Par Corentin Lahu
Cet article a été publié initialement sur le carnet Hypothèse de l’ANR PAPRIK@2F, en deux parties ici et là.
A l’occasion de la mort de Lénine en 1924, les communistes de la section du 20e arrondissement de Paris décident de confier au Soviet de Moscou la garde d’un authentique étendard communard, drapeau sans inscription « fait d’une simple étoffe rouge – vrai drapeau d’insurgés – [qui] a vu le feu des barricades » et autour duquel se sont regroupés « les derniers défenseurs de la Commune dans les quartiers de Belleville et du Père-Lachaise »[1]. À travers ce geste, les communistes revendiquent une filiation directe entre l’insurrection parisienne de 1871 et la révolution d’Octobre 1917.
Le drapeau communard sous la garde de Lénine, en attendant la revanche
Avant de se séparer de ce symbole des combats de la classe ouvrière pour son émancipation, les communistes parisiens organisent le 24 mai 1924 une grande cérémonie[2], à la veille de la traditionnelle manifestation au Mur des Fédérés qui commémore chaque année la terrible répression des communards lors de la Semaine sanglante. Réunis dans la grande salle de la Bellevilloise, plus de 2 000 révolutionnaires prêtent « serment sur le drapeau de la Commune de consacrer tous leurs efforts à la défense de la révolution russe et à la préparation de la Révolution communiste dans tous les pays »[3].
Un télégramme est envoyé pour l’occasion à Moscou, dans lequel est retracée l’histoire de ce drapeau, « conservé par un communard aujourd’hui disparu, confié à Édouard Vaillant, ancien communard, qui en fit don à la 20e section du Parti socialiste ouvrier (PSO) ». « Propriété de tous les socialistes du 20e arrondissement » après la fondation de la SFIO (1905), les communistes de la 20e section en gardent la possession après la scission de Tours (1920) – « pour que le drapeau ne tombe pas entre les mains de ceux qui trahissaient le prolétariat » – et l’exposent dans leur local depuis 1921, afin de rappeler aux communistes « qu’ils devaient rompre avec les traditions démocratiques s’ils voulaient réellement être les continuateurs des révolutionnaires de 1871 ». Puis le message met en avant le dynamisme et l’ardeur de la 20e section de la SFIC, aux avant-gardes de la lutte et défenseuse obstinée de la bolchevisation du Parti. La section rappelle qu’elle s’est toujours située politiquement dans le courant de gauche à l’intérieur du PCF et qu’elle a constamment suivi « la ligne juste de l’Internationale ». Par conséquent, « la 20e section confie [aux moscovites] la garde de ce symbole des luttes du prolétariat avec la volonté de hâter par son travail soutenu, méthodique, l’heure où [leurs] frères de Moscou pourront ramener ce drapeau dans le Paris de la Commune, enfin vengé des crimes versaillais ». Parmi les signatures de ce télégramme se trouve celle de l’ancien communard Fourcade, qui aurait dû se rendre à Moscou pour y apporter le drapeau avec la délégation initialement prévue si le gouvernement ne l’en avait pas empêché.
Le lendemain de la cérémonie à la Bellevilloise, le drapeau est porté par les vétérans de la Commune lors de la manifestation au Père-Lachaise. Il est exposé près du Mur, et « des milliers de parisiens prêtent serment, la main levée, en passant devant »[4].
Les autorités ayant refusé de délivrer des passeports à la délégation mandatée dans un premier temps pour le porter à Moscou, c’est à la délégation du PCF au Ve congrès de l’Internationale Communiste à Moscou (du 17 juin au 8 juillet 1924) que revient cette mission. Le drapeau est remis aux Russes le 6 juillet, lors d’une grande fête sur un terrain d’aviation au nord de Moscou, à laquelle participent 400 000 personnes. C’est Alfred Costes, secrétaire de la Fédération de la Seine, qui, après un discours et la lecture du serment de la 20e section parisienne, confie l’étendard à Antipov, le secrétaire du Comité de la Fédération de Moscou du Parti Communiste de Russie. Puis, à la clôture du Congrès de l’IC le 8 juillet, le Commissaire du peuple de la Défense, Frouzé, affirme à l’issue d’une grande parade militaire : « ce drapeau est remis entre des mains sûres ».
Par ailleurs, après la fête du 6 juillet, le Comité de la Fédération de Moscou a adressé un télégramme de remerciement[5] au PCF accusant réception du drapeau et mettant l’accent sur l’internationalisme de la Commune. Les communistes russes rappellent aussi que « les idées et le souvenir de la Commune de Paris sont particulièrement chers » à leurs yeux, car elle « a été la première tentative de gouvernement prolétarien, le précurseur du gouvernement soviétique, une leçon historique de luttes révolutionnaires qui a ouvert la voie à l’affranchissement de l’humanité de toute exploitation ». Leur message se poursuit par un appel aux ouvriers et paysans français à suivre l’exemple russe : « restez fidèles à la Commune, renversez la bourgeoisie, instaurez, chez vous le gouvernement des Soviets, le gouvernement des travailleurs, rapprochez l’heure de la révolution mondiale ».
Le drapeau communard est ensuite déposé par Antipov et Costes à l’intérieur du mausolée provisoire où repose Lénine, aux côtés des étendards du Parti Communiste Bolchevique et de l’IC. Il sera transféré par la suite au musée Lénine.
Échanges d’étendards entre le PCF et les soviétiques
Le 27 juillet, à l’occasion de la manifestation organisée par le PCF pour le dixième anniversaire de l’assassinat de Jaurès et du déclenchement de la Première guerre mondiale, un drapeau offert par les soviétiques aux communistes français est arboré par Pierre Sémard, nouveau secrétaire général du PCF, ainsi que par le secrétaire général de la CGTU et les pupilles de Boulogne[6]. Cet étendard a été conçu par les travailleurs de la Krasnaïa Presnia (« Presnia la rouge », nom donné au faubourg ouvrier de Presnia à Moscou). Le drapeau de soie rouge contient un message brodé en lettres d’or qui fait référence à la Commune de Paris : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous./ Les travailleurs de la Krasnaiapriesnia (Moscou)./ A la courageuse et glorieuse avant-garde du prolétariat français./ Les travailleurs de Paris./ Prolétaires de Paris soyez de dignes héritiers de la Commune de Paris./ Levez l’étendard de la Commune française victorieuse. »[7]
Un autre drapeau est donné en échange de l’emblème communard aux travailleurs français quelques mois plus tard. Le 28 septembre, à l’occasion d’une grande manifestation communiste fêtant le soixantième anniversaire de la fondation de la Première Internationale, plusieurs drapeaux sont remis aux organisations ouvrières françaises. L’un d’entre eux, conçu par les ouvriers de Bakou, comporte l’inscription en lettres d’or : « Aux ouvriers, aux communistes de France, suivez l’exemple de la Commune de Paris de 1871. Luttez pour le communisme »[8].
Enfin en 1928, un deuxième étendard de la Commune, celui du 67e bataillon de fédérés, rejoint lui aussi Moscou, mais « de façon infiniment plus discrète »[9]. Acheté pour la somme de 2 000 francs par Léon Borissovitch Bernstein, il est exposé à l’Institut Marx-Engels, qui rassemble des matériaux du monde entier sur les mouvements révolutionnaires. Il est aujourd’hui conservé aux Archives d’État russes pour l’histoire sociale et politique (RGASPI).
De la Commune de Paris martyre à la Commune russe triomphante
Durant tout l’entre-deux-guerres, le souvenir de la Commune de Paris est régulièrement mobilisé par le PCF et fait l’objet de puissantes démonstrations commémoratives. Il est partie intégrante de l’identité et de la culture communistes qui se construisent, dès le congrès de Tours, à partir d’un double mouvement d’héritage et de rupture avec la tradition ouvrière française incarnée jusqu’alors par la SFIO. Ainsi, en organisant chaque année la manifestation au Mur des Fédérés, le Parti communiste ne fait que perpétuer une pratique ancienne instituée en 1880 et appropriée par la jeune SFIO en 1908. Il reprend également à son compte l’image du combattant héroïque et de la Commune martyre, véhiculée et érigée en mythe depuis les lendemains de la Semaine sanglante dans le mouvement ouvrier.
Mais le PCF est né de la volonté d’une majorité de délégués socialistes au Congrès de Tours de s’inspirer d’un modèle nouveau, celui des bolcheviques fondateurs de la IIIe Internationale à Moscou. En conséquence, le PCF adopte une lecture marxiste-léniniste de la Commune de Paris, élaborée par les révolutionnaires russes (en particulier Lénine et Trotski), qui se nourrit de l’expérience soviétique. En établissant une filiation directe entre l’insurrection parisienne de 1871 et la révolution d’Octobre 1917, il renouvelle en profondeur le mythe existant avant-guerre : de crépuscule, la Commune de Paris devient aurore. Elle est pour les bolcheviks annonciatrice de la Commune victorieuse russe, qui est parvenu à construire l’État de type nouveau qu’espérait Marx en tirant les leçons des erreurs de 1871, à commencer par l’absence d’un parti révolutionnaire pour organiser la classe ouvrière.
Pour aller plus loin :
- FOURNIER Éric, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013
- GRADOV K., « Deux drapeaux de la Commune de Paris à Moscou ! », in La Commune. Bulletin de l’Association des Amis de la Commune de Paris – 1871, n°19, 3e trimestre 2003
- LAHU Corentin, Le PCF et la mémoire de la Commune de Paris. Commémorations et usages politiques de 1920 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Mémoire de Master 2 dirigé par J.-C. Daumas et J. Vigreux, 2014
- TARTAKOWSKY Danielle, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Aubier, 1999
[1] RGASPI 517/1/194, La 20e section communiste de la Seine aux communistes de Moscou, 1924. En ligne sur Pandor.
[2] « Le serment au drapeau de la Commune », in L’Humanité, 25 mai 1924.
[3] RGASPI 517/1/194, op. cit.
[4] GRADOV K., « Deux drapeaux de la Commune de Paris à Moscou ! », in La Commune. Bulletin de l’Association des Amis de la Commune de Paris – 1871, n°19, 3e trimestre 2003.
[5] RGASPI 517/1/163, Le Comité de la Fédération de Moscou du PCR au Parti Communiste Français, 6 juillet 1924. En ligne sur Pandor.
[6] « Vingt mille prolétaires défilent devant le buste de Jaurès et le drapeau des Soviets », L’Humanité, 28 juillet 1924.
[7] « Le salut des Travailleurs de Moscou à leurs frères de Paris », L’Humanité, 27 juillet 1924.
[8] TARTAKOWSKY Danielle, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Aubier, 1999, p. 107. Mais selon L’Humanité du 28 septembre 1924, la dernière phrase de l’inscription est « Luttez pour la dictature du prolétariat comme l’ont fait les millions d’ouvriers et de paysans russes ! P.C. Russe, Comité de Moscou ».
[9] GRADOV K., « Deux drapeaux de la Commune de Paris à Moscou ! », op. cit.