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Par Bill Fletcher, Jr.

Rédacteur en chef de globalafricanworker.com, ancien président du TransAfrica Forum et syndicaliste.
Juin 2020

 

Dans le sillage immédiat de l’assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis, une série de mouvements de rébellion a éclaté à travers les États-Unis, pour finalement s’étendre, sous une forme ou une autre, à d’autres parties de la planète.  Ces « soulèvements » posent l’inévitable question : quelles suites ?  Mais aussi, pourquoi maintenant ?

Le meurtre de George Floyd s’est produit au croisement de plusieurs événements majeurs, voire de contradictions :  la crise du Covid-19, la crise économique, plusieurs lynchages d’Afro-Américains, le rôle incendiaire de Donald Trump et une crise environnementale.  Tout comme les événements de 1919 aux États-Unis, avec la conjonction de la mal-nommée grippe espagnole, la dépression de l’après-guerre, les pogroms contre les Afro-Américains, la grève générale de Seattle et la répression des groupes radicaux, ce n’est pas un événement unique qui a déclenché les choses. C’est un événement qui a servi d’étincelle dans un espace rempli de « substances volatiles ».

Crise du Covid-19, lynchages à répétition, les étincelles avant l’explosion

La première étincelle, ainsi, a été la crise du Covid-19 et la manière dont l’administration Trump n’y a pas fait face, d’abord en niant sa gravité, ensuite en ignorant la nécessité d’une coordination nationale. Enfin en traitant le problème comme ayant été largement résolu lorsqu’il est apparu clairement que les personnes de couleur étaient touchées de manière disproportionnée par le virus.  Le Covid-19 a déclenché une crise économique sous-jacente qui couvait depuis des années.  Une combinaison de surproduction de biens et de suraccumulation de capitaux, ainsi que de spéculation financière massive, a conduit à une grande instabilité économique.  Cette situation a été aggravée par l’inégalité croissante des revenus et des richesses à travers la planète.  Le capital néo-libéral ne peut tout simplement pas s’en sortir seul.  Même lorsque ses représentants reconnaissent la polarisation des richesses et des revenus comme une source d’instabilité, ils sont incapables de faire quoi que ce soit pour y remédier.

Une autre étincelle a été une série de ce que l’on ne peut que qualifier de lynchages d’Africains-Américains qui ont conduit à la mort de George Floyd par la police de Minneapolis.  Mais il est important de noter ici que les lynchages ne sont pas réservés aux Africains-Américains.  Les Nations Premières – Native Americans – ont souffert de manière disproportionnée aux mains de la police.  Porto Rico, une colonie des États-Unis, a subi un traitement quasi génocidaire de la part de l’administration Trump depuis la catastrophe de l’ouragan Maria.  La liste est encore longue. La vie et l’histoire des opprimés raciaux continuent d’être ignorées – ils ne comptent pas – pour une grande partie de l’Amérique blanche.

Donald Trump a aggravé tous nos problèmes en ne prétendant même pas ne serait-ce qu’être attentif aux plaintes des opprimés.  Au contraire, il a reconnu à contrecœur certaines des pires atrocités pour ensuite accuser l’ « Antifa », un ensemble flou d’antifascistes de gauche et d’anarchistes, d’être les principaux provocateurs présumés des pillages pendant les révoltes, malgré les preuves évidentes que (1) ce ne sont pas eux, et (2) que des forces de droite s’employaient activement à créer les conditions d’une guerre civile raciale aux États-Unis.  Trump ne cesse de jeter du kérosène sur des braises chaudes, après quoi il proclame l’existence d’une crise qu’il va résoudre !

Tout cela dans le contexte de la catastrophe environnementale qui empire et s’étend. Une catastrophe qui a contribué, entre autres causes, à la crise du Covid-19 et qui continuera à favoriser de telles pandémies, en détruisant le milieu d’espèces diverses, les forçant à se regrouper, entraînant le transfert des maladies.

Ainsi, en tant que telle, la situation était prédéterminée. Bien qu’elle ait été déclenchée par l’assassinat de Floyd, elle n’a pas été causée par l’assassinat de Floyd.

Clarification des tendances au sein de la droite américaine

La situation actuelle illustre également la clarification des tendances au sein de la droite politique. Trump est à la tête d’une alliance entre les Républicains partisans du néolibéralisme et un mouvement populiste de droite (ce dernier comprenant un courant laïc et un courant religieux).  Cette alliance a provoqué des conflits majeurs au sein du bloc au pouvoir qui voit dans le mouvement populiste de droite la poussée de l’irrationalisme et la destruction potentielle des alliances globales constituées depuis la Seconde guerre mondiale.  Trump a joué le mouvement populiste de droite, y compris l’élément néofasciste, en trouvant des excuses à leur comportement, par exemple après la marche des fascistes de Charlottesville, en Virginie, ou, plus récemment, en focalisant sur le danger présumé des formations « Antifa » et en ignorant totalement et absolument les provocateurs néofascistes qui sont entrés dans les récents soulèvements avec l’intention de déclencher une guerre civile raciale, mentionnée plus haut.

Il est important également de noter que Trump n’a même pas fait semblant d’en appeler à la justice et à l’unité nationale. Il a enflammé les passions de ses partisans de droite et il est maintenant remis sur les rails de la campagne. Maudit soit ce Covid-19…

Deux dernières remarques sur l’explosion du mouvement.  Aux États-Unis, les protestations ont été étonnamment multiraciales.  Bien que menées par des Africains-Américains, ces mouvements de protestation ont mobilisé d’autres groupes démographiques, soulevant dans certains cas des questions politiques compliquées pour le mouvement. Notamment celles concernant la manière de saisir la dimension plus large de la question de l’oppression raciste et nationale, et les moyens spécifiques par lesquels elle se manifeste contre les populations spécifiquement opprimées sur le plan racial.  Une tendance à l’ethno-nationalisme, si elle n’est pas corrigée, affaiblira les différentes perspectives possibles d’unité stratégique contre l’oppression nationale suprémaciste blanche.

Un mouvement large, une explosion devenue mondiale

Enfin, ces explosions sont devenues mondiales.  Au début, il semblait que les manifestations, que ce soit en Palestine occupée, à Paris ou à Londres, étaient seulement en solidarité avec les événements aux États-Unis.  En y regardant de plus près, il est devenu clair que ces manifestations exprimaient à la fois de la solidarité, mais qu’elles mettaient également en évidence les problèmes d’inégalité, des violences policières et diverses formes d’oppression raciste et nationale là ou se tenaient ces rassemblements. À certains égards, on peut dire qu’on peut y voir les contours d’une « Internationale » du XXIe siècle.

Où ce mouvement peut-il aller ?  La résistance sous le capitalisme est inévitable. Elle est également imprévisible. On ne sait jamais quand il y aura une explosion sociale, mais on sait qu’il y aura une explosion sociale.  Face à des éruptions spontanées et en l’absence d’organisation, il y a plusieurs possibilités.

Les exigences découlant de ces rébellions se concentrent principalement sur l’application de la loi, même si elles expriment quelque chose de plus profond.  Les demandes comme « Defund The Police« [1]et/ou « Abolir la police » témoignent d’un refus d’accepter les mini-réformes traditionnelles qui ont été proposées dans le passé, par exemple les formations de sensibilisation de la police.  Au lieu de cela, ces demandes, dans leur essence, remettent en question le rôle d’un élément de l’appareil répressif de l’État. Comme il s’agit d’un mouvement très large sans direction centrale, les demandes peuvent être résumées en gros comme un appel à repenser et à restreindre massivement la police, notamment en réduisant son financement, en la dépouillant d’un grand nombre de ses responsabilités, en la démilitarisant et en élaborant des réponses de la communauté aux problèmes sociaux.  Paradoxalement ces revendications contre la police n’impliquent pas nécessairement une analyse anticapitaliste de la part de ceux qui les formulent.

Ces revendications, cependant, ne sont pas, dans leur essence, limitées aux affaires de la police.  Ce sont de véritables revendications autour de la démocratie. Ce sont des demandes contre l’inégalité croissante et la voie objectivement génocidaire que poursuit le néolibéralisme.  Ce sont des demandes d’équité et de réparation des dommages causés par plus de 500 ans d’oppression raciste et nationale.

Les réactions du mouvement syndical 

Face à ces multiples crises, le mouvement syndical est dans un état de relative paralysie depuis un certain temps, surtout depuis la poussée de Trump et le début de la crise de Covid-19.  Certains syndicats, comme UNITE HERE, ont été frappés par la perte de membres résultant de l’effondrement économique provoqué par Covid-19.  Aucun syndicat n’a réussi à mener une réponse unitaire aux crises économiques du Covid-19, même si les syndicats d’infirmières ont joué un rôle majeur en attirant l’attention sur l’ampleur des crises.  Au fur et à mesure que les rébellions ont éclaté à la suite du meurtre de George Floyd, certains segments du mouvement syndical ont réagi en faisant des déclarations généralement favorables aux manifestants, en soulevant la question de la suprématie blanche et en condamnant les violences policières.  En interne, ces déclarations ont également suscité un certain recul de la part des membres les plus conservateurs des syndicats, notamment dans le contexte des critiques directes des violences policières. Les contradictions ont été exacerbées par les demandes croissantes d’exclusion des syndicats de police de l’AFL-CIO nationale et des syndicats nationaux, par exemple l’American Federation of State, County & Municipal Employees (AFSCME), le Service Employees International Union (SEIU), l’American Federation of Government Employees (AFGE).

Certaines discussions ont eu lieu dans les rangs de la gauche du mouvement syndical sur la manière de répondre à cette crise.  Il n’y a pas encore de consensus général.  Ceci est lié à la question plus large d’une gauche faible et fragmentée.  Bien que DSA (Democratic Socialist of America) soit, de loin, le plus important groupe de gauche (environ 60 000 membres), elle ressemble davantage à une fédération qu’à une organisation nationale cohérente, avec des fractions et une stratégie incertaine.  Avec elle, d’autres forces de gauche ont essayé de proposer différents moyens de soutien aux manifestants, notamment un soutien politique et un soutien technique. Et, bien sûr, les membres de ces différentes organisations sont descendus nombreux dans la rue.  Mais il n’y a pas encore une ou deux organisations qui peuvent prétendre être à la tête de ce mouvement.

Si ces protestations ne débouchent pas sur un rassemblement des forces de gauche/progressistes, le danger existe que la droite se saisisse du déclin éventuel des mouvements comme une opportunité pour contre-attaquer.  Une analogie peut être faite avec les conséquences des insurrections ouvrières de 1919 en Italie, qui ont été suivies par la montée du fascisme.

Le besoin d’une large coalition populaire pour des changements immédiats

Ainsi, il y a deux niveaux de réponse immédiate qui sont absolument nécessaires, outre une stratégie de large front uni visant à battre Donald Trump aux élections de novembre.  Premièrement, il faut une large coalition populaire anti-répression qui réponde au moment présent en s’opposant à toute nouvelle discussion sur le déploiement de troupes ; en demandant la démilitarisation et la restructuration des forces de l’ordre ; en rendant justice aux victimes de lynchages (qu’ils soient perpétrés par la police ou par d’autres) ; et en luttant contre l’austérité.  Une telle coalition doit être construite par des organisations nouvelles et anciennes ; des forces qui se manifestent maintenant et celles qui étaient déjà là, affirmant contre l’État des exigences de changement immédiat.  La lutte anti-austérité n’est pas secondaire. L’austérité a été l’orientation croissante des Républicains en réponse à la crise économique. C’est un facteur qui contribue à la colère et à la frustration qui ont fait descendre les gens dans la rue.  Pour pouvoir avancer, nous devons rompre avec l’austérité.

Unifier la gauche socialiste

Le deuxième niveau qui requiert l’attention est, une fois encore, la nécessité de renforcer et d’unifier la « gauche socialiste consciente ».  Les protestations post-Floyd ont démontré qu’il y a un grand nombre de gens qui appartiennent à notre base potentielle qui font partie de ce que l’on peut appeler un mouvement de masse, de gauche et radical.  Pour une grande partie leur engagement n’est pas idéologique mais ils cherchent à apporter des changements fondamentaux au système.  Le fait de vouloir des changements radicaux est secondaire par rapport à leur colère et à leur impatience face aux politiciens et à la rhétorique Démocrates centristes qui suggèrent trop souvent que nous ne pouvons faire que des petits pas dans la direction de la justice.

Compte tenu de la base existant pour un radicalisme de masse de gauche, la gauche socialiste organisée, bien que disparate, doit trouver un moyen de se rassembler afin que nous puissions avoir un impact sur la création d’une coalition populaire anti-répression ou d’autres initiatives de ce type.   L’ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés dans un moment comme celui-ci exige un niveau d’organisation sans précédent de la part de la gauche socialiste. Mais il est loin d’être évident qu’elle soit prête pour s’engager dans cette voie.

Les réponses ne dépendent pas du destin. Elles résident bien plutôt dans les actions que la gauche socialiste choisira, ou non, de faire avancer.

 

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[1] Le slogan « Defund the Police » qu’on trouve dans les manifestations peut aussi bien dire « réduisez les dépenses de la police (au profit de l’école, par exemple)  que « démantelez la police ».