d’un vote populaire spécial qui a lieu en même temps que les élections pour les chambres du Parlement sur le même bulletin de vote ; le renforcement de la stabilité gouvernementale avec un mandat du Premier ministre fixé à cinq ans. Le programme du FDI prévoyait – dans la continuité de la culture politique de l’extrême droite – une réforme présidentielle.

L’extrême droite et ses effets sur la culture politique

Du point de vue deseffets de la présence de la droite radicale au gouvernement sur la culture politique, il existe de nombreux exemples qui illustrent le déplacement de l’axe général du système politique et de la société italienne du côté du conservatisme réactionnaire. Je me limiterai à deux exemples qui illustrent le phénomène connu sous le nom de « normalisation de l’extrême droite ».

Assaut contre la C Confédération générale italienne du travail (CGIL)

En novembre 2021, une manifestation « No Green Pass » a eu lieu contre le décret-loi adopté par le gouvernement Draghi exigeant l’utilisation du certificat Covid-19 de l’UE pour l’accès aux lieux de travail. Cette manifestation était de nature composite et des membres du parti néo-fasciste Forza Nuova y participaient. Au cours de la manifestation, un groupe s’est détaché du cortège et a violemment attaqué le siège du syndicat CGIL.  Fratelli d’Italia et Giorga Meloni ont refusé de condamner explicitement Forza Nuova et d’exiger sa dissolution. Les deux protagonistes de l’agression ont été arrêtés.  

Commémoration d’Acca Larenzia

Le « massacre d’Acca Larenzia » est le nom de l’assassinat politiquement motivé qui a eu lieu à Rome le 7 janvier 1978, aux mains d’un groupe armé d’extrême gauche, au cours duquel deux jeunes gens appartenant au Fronte della Gioventù ont été assassinés devant le siège du MSI, Via Acca Larenzia, dans le quartier de Tuscolano, à Rome. Chaque année, les militants d’extrême droite de mouvements tels que CasaPound Italia[4] et Forza Nuova célèbrent cet événement par une commémoration à haute valeur symbolique, avec l’invocation du nom des militants d’extrême droite et la réponse en chœur des militants qui crient « présent » en montrant leur bras droit levé. Le fait a été accueilli avec des mots ambigus par le président du Sénat, un membre de Fratelli d’Italia qui, réitérant l’extranéité du parti, a souligné que pour certaines peines, ce geste n’est pas un crime.

L’extrême droite et le scénario international

Atlantisme

La position du gouvernement sur les crises internationales est l’aspect qui éloigne le plus le FDI et Giorgia Meloni de l’anti-américanisme typique du post-fascisme et du néo-fascisme italiens. Giorgia Meloni a tissé un réseau dense de contacts avec le monde républicain conservateur des États-Unis depuis l’époque où elle était dans l’opposition. Cependant, même dans le document programmatique du deuxième congrès de FDI, on pouvait lire que le parti espérait un assouplissement des relations avec la Fédération de Russie. Ces éléments ont complètement disparu dans le programme pour les élections de 2022. Le soutien à l’Ukraine y est réaffirmé haut et fort.

Perspectives de coalition au sein du prochain Parlement européen

Comme on le sait, le FDI fait partie du groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR), qui comprend les Polonais du PIS (parti Droit et Justice), les Espagnols de Vox, les Français du parti de Zemmour Reconquête, les Finlandais du parti de Finn. La Ligue, quant à elle, est dans le parti Identité et Démocratie (ID), avec les Allemands de l’AFD, le Rassemblement national, les Portugais de Chega et les Autrichiens du FPÖ. Giorgia Meloni est présidente d’ECR.

L’enjeu de la communication politique

La normalisation de l’extrême droite passe par la normalisation des thèmes, de la communication contradictoire et haineuse, et par la resémantisation de la violence (déplacement de l’attention, recontextualisation, inversion sémantique). Concernant les relations avec les médias, on peut souligner que ceux-ci ont toujours été à la fois amis et ennemis de l’extrême droite, et cela dépend du type de relation politico-médiatique. La normalisation passe donc aussi par l’acceptation par les grands médias des thèmes et des cadres adoptés par l’extrême droite.

L’environnement communicationnel est de plus en plus fragmenté et numérisé. Les liens entre la droite institutionnelle et l’extrême droite mouvementiste sont flous. Les fake news, le deep web, les théories du complot circulent à l’extrême droite, comme le montrent les cas de QAnon et d’autres théories du complot. La communication politique populaire devient un espace fréquenté par l’extrême droite, comme le montrent les recherches sur les mèmes et la diffusion de contenus racistes et antisémites. La sphère de la communication dans le domaine culturel et intellectuel devient un terrain d’affrontement non seulement symbolique, mais aussi politique.

On assiste à une intensification des affrontements avec la gauche et des critiques à son encontre pour son investissement de la scène culturelle et intellectuelle. Les maisons d’édition et des magazines tels que Primato Nazionale et Compact qui tentent de trouver leur propre positionnement métapolitique (violence et intellectualisme sont mélangés) prolifèrent. Tous ces phénomènes s’inscrivent dans un contexte d’hybridation symbolique et d’accoutumance à la communication théâtralisée.

 

 

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[1] Ce décret a été converti en loi le 5 mai 2023.

[2] https://temi.camera.it/leg19/provvedimento/protocollo-italia-albania-in-materia-migratoria.html

[3] « Protocole d’accord Italie/Albanie sur les migrations : une coopération transfrontière contraire au droit international », Gisti, le 13/02/2024.

[4] Caterina Froio, Pietro Castelli Gattinara, Giorgia Bulli, Matteo Albanese, CasaPound Italia Contemporary Extreme-Right Politics, Routledge, 2020.