Skip to main content

Par Daniel Cirera

Dans le cadre de son activité sur la gauche et les mouvements sociaux aux Etats-Unis, la Fondation Gabriel Péri a participé chaque année au Left Forum organisé à New-York au mois de juin. En 2019, elle s’est rendue à la conférence Socialism2019 à Chicago. Coorganisé du 4 au 7 juillet, notamment par la revue Jacobin, ouvertement « socialiste » et Democratic Socialists of America (DSA), tendance du parti démocrate, l’événement a réuni plus de 1500 participants pour débattre des perspectives ouvertes par la campagne de Sanders en 2016 et l’élection localement et jusqu’au Congrès, de candidates et candidats issus de la gauche démocrate, dont plusieurs se réclament du « socialisme ». Un an avant l’élection présidentielle, quels enjeux et espoirs animent la gauche américaine ?

 

La présence régulière, suivie à de tels forums permet de prendre la température des tendances du courant progressiste, d’entretenir ou de nouer des contacts avec des personnalités responsables, militants, de ce qu’on identifie globalement comme la « gauche » américaine. Avec les répercussions de la crise et de la « Grande récession » de la fin des années 2000 la contestation des inégalités et de « la finance » n’est plus l’apanage de groupes actifs mais peu influents. Elle touche la nation. La gauche radicale butte sur la difficulté à renouveler son discours, ses pratiques, ses idées. Sur le plan politique ni un mouvement comme Occupy, ni l’élection d’Obama n’ouvrent une dynamique politique unificatrice visible. Quant aux mouvements qui occupaient un espace de plus en plus influent, dans une dimension nationale, comme les luttes pour le salaire minimum à 15$ ou Black Lives Matter, ils ne s’inscrivaient pas, ou pas encore, dans une dynamique politique. De ce point de vue, on retrouvait outre-Atlantique la théorisation et les pratiques qui fondent la coupure, entre action de terrain – les grass-roots – mouvement social et intervention politique, directement à travers les élections. Il fallait des mûrissements, et des catalyseurs.

Les grands thèmes étaient là, exprimés et développés par les mouvements et les mobilisations. La demande d’une nouvelle offre politique travaillait les débats et les consciences. Les études sociologiques et d’opinion indiquaient des évolutions en profondeur, conséquences des mouvements démographiques, et des mutations générationnelles. L’élection d’Obama en 2008 avait marqué une rupture, exprimant une demande majoritaire de changement après la présidence de Bush. Le candidat portait pour des millions d’Américains un message d’espoir. L’élection d’un président noir était en elle-même un événement d’une grande portée. Les avancées, même avec leurs limites, tout particulièrement avec l’Obamacare – l’accès au service de santé -, ouvraient un espace nouveau pour la conflictualité. Elles seront un socle pour les batailles politiques à venir, avec des candidats de « gauche ». Les obstacles auxquels il avait fallu faire face posaient la question du rapport de force. Question « élémentaire « que seules l’expérience et la pratique permettent de s’approprier. En outre les compromis restaient en-deçà de ce qui paraissant nécessaire et possible à beaucoup de militants, et de plus en plus d’électeurs, y compris dans le Parti Démocrate. Dans ce contexte, la candidature d’Hillary Clinton pour la présidentielle de 2016 ne portait pas d’élan.

2016 : le tournant

2016 a constitué un tournant. L’émergence spectaculaire de la candidature de Sanders aux primaires démocrates faisait éclater par la gauche le paysage bi-partisan. Avec 16 millions de voix le candidat assumant son « socialisme », talonnait Hillary Clinton, la candidate de l’establishment, consensuelle, centriste, épouse d’un ancien Président et Secrétaire d’Etat d’Obama. Avec son échec et la victoire de Trump, s’ouvrait une période politique nouvelle. Le Parti Démocrate en sortait déstabilisé. Pour les militants de gauche, démocrates compris, le défi est double: saisir l’opportunité alors que la période s’annonce lourde de périls.

Un nouveau signal est envoyé avec les élections de « mid-term » de l’automne 2018. Les Démocrates gagnent la majorité au Congrès. L’élection de jeunes candidats et surtout candidates marquées à gauche s’inscrit dans une continuité avec la voie ouverte par la campagne de Sanders. On objectera qu’il ne s’agit que d’une poignée d’élus. Peut-être est-il utile de rappeler que dans bien des cas ces candidats avaient été élu-e-s à la primaire contre des sortants installés. De fait, ce résultat est décisif pour la suite: il valide une stratégie qui n’oppose plus mouvement, base, et engagement politique et électoral. Pour des Européens où le dénigrement de la politique est très mainstream, il y a matière à réflexion, comme le fait remarquer le directeur de la revue Jacobin, Bhaskar Sunkara :

« La pression extra-parlementaire c’est très important. Mais le capital, lui, met en place des structures répressives. Regardons l’expérience de la France, du Front populaire: il y a eu conjonction entre l’intervention des syndicats et les élections. il ne faut pas seulement transformer les conditions de travail. Il faut aussi transformer l’État ». 

La Conférence de Chicago – juillet 2019

C’est dans ce contexte que se tient la conférence de Chicago. Traditionnellement cette conférence annuelle était organisée par une organisation trotskiste, International Socialist Organisation, marginale. L’organisation se divise et se dissout au printemps 2019, ne subsistant que la maison d’édition Haymarketbooks.

En 2016, à Chicago durant l’été s’était tenu une conférence qui avait rassemblé plusieurs milliers de participants. Le People’s Summit avait été convoqué à l’initiative et autour d’animateurs de la campagne de Sanders pour décider des suites à donner, en dépit de l’élimination du candidat pour le scrutin.

La conférence de juillet 2019 est coorganisée avec la revue Jacobin, ouvertement « socialiste » et Democratic Socialist of America (DSA). DSA est un mouvement, de quelques milliers de membres, en quelque sorte une tendance dans le Parti démocrate, qui se revendique de la tradition social-démocrate. Avec la campagne de Sanders les adhésions explosent jusqu’à compter aujourd’hui 60 000 membres.

A Chicago, en ce mois de juillet, nous n’avons qu’une partie de ce qu’on pourra considérer comme la gauche américaine, le mouvement progressiste, les libéraux. Cependant, avec le millier de participants, dont de très nombreux jeunes, au milieu des militants chenus, se manifeste un pan significatif de la nouveauté de la situation.

Socialism2019 : politisation et organisation

La référence au « socialisme » dans l’intitulé du congrès mérite attention. Elle n’était portée à ce jour que par de petits groupes sans visibilité, des intellectuels et universitaires marxistes, sans influence populaire. Le mot lui-même est un épouvantail, assimilé au collectivisme, au communisme, à une utopie incompatible avec la nature même du système et de l’histoire des États-Unis. Incompatibilité structurée par la guerre froide et le maccarthysme.

« En 2012, le socialisme c’était abstrait. Puis il y a eu la participation aux élections. Il faut une « stratégie patiente ». Bhaskar Sunkara (voir l’interview réalisée par Daniel Cirera et Saliha Boussedra à Chicago)

Cette fois, le label est revendiqué en relation avec la situation nouvelle créée par la campagne de Sanders et, d’autre part, dans le mouvement par l’élection au Congrès et dans des Etats, jusque dans de grandes villes, de parlementaires élus se réclamant ouvertement du « socialisme ». C’est le cas en l’occurrence à Chicago où huit conseillères et conseillers municipaux, membres de la majorité démocrate, s’en réclament ouvertement (voir l’interview de Jeanette B. Taylor, élue socialiste à Chicago).

Sanders : un révélateur et une dynamique

On trouve là les effets de mouvement profonds – Sanders est à la fois un révélateur, et un élément de dynamique – confirmés par les enquêtes d’opinion, avec des approches nouvelles dans la critique du système, particulièrement chez les jeunes – celles et ceux qu’on appelle les millenials, et aujourd’hui les post-millenials[1].

S’exprime dans l’organisation de la conférence, participation et les débats des demandes liées à l’expérience de la campagne, et des luttes , des mouvements issus de la crise de 2008, des activistes de la campagne de Sanders, et des militants aguerris comme de jeunes activistes sans formation ni expérience.

« Avec 2016, des gens se sont politisés pour la première fois. On a assisté à un réveil de la politique, après des années où la gauche était dominée par le courant libertaire, anarchisant (Occupy, le mouvement anti-guerre, global justice) », Marianela d’Aprile, DSA, organisatrice de la conférence.

L’hétérogénéité des participants, comme des militants intégrant DSA, confère au moment l’enthousiasme de l’espoir, appuyé sur des succès et une crédibilité inattendue. Elle pose des questions lourdes de construction commune pour affronter les batailles à venir, affrontements et compromis. La campagne de l’élection présidentielle, les mobilisations ont été un catalyseur essentiel dans la politisation des mouvements et de l’expression des contestations et des attentes fortes, voire radicales.

« Il faut se saisir de Sanders commune opportunité. Il faut utiliser sa campagne pour le soutien aux luttes, aux grèves, comme une aide à la conscience de classe. » Marianela d’Aprile.

L’attente s’est réalisée en besoin, en possible. L’impact de la candidature de Sanders, puis la concrétisation dans l’élection de députés ou d’élus locaux se revendiquant de la gauche, jusqu’à se dire socialistes – même s’ils sont s’ils sont peu nombreux – a plusieurs effets. Il est un des éléments sur lequel les militants attirent l’attention. Une question essentielle.

Élections et mouvements de base, quel rapport ?

Autre point crucial : la dynamique entre mouvement et élections doit fonctionner dans les deux sens, insistent les militants. La campagne de Sanders ne s’est pas traduite par un affaiblissement des mobilisations. « Jamais il n’a demandé de rentrer chez soi. Au contraire il a appelé à être encore plus nombreux dans la rue ».

« Il faut utiliser les campagnes pour mobiliser. La campagne pour Sanders, c’est un appel à aller dans la rue ». Eric Blanc, organisateur de la grève des enseignants.

Il convient ainsi d’intégrer dans le contexte des luttes sociales remarquables, par leur durée, leur capacité de rassemblement, leur détermination, leur ancrage populaire. On assiste à une multiplication des grèves jamais vue depuis une décennie. On pense à la grève des enseignants (voir l’interview d’Eric Blanc), partie de la Caroline du nord en 2018, étendue aux autres états, d’une grande efficacité. On a en tête aussi la grève d’un mois à General Motors, pour les salaires et l’emploi. On peut évoquer aussi les mobilisations massives sur des objectifs environnementaux, les luttes contre les violences policières racistes contre les Afro-Américains. On gardera en tête les mobilisations contre la pauvreté, dans le Sud, invoquant l’héritage de Martin Luther King. On se souvient des mobilisations de jeunes contre les armes à feu. On pourrait rappeler comme un mouvement fondateur celui qui a mobilisé des milliers de gens au Wisconsin en 2011 contre une législation réduisant le pouvoir des syndicats. Dans ce tableau nécessairement partiel on insistera sur la puissance des mobilisations des femmes, dans tout le pays, notamment les Women’s March, organisée à Washington le 21 janvier 2017, le jour de l’investiture de Trump.

Trois questions

Le socialisme, c’est-à-dire ?

Dans la confrontation idéologique, face à tout ce que porte de négatif dans le pays le mot « socialisme » – la droite conservatrice traitait Obama de communiste – qu’est-ce qui peut légitimer une telle référence, revendiquée par des élus et un candidat à la présidence.

La référence la plus puissante est celle du New Deal. C’est un héritage commun. Il s’agit de poursuive ce qui a été engagé dans les années 1930 par Franklin Delano Roosevelt. Le projet se définit aujourd’hui autour de l’idée d’un Green New Deal (porté notamment par la parlementaire Alexandria Ocasio-Cortez).

L’autre référence, pour des milieux plus impliqués, est celui de pays nordiques européens.

Il s’agit donc d’un projet politique partant des réalités vécues, des frustrations des millions d’Américains notamment de la « middle class » – avec tout ce que cette notion a de flou, d’ambigu – et des mouvements qui ont émergé ou grandi dans la dernière période. On pense au système de santé, avec le mouvement Medicare for All, en appui sur les avancées et la critique des limites de l’Obamacare, la question très sensible du logement, particulièrement dans les grandes métropoles, avec la gentrification, l’éducation, incluant l’endettement démentiel pour les études supérieures, la détérioration des infrastructures publiques.

« A Chicago, les élus socialistes ont mené une campagne pour le contrôle des loyers – ce qui est interdit dans l’État de l’Illinois. La campagne existait. DSA a apporté une analyse de classe, en montrant que ce sont les promoteurs qui sont responsables, pour nous piquer le fric ». Marianela d’Aprile

Ce programme que l’on peut identifier comme social-démocrate, qui peut paraître modéré pour les Européens, porte outre-atlantique une dynamique critique. Ce n’est pas rien que de poser un rôle accru à l’État, comme un impératif. On jugera de la portée des réformes proposées aux résistances et aux attaques que subissent Bernie Sanders et Elisabeth Warren. D’ailleurs il ne s’agit moins d’un programme, que de mise en cohérence de propositions ancrées dans les luttes, les mouvements, la demande de justice sociale.

Le retour de la question de classe

On peut parler d’un retour de la question de classe, explicitement chez les plus militants, avec une revendication large de la référence marxiste, mais aussi implicitement. Même dévoyée et vidée de son contenu émancipateur, elle traverse d’une certaine manière le populisme, comme expression politique de révolte contre le système.

« L’histoire n’est pas l’histoire du socialisme, mais celle de victoires et d’échecs dans l’action contre le capital. » Bhaskar Sunkara (voir l’interview vidéo)

L’affluence d’un public jeune à la conférence de David Harvey, « Introduction au Capital », s’inscrit dans un intérêt élargi, notamment dans les universités, pour le marxisme. En l’occurrence le fait nouveau tient à ce que cette référence politique et théorique est explicite et portée par des figures et des personnalités qui ont gagné une légitimité dans les institutions.

Le besoin de s’organiser

Autre point remarquable : la politisation conduit à la nécessité de s’organiser. Dans ses interventions Bhaskar Sunkara explique, non sans un sourire, que leur problème est à l’opposé du discours à la mode dans une partie de la gauche européenne, y compris en France. Dans le débat au sein du camp progressiste et chez les démocrates, s’exprime la revendication d‘identification à la gauche au moment ou en Europe et ailleurs on déclare le clivage obsolète et dépassé.

De même le besoin de s’organiser, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du parti démocrate, répond à une demande. On en trouve la concrétisation dans les adhésions à DSA. C’est un des résultats aussi de la campagne électorale.

« Il faut passer de la mobilisation à l’organisation. C’est l’enjeu de la campagne pour Sanders. C’est la plus grande opportunité qu’on a depuis longtemps. » Jack McShane

Assiste-t-on ici à un embryon d’un nouveau parti, à gauche, aux États-Unis? Certains, parmi les responsables de DSA, s’inscrivent dans cette perspective. Le discours sur un autre parti, un « troisième parti », est récurrent dans la gauche américaine non démocrate. Cette fois, elle est posée comme un possible dans une « stratégie patiente « selon la formule de B. Sunkara. Là n’est pas l’essentiel aujourd’hui, puisqu’il ne s’agit pas de témoigner mais de remporter des succès, et d’offrir un débouché politique aux attentes.

« ll s’agit de repolitiser la société civile, pour l’action collective pour des gains et des victoires. Les petites victoires permettent d’autres victoires. Elles créent de la confiance. » Bhaskar Sunkara

Le système institutionnel américain est contraignant pour se présenter aux élections. La plus réaliste et efficace aujourd’hui est de mener la bataille comme candidat démocrate, ou dans la primaire pour être candidat. Ce qui s’est révélé payant dans plusieurs circonscriptions.

Comment aborder Trump et l’élection de 2020 ?

Le débat interne au parti démocrate, et dans la gauche, sur les causes de la défaite d’Hillary Clinton en 2016, est toujours présent. Plane toujours chez certains l’idée que Sanders aurait été un meilleur candidat. On ne saura jamais.

Par contre, le débat sur le niveau des propositions dans la campagne est sur la table des primaires. Joe Biden au départ favori dans les sondages, est aujourd’hui talonné par Elisabeth Warren, Sanders restant en bonne place dans les enquêtes. Dans les débats organisés dans les médias, on a pu constater que ce sont les grands thèmes sociaux, de la justice sociale, contre les violences et discours racistes, portés par les candidats « de gauche », Bernie Sanders, Elisabeth Warren, et d’autres, qui sont au cœur du de l’échange. L’axe Warren-Sanders a imprimé le tempo.

Dans le même temps, il s’agira de battre Trump. Battre Trump et faire avancer une politique de changement, la problématique est bien connue, chez nous en Europe, dans les scrutins à deux tours. Voter Biden s’il est le mieux placé pour battre Trump, ou Sanders à la primaire au risque de laisser la place ? Ou bien une candidate comme Elisabeth Warren, qui pourrait mieux rassembler ? La question est posée.

L’heure est à la consolidation de ce qui émerge, politisation et organisation, confiance en soi, pour peser dans le débat public et le traduire politiquement. C’est ce débat-là qui a été au cœur de la conférence de Chicago. Il marque toute la gauche. Des stratégies se confronteront, convergeront ou s’agglutineront. Mais des jalons sont posés. L’intérêt de ce forum, au-delà de l’enthousiasme et de l’espoir sérieux qui l’animaient, tient au fait qu’il est une des parties visibles d’un mouvement et de contradictions qui s’installent dans le pays, et dont Trump paradoxalement n’est pas la moindre manifestation.

Daniel Cirera

La conférence Socialism2019 s’est tenue à Chicago du 4 au 7 juillet à l’Hôtel Hyatt.
Daniel Cirera et Saliha Boussedra y ont participé pour la Fondation Gabriel Péri.

 

[1] Sur ce thème, on lira avec intérêt, Millenials, la génération qui secoue l’Amérique, Christophe Deroubaix, ed. de l’Atelier, 2019.