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Entretiens réalisés par Christophe Deroubaix, journaliste à L’Humanité, au LEFT FORUM 2018.

 

Dans plusieurs primaires, de jeunes candidats membres du DSA (Democratic Socialists of America) ont battu des démocrates sortants. Victoires isolés ou véritable tendance ? Peut-on attendre de la jeunesse américaine – baptisée les Millennials – qu’elle pousse le pays vers la gauche ? Entretiens avec quelques acteurs et observateurs durant le Left Forum qui s’est déroulé à New York du 1er au 3 juin.


Bhaskar Sunkara
, rédacteur-en-chef du magazine Jacobin et vice-président du DSA.

« Je crois qu’il y a des tendances politiques communes parmi les Millennials. Elles se sont forgées dans l’après-crise de 2008. La Grande Récession a fait exploser la bulle d’illusion des années 1990 qui contenait l’idée que le capitalisme pouvait offrir un futur. Des gens, notamment parmi les plus jeunes, se sont mis à la recherche d’une alternative. Le mouvement actuel dont tout le monde parle ne porte pas une alternative socialiste, ce que regrette le marxiste que je suis. Il porte plutôt sur la sécurité et la protection de ce que l’on nomme l’État-providence.

Si nombre de jeunes se définissent comme socialistes, je dirai plutôt qu’ils rejettent le capitalisme néo-libéral. Mais c’est une bonne base pour une politique plus radicale.

Il y a une stratégie dans le camp Sanders de se présenter à tous les scrutins, locaux, d’école… Je pense que c’est utile car cela permet de s’emparer et de transformer le parti démocrate là où c’est possible. Cela permet aussi de mobiliser des militants qui autrement ne feraient peut-être pas de politique.

La stratégie du DSA est aussi de se présenter dans ces élections et d’attirer l’attention sur notre plateforme qui propose le socialisme. Cela fonctionne. DSA a vu le nombre de ses adhérents augmenter fortement. Et le nombre de souscripteurs à Jacobin est désormais de 35.000. C’est intéressant mais nous sommes un pays de 315 millions d’habitants. C’est donc relatif.

Il faut bien voir que tout cela émerge dans un contexte de faible participation électorale et politique. Donc un petit groupe de gens bien organisés peuvent arriver, ici et là, à changer la donne et à influencer la politique nationale. À plus long terme, la stratégie de DSA doit être de rebâtir un mouvement de la classe ouvrière, en incluant les domaines les plus dynamiques du point de vue du salariat, comme la santé et l’enseignement.

Je ne pense pas que le parti démocrate puisse changer. Il ne peut pas être transformé en un outil de transformation sociale et politique. Je ne dis pas cela car je veux à tout prix établir une organisation  socialiste pure et dure. Mais je pense que même un mouvement de type Podemos avec une aile gauche réellement socialiste ne peut s’incarner dans le parti démocrate. En fait, le parti démocrate n’est pas un vrai parti. C’est très diffus. C’est d’ailleurs cette nature qui lui permet d’être le bon outil pour les milieux d’affaire. Nous ne savons pas ce qui doit être conquis en fait.

Mais dans le même temps, le système politique américain fait que nous ne pouvons pas avoir de troisième parti. Donc, nous avons cette stratégie de nous présenter parfois dans des primaires du parti démocrate. Je comprends que le camp Sanders demande aux militants de s’enregistrer comme démocrates. Je suis moi-même enregistré comme démocrate depuis que je suis inscrit sur les listes électorales. C’est un bon conseil.

Les candidats qui souhaitent avoir le soutien de DSA doivent signer une charte de 10 points et s’engager à n’accepter que nos fonds pour la campagne. Pour nous, c’est transitoire dans la vie de la construction d’un parti indépendant de la classe ouvrière.

Concernant les élections de mi-mandat de novembre 2018, je ne suis pas anti-démocrate. Je préférerais que les démocrates soient au pouvoir. Je pense que c’est plus facile pour bâtir un mouvement. Mais les démocrates doivent gagner sur un message autre que sur l’anti-trumpisme ou sur la collusion avec la Russie. En 2016, on a vu comment cette stratégie était perdante.


Arun Gupta
, rédacteur-en-chef du magazine d’Occupy Wall Street

« Il y a effectivement un groupe de personnes qui ont été grandement affectées par la Grande Récession. Ceux qui sont sortis diplômés de l’université ont vu leur perspective économique s’évanouir. Les plus impactés ont été les titulaires d’une maîtrise. Mais on ne peut parler d’une génération. C’est une erreur de catégorisation. D’autres ont été touchés par la crise. L’espérance de vie a reculé pour les Américains d’âge moyen. On ne parle pas d’effet générationnel. C’est juste le capitalisme qui aime cela, à catégoriser des phénomènes qui n’existent pas au-delà des médias eux-mêmes. Il y a 50 ans, les « baby boomers » étaient révolutionnaires. Maintenant, ils sont réactionnaires. Donc, ça ne fonctionne pas.

Maintenant, concernant ce mouvement naissant autour du mot « socialisme », ce n’est pas nouveau que les idées socialistes semblent gagner du terrain aux États-Unis. Il y a une décennie, 30% des gens favorisaient le socialisme. Mais le niveau d’éducation politique est tellement bas dans ce pays que lorsque vous leur demander ce qu’est le socialisme, basiquement, pour eux, il s’agit du « big government », l’État-providence, l’État régulateur. Le socialisme peut avoir différentes définitions, au contraire du communisme pour lequel clairement les ouvriers eux-mêmes doivent détenir les moyens de production. Il n’y a jamais eu ce débat aux États-Unis. Donc je doute que ceux qui viennent d’accéder à l’âge de la majorité ou se trouvent dans la vingtaine aient une idée très claire de ce qu’est le socialisme. A minima, on peut l’apprécier comme un rejet des politiques néo-libérales et une demande d’égalité.

On parle de l’explosion du nombre de membres du DSA. C’est vrai qu’avec près de 40000 membres on est loin des 7000 d’il y a quelques années. Mais il faut mettre cela en rapport avec la population américaine. C’est minuscule. Pour moi, on ne peut pas bâtir un mouvement socialiste seulement en présentant des candidats. C’est mon désaccord avec Bernie Sanders, qui pour moi, n’est pas un socialiste, ni un keynésien, mais un « liberal » de la guerre froide. Il n’y aucune différence entre lui et ce que portait Ted Kennedy. »


Charles Lenchner
, co-fondateur des Millennials pour Bernie

« Les Millennials ne constituent pas une génération progressiste en soi. Mais l’endoctrinement américain qui maintient la population à l’écart des idées progressistes a disparu. Donc, il y a un potentiel pour organiser la jeunesse autour d’idées radicales. Le potentiel le plus important que l’on ait eu depuis bien longtemps.

L’anti-communisme de la guerre froide ne parle pas à ces jeunes qui deviennent citoyens. La gauche a une réelle ouverture. Mais ce que nous n’avons pas, c’est l’infrastructure. Si vous êtes Millennial et que vous voulez militer, la question n’est pas simple de savoir où vous allez militer. DSA est une bonne option. Mais c’est encore faible. Je ne sais pas ce que sera cette infrastructure. Ce que je sais c’est que dans ce pays tous les cent ans, on bâtit des institutions. Il y a 100 ans c’était les syndicats. Aujourd’hui, est posée la question de cette grande institution politique.

La stratégie dite du « down ballot » (présenter des candidats à toutes les élections depuis le bas de l’échelle) est intéressante. Il y a des victoires à remporter. Dans le quartier. Dans le conseil d’école. Dans la ville. Mais les gens vont se positionner politiquement par ce qu’ils entendent et lisent tout le temps, pas seulement pendant les élections. Il faut que ce soit une dialectique où une candidature génère de l’enthousiasme et de l’engagement et dans un second temps vous canalisez toute cette énergie vers l’infrastructure. Mais laquelle ?

On ne peut pas prendre le pouvoir au parti démocrate. Ca n’existe pas. Je vais vous raconter une anecdote. Après la victoire d’Obama, des jeunes de Brooklyn qui avaient fait campagne pour lui voulaient poursuivre leur engagement. Ils sont allés voir le parti démocrate de Brooklyn qui leur a dit : « Qui êtes-vous ? Allez-vous en ». Ils ont créé un club, les Kings democrats. C’est devenu le plus gros club de la ville. Dans le Queens, un tel comité a été récemment créé. Les deux, en marge du parti démocrate. C’est ce mouvement que Sanders a énergisé avec des milliers de militants qui remportent des milliers de petites victoires à travers le pays. À l’échelle d’une ville, ils comprennent vite que le parti démocrate est un tigre de papier avec des réunions annuelles de 6 personnes.

Et cela n’aurait pas été possible sans Occupy Wall Street, qui a été un échec organisationnel. Mais en termes de renversement des termes du débat, il a été le plus grand succès de la gauche depuis des décennies. On voit aussi comment OWS a essaimé à travers les trajectoires de ses militants.

Pour moi, l’enjeu des élections de novembre prochain est celui de la définition de la campagne des démocrates. Allons-nous mettre l’accent sur l’unité des démocrates car les républicains sont pires ? Ou sur le fait que nous devons élire de meilleurs démocrates car en continuant à favoriser des démocrates centristes néo-libéraux, on prépare d’autres Trump. On ne peut résoudre cette tension dans l’immédiat. Il va falloir vivre avec. Mais cette tension est sans doute la moins vive depuis des années car Trump est un tel ennemi. Donc on ressortira sans doute des élections avec plus de démocrates élus et plus de démocrates progressistes. »

Khalid Kamau, conseiller municipal de South Fulton (Georgie), membre du DSA (Democratic Socialists of America)

« Bernie Sanders a commencé sa campagne des primaires au moment où j’ai été licencié avec des centaines d’autres de la société publique de bus car ils ont externalisé à des sociétés privées. Comme on dit souvent, « un problème n’est pas un problème avant que cela ne devienne votre problème. » En tout cas, le problème est devenu une solution pour moi. J’ai donc travaillé à sa campagne comme volontaire. A l’époque, personne ne savait vraiment ce qu’était le socialisme démocratique. Pourtant dans ma communauté, chacun exprime son besoin de socialisme sans le savoir. Chacun veut un système de santé universel. Chacun veut la gratuité des études supérieures dans les universités publiques. Chacun veut dépénaliser la marijuana. Je suis devenu délégué pour Sanders puis j’ai travaillé avec Stacey Abrams qui a remporté cette année la primaire démocrate pour l’élection des gouverneurs qui aura lieu le 6 novembre prochain.

South Fulton est une ville nouvelle crée à côté d’Atlanta. C’est une ville majoritairement afro-américaine. Dès que les frontières ont été connues, je me suis dit : il faut que je me lance dans cette campagne pour représenter la communauté. Pour moi, c’était l’endroit idéal pour promouvoir le programme sur lequel nous travaillons à Atlanta et ailleurs dans le pays.

C’est un organisateur du syndicat des Teamsters (à Atlanta, ce syndicat fait partie des plus progressistes) qui m’a conseillé un jour de devenir membre du DSA. Je me suis dit : ok, il faut y réfléchir. Il faut savoir qu’à Atlanta, dans les années 1950 et 1960, ils avaient tenté de peindre Martin Luther King en rouge et de le faire passer pour un communiste. J’ai réfléchi et j’ai réalisé qu’il ne fallait pas se laisser impressionner et que le socialisme démocratique était l’idée dont le pays avait besoin. Je me suis dit que si j’allais rencontrer les gens que je connaissais en leur expliquant ce qu’était le socialisme, leur réaction pourrait être : je ne pensais pas être socialiste, mais ces idées me conviennent. DSA est la plus grande organisation de gauche désormais dans le pays. Il y a une force militante croissante.

Pour moi, amener les communautés de couleur à penser que le socialisme est la solution permet de faire grandir la gauche. Ce sont ces communautés qui vont être amenées dans le futur à diriger la gauche. »