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La fondation Gabriel Péri a organisé le samedi 2 juin dans le cadre du LEFT FORUM 2018, un panel intitulé : “50 ans après mai 68, le retour de l’histoire ?”. La participation de la fondation à cette rencontre annuelle de “la gauche américaine” s’inscrit dans les séminaires sur les “nouveaux” mouvements sociaux qui centrent leur attention sur les évolutions des rapports entre les mouvements sociaux et l’espace politique. En l’occurrence pour les États-Unis dans la dernière période les mouvements à dimension sociale contre les inégalités, contre les discriminations envers les afro-américains, et les courants « libéraux », radicaux ou non, au sens où on l’entend outre-Atlantique.

Y sont intervenus Mark Kesselman, professeur émérite de science politique à l’université Columbia, Daniel Cirera, secrétaire du conseil scientifique de la fondation Gabriel Péri, John Mason, professeur de science politique à l’université William Paterson, Charlotte Recoquillon, géographe à l’Institut français de géopolitique de Paris 8, et Christophe Deroubaix, journaliste à l’Humanité. 

Nous vous proposons ici leur contribution écrite.

Le retour – ou le retournement – de l’histoire ? Mai 68 et mai 2018 en France et aux États-Unis.

Par Mark Kesselman

Mai 68

Mai 68 est une date qui résonne !  En France, mai 68 était animé par une (ou des) vision(s) radicalement optimiste(s), ce que Alain Touraine a bien appelé le communisme utopique —titre ironique pour jouer sur le concept de Marx du socialisme utopique.  Bien sûr, le « mouvement de mai » n’était pas unifié : il y a eu de fortes tensions entre les organisations syndicales, CGT en tête, avec le mouvement étudiant, entre le Parti communiste et les partis socialistes, etc.  Pourtant, tous les courants du mouvement de mai 68 défendaient une vision utopique -radicale et optimiste- comme en témoignent les slogans de l’époque, par exemple : « Prenez vos désires pour des réalités » ; « sous les pavés, la plage », etc.  On a cru —naïvement, peut-être— qu’il serait possible de construire un autre -et bien meilleur— monde et qu’on pouvait commencer à le construire ici et maintenant.  Le premier élément pour débuter, c’était de préfigurer ce monde à venir en établissant toute de suite des rapports sociaux radicalement égalitaires.

Le mouvement de mai a été très fort.  Il a bouleversé la société française pendant des semaines et ébranlé l’État.  Dans un sens, le mouvement était radicalement nouveau : un rejet total de la Vème République, du pouvoir personnel de son fondateur, et de la priorité que de Gaulle avait donné au développement du capitalisme industriel à marche forcée.  Or, d’autre part, mai 68 s’est inscrit dans un cycle long qui a commencé avec la Révolution de 1789, une histoire marquée par des luttes non seulement difficiles mais aussi révolutionnaires qui ont contesté les institutions sociopolitiques et produit des changements de régime.

Aux États-Unis, bien que mai 68 fut, comme en France, un moment sociopolitique et historique fort, il était aussi marqué par le caractère spécifique des mouvements sociaux et politiques américains, et par sa culture politique empreinte de luttes profondes mais non-révolutionnaires.  Comme Tocqueville l’a remarqué il y a plus d’un siècle, l’existence d’une forte autonomie socioculturelle et politique américaine a produit une faible contestation des institutions politiques.  Il y a donc eu en mai 68 aux États-Unis une forte demande pour plus de liberté et de droits (on pense notamment au mouvement féministe), mais pas une vision globale utopique radicale.  Cette tendance a été renforcée par un consensus à gauche, selon lequel la priorité devait être donnée à l’opposition à la guerre menée au Vietnam.  Donc, c’était une stratégie négative par rapport à l’utopie optimiste en France.  Bien qu’il ait eu un impact considérable, le mouvement de mai, et la gauche plus généralement, ont été beaucoup plus faibles aux États-Unis qu’en France.

Mai 2018

Mai 2018 : Quels changements depuis mai 68. Cela vaut la peine de souligner les avancées qui ont été réalisées dans les deux pays, depuis mai 68, dans les domaines de la protection sociale et environnementale, des droits civiques aux États-Unis et civils (dans les deux pays), concernant les femmes, les gays, les transsexuels, etc.  D’ailleurs, ces acquis ont été bien souvent le fruit des mouvements sociaux créés en mai 68 dans les deux pays.

Or, aux États-Unis comme en France, le temps politique a beaucoup changé depuis les années 1970 et surtout depuis ces dernières années. La gauche dans son ensemble s’est beaucoup affaiblie, avec l’écrasement du mouvement syndical, l’effondrement des partis politiques de gauche et les attaques en règle contre les acquis post et même pré-68.  Globalement, le communisme utopique a été remplacé par une dystopie réactionnaire, xénophobe, raciste et nationaliste.  Le mot d’ordre pour les progressistes, ce n’est plus un grand soir révolutionnaire ni une utopie optimiste mais plutôt des actions défensives : La résistance pour empêcher davantage de reculs.  Nous sommes loin du mouvement de mai 68 qui a eu pour but de créer un nouveau monde.

Comparons les deux pays : D’une part, les États-Unis sont actuellement bien plus à droite que la France sur l’échiquier politique.  Donald Trump et ses alliés au pouvoir sont ultraréactionnaires quant aux politiques sociales, économiques et environnementales.  Bien qu’Emmanuel Macron mérite bien le titre de « président des riches », il est loin de Donald Trump.  Quand même, en regardant l’état actuel pitoyable de la gauche française, avec l’effondrement du Parti communiste, un Parti socialiste en miettes, et des syndicats faibles et fortement divisés, le retournement politique est allé encore plus loin en France qu’aux États-Unis. La gauche française était au sommet en mai 68 ; elle est descendue très bas en mai 2018. Évidemment, il y a eu en France dans la dernière période (ainsi qu’en juin et, sans doute, en juillet) beaucoup de manifestations et de grèves, mais en ordre dispersé et avec peu d’impact.  Tandis qu’aux États-Unis il y a en 2018 une résistance robuste à l’égard de Trump de la part de la société civile et des institutions politiques (juges, états fédéraux, villes importantes comme New York, Los Angeles et Seattle).

Que faire ?

Face à ces défis, demandons-nous avec Lénine : « Que faire? ».  Et souvenons-nous de sa réponse dans le pamphlet du même titre : créer une revue et, plus généralement, inventer une vision, une idéologie, une stratégie.  Face à la dystopie démobilisante, il faut aller plus loin que les mouvements de résistance contre les tentatives de réduire des acquis sociaux.  Nous devrions inventer une utopie radicale, mais réaliste et renouvelée, inspirée par mai 68 et ses suites.  Remarquons que le but du Left Forum de cette année est précisément de débattre d’une telle stratégie.  Un vaste programme dont l’ambition dépasse de loin mon intervention !

Quelques éléments d’un tel programme pourraient être les suivants :

  • Créer un mouvement unifié au niveau de chaque pays qui lie les divers mouvements culturels et économiques réclamant leur identité et leur autonomie.  Car, trop souvent, on oppose mouvements culturels (identitaires) et mouvements économiques  (luttes de classe) ;
  • Lier ce grand mouvement social à un parti politique pour prendre les leviers de pouvoir au sein de chaque État ;
  • Créer des moyens de coordonner à l’échelle internationale les mouvements sociaux et politiques existant au niveau national ;
  • Exploiter les nouvelles technologies de production et de communication.  Bien que ces technologies aient un immense potentiel émancipateur, elles sont organisées dans les économies capitalistes actuelles pour renforcer le pouvoir du capital au sein des entreprises, dans la société civile, la société politique et à l’échelon mondial.

C’est banal mais rappelons-le-nous : la lutte (doit) continue(r)…

Quand l’Amérique n’est pas si loin

Par Daniel Cirera 

Le thème choisi pour la table-ronde organisée par la fondation Gabriel Péri, « 50 ans après mai 1968, le retour de l’histoire » croisait deux moments, dans le temps et dans l’espace. Il mettait en perspective les questions posées aux forces progressistes dans le contexte présent de crise et de bouleversement politique, des deux côtés de l’Atlantique.

Très vite le débat – comme les rencontres avec des militants engagés dans toutes sortes de luttes, et pour la plupart dans la campagne de Bernie Sanders – portait sur la dimension politique de l’engagement, à partir de l’expérience de lutte. Sa question n’est pas nouvelle, le contexte lui, est inédit. La distance avec la politique, durablement installée, a trouvé sa limite devant les questions posée par l’élection de Trump, la polarisation exacerbée dans le pays, l’échec de la candidate démocrate, l’émergence de Sanders, l’ébranlement du « rêve » américain des « couches moyennes ».

La mobilisation de jeunes contre les armes face à l’horreur des massacres répétés dans les écoles a surpris par sa soudaineté, sa diffusion dans tout le pays, son impact. Cette question est devenue un des clivages de la campagne pour les élections de mi-mandat de novembre. Si « Me too » et les prises de position contre le harcèlement ont fait la une, il faut rappeler que la première manifestation contre Trump la veille de sa prise de fonction a répondu à l’appel de la « Women’s March », les femmes étant en pointe dans l’opposition à Trump. En rappelant l’impact du mouvement Black Lives Matter, contre les violences policières, on notera les mouvements de rapprochement avec les questions sociales, faisant référence à cette dimension du combat de Martin Luther King, assassiné il y a 50 ans[1]. La grève des enseignant-e-s, femmes et jeunes pour la plupart pour les salaires dans plusieurs États, a un grand écho, tant pour le succès obtenu, que pour les formes d’organisation, et le débat sur le rapport avec les grands syndicats et avec les Démocrates.

Dans les dynamiques entre mouvements sociaux – « nouveaux » et « traditionnels » – et politique, la crise de 2007-2008, avec les mobilisations antisystème, Tea parties à droite, Occupy (comme expression la plus visible de mouvements très diversifiés) à gauche, le terrain est préparé pour des candidatures hors-système, Trump et Sanders[2]. On comprend l’intérêt de la confrontation des expériences, des recherches de voies politiques nouvelles, dans des réalités certes différentes, mais qui résonnent face à des questions communes. Crises des partis traditionnels, recherches de voies – de voix –  politiques nouvelles, populisme, tensions nationalistes et réactionnaires, centralité de la question sociale et des inégalités – de genre et de « race », indissociablement aux États-Unis -, enjeux environnementaux, centralité clivante de la question de l’immigration, thèmes du terrorisme, de la guerre, de l’utilisation des données personnelles par les GAFA, tout cela alimente des regards  croisés, 10 ans après la crise qui a  touché dans son cœur l’« occident » capitaliste. La confrontation avec 1968 donne à voir les caractères inédits des deux moments, pour dépasser les déceptions, en appui sur la mémoire d’un 1968, où ce n’était pas forcément mieux, mais dont reste l’élan libérateur.

Il y a quelques semaines Le Monde consacrait sa une et un dossier au retour de Marx aux États-Unis, à côté d’un article sur le même engouement en France, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance[3]. Au Forum sur Marx était projeté le film de Raoul Peck sur Le jeune Karl Marx. Le réalisateur avait reçu l’oscar du meilleur documentaire pour I am not Your negro consacré à James Baldwin.  « Depuis la crise de 2008-2009 Karl Marx fait de nouveau la une des journaux économiques. C’est la seule bonne nouvelle de cette décennie », se réjouit de Raoul Peck. « La seule bonne nouvelle finalement, c’est que des jeunes  s’intéressent à nouveau à connaître leur histoire, qu’ils cherchent à se réapproprier les instruments d’analyse et à lutter contre cette ignorance aveugle et  planétaire qui envahit tout. » Pour conclure, « James Baldwin et Kark Marx ont donc rempli leur tâche, eux, de manière magistrale et radicale. » Peut-être est-ce ainsi, dans cette rencontre entre Marx et Baldwin, que se manifeste 50 ans après les 1968, un certain retour de l’histoire.

[1] cf. Bill Fletcher Junior, « 50 ans après son assassinat : l’héritage de Martin Luther King » (traduit de l’anglais par Daniel Gaxie), À la lanterne des classiques-Silo, Avril 2018. URL : http://silogora.org/50-ans-apres-son-assassinat-lheritage-de-martin-luther-king/ et Charlotte Recoquillon, « Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine », Bande passante-Silo, mai 2018. URL : http://silogora.org/black-lives-matter/
[2] Comme les luttes contre Bush avaient ouvert un champ pour l’élection d’Obama.
[3]  Anne Dujin, « Karl Marx fait son come-back aux États-Unis », Le Monde, 19.04.2018. « Karl Marx. L’irréductible », hors-série du « Monde », avril 2018, 120 pagesEn France, « un regain d’intérêt académique » pour les idées marxistes, interview de Emmanuel Renault, Le Monde, 19.04.2018.

Mai 1968. Échec des rébellions et Contre-révolution.

Par John Mason

Je suis arrivé dans Mai 68 un peu en retard. J’ai passé le mois de mai à New York à soutenir les étudiants qui occupaient l’université de Columbia, puis je suis arrivé à Paris à temps pour participer aux dernières escarmouches de rue avec les CRS sur la rive gauche vers le 14 juillet. C’est le début de ma navette transatlantique entre Paris et New York qui s’est poursuivie jusqu’à ce jour.

Je pense que Todd Gitlin a eu raison quand il a décrit 1968 comme « l’année de la Contre-révolution » alors que des rebellions contre le statu quo éclataient de Mexico à New York, Paris et Prague. Cela peut être plus vrai des États-Unis que de la France et sa « révolution manquée » dont les répercussions sur la société française ont continué jusque dans la décennie suivante. Aux États-Unis, cependant, 1968 fut une année marquée par trois assassinats « stratégiques » – Malcolm X, Martin Luther King et Robert Kennedy – qui ont déclenché une série de rébellions urbaines dans onze grandes villes et des manifestations lors de la Convention du Parti démocrate qui n’ont été démantelées que par des déploiements massifs de la Garde nationale et une importante émeute policière à Chicago.

Aux États-Unis, l’année qui a commencé avec l’offensive du Têt dont le résultat fut un recul fatal de la guerre américaine au Vietnam, a été suivie en peu de temps par des manifestations et un chaos social dans toute l’Amérique urbaine. Les mouvements sociaux des années soixante ont défié les hiérarchies de classe, de genre et de race qui étaient la base du système de caste américain ayant permis aux électeurs masculins blancs de s’identifier à ses élites dirigeantes. Ces rébellions ont contribué à l’effondrement de la coalition démocratique du New Deal qui avait uni les travailleurs syndiqués, les intellectuels libéraux et les groupes minoritaires du Nord aux conservateurs du Sud blanc sous un même parti, grâce à un consensus de centre gauche sur « l’exclusion raciale ». 1968 a fait exploser cette coalition, et permis l’émergence de la majorité républicaine qui a amené les conservateurs du Sud, les électeurs blancs des banlieues, les lobbyistes favorables aux affaires et les think tanks « libertariens » à former une coalition qui façonnera la façon de faire de la politique et la politique américaine pour le prochain demi-siècle.

En 2018, sous l’administration Trump, nous vivons maintenant la marée haute de la vague populiste et contre-révolutionnaire blanche qui a surgi sur la scène politique nationale avec les campagnes présidentielles du gouverneur George Wallace de 1968 et 1972. C’est un populisme autoritaire qui est dirigé contre les élites libérales dans les grandes villes des deux côtes, et tous les groupes raciaux et immigrés minoritaires. Des populations que les politiciens de la gauche libérale veulent protéger contre les prétentions à la domination sociale et culturelle de la « majorité chrétienne blanche » qui peuple les campagnes, le cœur rural et les petites villes du centre des États-Unis.

La majorité politique conservatrice de Trump est en fait une minorité sociologique qui se sent menacée par la majorité multiethnique, posteuropéenne et postchrétienne concentrée dans les grandes villes américaines. Un des résultats de la constitution baroque américaine et du succès républicain dans le charcutage des circonscriptions électorales, est que la majorité populaire démocrate est concentrée dans quelque 500 districts urbains densément peuplés, alors que la majorité politique républicaine s’étend sur quelque 2000 zones rurales et périphéries urbaines peu peuplées. La politique des partis américains reflète aujourd’hui cette division entre rural et urbain qui amplifie au sein du Congrès américain et du Collège électoral la politique conservatrice des électeurs ruraux plus âgés, plus blancs, vivant dans le sud profond et les montagnes Rocheuses.

Au cours de la dernière génération, la politique américaine a opéré une sorte de processus de tri social où les deux partis ont non seulement échangé leurs bases régionales, mais où également les électeurs à tendance autoritaire se sont concentrés dans le parti républicain, tandis que les électeurs libéraux cosmopolites sont allés dans le parti démocrate[1].  Cela aide à expliquer la profondeur du soutien à la direction autoritaire de Donald Trump et à la politique nationaliste blanche au sein de la minorité dominante de la population américaine. Comme Todd Gitlin, un des auteurs du Manifeste de Port Huron écrit en 1962 par le mouvement étudiant, « Students for a Democratic Society (SDS) – la Nouvelle Gauche américaine –, a récemment observé : « La contre-révolution post-1968 a tenu bon contre une trinité d’épouvantails : des gens indisciplinés à la peau foncée, des femmes qui se croient supérieures et une élite arrogante. En 1968, on ne voyait pas encore à quel point le recul pouvait être transformé en puissance nationale ». « Ce pays va si loin vers la droite que vous ne le reconnaîtrez pas », a déclaré le procureur général de Nixon, John Mitchell, en 1969. Il a parlé prématurément[2].


[1] Amanda Taub, The Rise of American Authoritarianism, Vox, March 1, 2016. https://www.vox.com/2016/3/1/11127424/trump-authoritarianism
[2] Todd Gitlin, “1968: Year of Counter-Revolution”, New York Review of Books, May 8th, 2018.

« Black Lives Matter, vu de France »

Par Charlotte Recoquillon

 

La première observation qui me semble utile à relever c’est l’absence de la question raciale dans les interventions précédentes, reflet d’une relégation de cette problématique dans les luttes de 1968.

En France, on a toujours fantasmé les Etats-Unis, de façon positive ou négative d’ailleurs mais on est depuis longtemps fascinés par cette société. On peut le voir à la façon dont l’histoire des Droits Civiques est encensée ici, et les leaders de l’époque adorés : Martin Luther King et Malcolm X principalement, mais également Huey Newton, Angela Davis, Eldridge Cleaver, John Lewis, etc.

Donc de ce point de vue, Black Lives Matter c’est aujourd’hui les héritiers des Droits civiques et du Black Power.

Pourtant, pour mesurer leur action et leur impact, il faut d’abord faire le constat que le Mouvement pour les Droits Civiques avait une tâche bien différente. Il s’agissait d’obtenir l’égalité devant la loi, un traitement égal de tous les citoyens. Ce qui a donné naissance aux luttes pour les Droits Civiques qui auraient du, en théorie, résoudre les inégalités et, a minima, donner les outils juridiques pour les dénoncer et les résorber. A cette époque on pensait également que l’enjeu de l’accès au pouvoir des minorités serait déterminant. L’émergence de Black Lives Matter à l’époque de la présidence Obama témoigne de cet échec. Le mythe de l’Amérique postraciale a tout simplement implosé.

Ainsi, BLM doit aujourd’hui reprendre le flambeau et combattre les inégalités et les injustices qui se nichent dans les institutions et dans les pratiques, dans un contexte où la loi est supposée garantir l’égalité. C’est plus difficile et subtil d’émettre des demandes dans ce contexte.

Ce qui est intéressant dans BLM pour d’autres mouvements c’est l’articulation complexe des notions de race et de classe. Sur des sujets précis comme les luttes contre les politiques de la vitre brisée et de tolérance zéro, le logement ou l’immigration, les discours articulent souvent ces dimensions.

Il y a également une certaine créativité dans les modes de mobilisation qui peuvent inspirer d’autres activistes, même en France. Et le font d’ailleurs. C’est un modèle polycentrique et horizontal dont les leaders sont nombreux, indépendants et pas autant exposés que les grandes figures historiques du militantisme noir.

Il y a également une revendication forte à ce que les opprimés et les victimes disent leur propre histoire et donc cet enjeu du contrôle de la narration fait l’objet de luttes et de débats régulièrement. Surtout qu’il y a une dimension cathartique dans la lutte et que de ne pas se laisser déposséder de cela est important. Ne pas laisser dire son histoire par d’autres, même de potentiels alliés est une revendication récurrente.

Par ailleurs, il y a l’idée que ce focus important sur les Noirs bénéficiera au final à d’autres minorités et à toute la société. Ce qui n’est pas toujours bien compris ici en France – ni aux Etats-Unis d’ailleurs.

Ce qui n’est pas toujours simple à appréhender non plus c’est la multiplicité de stratégies et d’opinions qui coexistent dans ce mouvement.

Voici donc brièvement, les traits principaux que l’on peut retenir de Black Lives en Matter en France. Cependant, j’aimerais aussi revenir sur des évolutions récentes du racisme et du mouvement anti-raciste en France.

En France, la dimension sociale des luttes pour l’égalité semble occultée par la visibilité nouvelle des questions raciales. Puisque le pays a supposément été « aveugle aux couleurs » (colorblind), il y a un enjeu crucial à montrer comment le facteur racial opère dans les discriminations systémiques en France. Probablement aux dépens de la question sociale et des catégories de classe.

En même temps, on voit bien que le mouvement social ne sait pas très bien comment s’emparer des questions raciales. Les occupations « Nuit debout » pendant plusieurs mois à Paris n’ont pas réussi à inclure des militants ou participants non blancs, peu de non parisiens aussi.

Les minorités, longtemps silenciées ont ouvert des espaces de parole et s’en servent. Elles secouent les paradigmes de pensée traditionnels et effraient ainsi une partie des « dominants » et de ceux privilégiant le « statu quo ».

Pourtant, la situation en France, notamment sur le plan de l’islamophobie, est alarmante. Dans l’actualité récente, plusieurs jeunes femmes musulmanes voilées ont fait l’objet de polémiques médiatiques qui interrogeaient leur identité et leur allégeance aux valeurs françaises du simple fait de leur religion. Le concept de laïcité est quotidiennement bafoué. Et la question de l’identité française est fantasmée.

Un autre fait divers a interpellé l’opinion publique quand un jeune migrant malien sans papier a escaladé une façade d’immeuble et pour sauver un enfant et qu’il a été récompensé par le Président de la République de la nationalité française et de la légion d’honneur. Ainsi, on alimente la logique de migrants qui devraient être exceptionnels pour devenir français, « utiles » à la nation, tout comme le débat sur la déchéance de nationalité menaçait de destituer des citoyens bi-nationaux.

En bref, la société française est traversée par des débats très forts sur son identité dans lesquels la question raciale est puissante. Black Lives Matter a également remis la question raciale au centre du débat de l’autre côté de l’Atlantique. Loin d’attendre que ce mouvement nous fournisse des réponses toutes faites prêtes à l’emploi dans notre société, il peut inspirer de nouvelles tactiques.

D’autant plus qu’en France nous avons, une fois encore, besoin d’articuler les questions raciales et sociales comme le montre la réforme catastrophique de l’accès à l’université et le système Parcours Sup qui va aggraver la relégation des jeunes des quartiers périphériques, souvent pauvres et non-blancs. Il y a donc un vrai besoin d’articulation entre les luttes.

Pas de retour de l’Histoire sans la jeunesse

Par Christophe Deroubaix

« Je ne sais pas si l’on assiste au retour de l’Histoire mais l’on ne peut envisager un retour de l’Histoire sans la jeunesse comme acteur. Elle l’a été en 1968, dans les universités françaises comme dans le mouvement aux États-Unis contre la guerre du Vietnam. Le sera-t-elle en 2018 ?

Je ne vais pas vous apprendre que les Millennials sont en train de redessiner la vie politique américaine, en étant une génération plus progressiste que la précédente, en permettant l’émergence de Bernie Sanders lors des primaires de 2016, en entrant dans le militantisme politique et associatif. Les militants qui sont élus depuis quelques mois sous l’étiquette « socialiste » (membres du Democratic Socialists of America) sont, dans une immense majorité, des Millennials. Cette même génération qui, selon un sondage récent (commandé pour l’anecdote par un groupement anticommuniste), préfère à 44% vivre dans une société socialiste (42% dans une société capitaliste et 7% une société communiste).

Il est intéressant de noter des similarités avec des pays européens. En Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn a pu prendre la tête du parti travailliste, puis la garder lors d’une seconde élection, après que des dizaines de milliers de jeunes aient adhéré à ce parti.

Quelle est la situation en France ? C’est un sujet dont on ne parle pas beaucoup dans notre pays bien qu’il le mériterait.

Le rapport annuel de la Commission consultative nationale des droits de l’homme montre les Millennials français ont une attitude positive et ouverte envers l’immigration, qu’ils considèrent l’égalité hommes-femmes comme une évidence. L’ouverture de la société française est tirée par sa jeunesse. C’est comme si vous ajoutiez petit à petit de l’eau claire dans une bouteille à l’eau trouble : au fur et à mesure, l’eau de l’ensemble de la bouteille se clarifie. On peut ainsi mesurer l’impact générationnel sur les mentalités. D’autres enquêtes montrent que les jeunes demandent de la justice sociale et se prononcent pour une intervention forte de l’État dans l’économie. L’évolution ne concerne donc pas uniquement que les questions de société, mais aussi économiques et sociales.

Voilà ce qu’ils pensent. Et ce que les gens pensent n’est jamais une affaire mineure en matière d’évolution des sociétés. C’est un critère primordial. Jane Sanders, lors de la session plénière d’ouverture, en a souligné l’importance, en déclarant : « Nous gagnons la bataille idéologique. »

Comment les jeunes Français s’investissent-ils dans la société ? Pour ceux qui le font, le canal principal est celui des associations et des organisations non-gouvernementales. La thématique principale qui suscite leur engagement ? Le changement climatique, l’environnement. Le chemin vers la citoyenneté active est plutôt vert.

Comment se comportent-ils politiquement ? Durant l’année qui a précédé l’élection présidentielle de 2017, il y a eu des articles dans les journaux français sur le fait que la jeunesse était (supposément) attirée par le Front national de Marine Le Pen. Que montrent les sondages sortie des urnes ? Qu’elle a recueilli 21% du vote des 18-29 ans (enfin le vote de ceux qui ne se sont pas abstenus et qui comptent pour 30% des jeunes inscrits). C’est équivalent à son score national (21,3%) et c’est évidemment beaucoup. Mais, contrairement à ce qui était annoncé, elle n’est pas arrivée en tête de cette catégorie d’âge. Le candidat qui sera finalement élu, Emmanuel Macron, a recueilli 18% des suffrages jeunes. Mais c’est le candidat de la France insoumise qui arrive en tête avec 30%. Si on y ajoute les 10% recueillis par le candidat du PS, Benoît Hamon, se dessine parmi la jeunesse une majorité claire en faveur des options, disons, les plus progressistes. Certes le taux de participation est encore inférieur de 10 points à la moyenne nationale, mais il a progressé au cours de la campagne.

Ce n’est jamais un mauvais point de départ pour l’Histoire que d’avoir une jeunesse qui préfère les options progressistes, qui s’investit dans la sphère publique. Pour l’instant, leur engagement dans les organisations politiques demeure un cran en dessous et c’est certainement cela qui fait défaut pour que les évolutions de la jeunesse puissent avoir un impact plus important.