Skip to main content

Julian Borger, The Guardian, mercredi 19 juin 2019.
Traduit par Rania Ahmed

 

Les chefs d’état-major des États-Unis ont affiché puis retiré le document qui laisse entendre que les armes nucléaires pourraient « créer les conditions propices à des résultats décisifs ».


Des missiles balistiques nord-coréens. Selon le document, les armes nucléaires pourraient « créer les conditions propices à des résultats décisifs et au rétablissement de la stabilité stratégique ».

Le Pentagone estime que l’utilisation d’armes nucléaires pourrait « créer les conditions nécessaires à la réalisation de résultats décisifs et au rétablissement de la stabilité stratégique », selon une nouvelle doctrine nucléaire adoptée la semaine dernière par les chefs d’état-major des États-Unis.

Le document, intitulé « Opérations nucléaires », a été publié le 11 juin et a été le premier document de doctrine de ce genre depuis 14 ans. Les experts en contrôle des armes déclarent qu’il y a un glissement dans la pensée militaire américaine vers l’idée de combattre et de gagner une guerre nucléaire – ce qui, selon eux, est une attitude très dangereuse.

« L’utilisation d’armes nucléaires pourrait créer des conditions propices à des résultats décisifs et au rétablissement de la stabilité stratégique », indique le document des chefs d’état-major. « Plus précisément, l’utilisation d’une arme nucléaire changera fondamentalement la portée d’une bataille et créera des conditions qui auront une incidence sur la façon dont les commandants gagneront les conflits. »

Au début du chapitre sur la préparation nucléaire et le ciblage, le document cite un théoricien de la guerre froide, Herman Kahn, qui a dit : « Je suppose que les armes nucléaires seront utilisées au cours des 100 prochaines années, mais que leur utilisation sera beaucoup plus faible et limitée que généralisée et sans restriction. »

Kahn était un personnage controversé. Il a soutenu qu’une guerre nucléaire pourrait être « gagnable » et aurait en partie inspiré le film de Stanley Kubrick, « Dr Strangelove ».

Le document sur les opérations nucléaires a été retiré du site en ligne du Pentagone après une semaine et n’est maintenant disponible que par une bibliothèque électronique à accès restreint. Mais avant d’être retiré, il a été téléchargé par Steven Aftergood, qui dirige le projet sur le secret d’État pour la Fédération des scientifiques américains.

Un porte-parole du Comité des chefs d’États-majors interarmées  a déclaré que le document avait été retiré du site web du ministère de la défense accessible au public « parce qu’il a été déterminé que cette publication, comme c’est le cas pour les autres publications du Comité, devrait être réservée à l’usage officiel ».

Dans une déclaration par courriel, le porte-parole n’a pas dit pourquoi le document a été affiché sur le site web public pendant la première semaine suivant sa publication.

Aftergood a déclaré que le nouveau document « est tout à fait conçu comme une doctrine de combat – et pas simplement comme une doctrine de dissuasion, et c’est perturbant ».

Il a souligné qu’en tant que document opérationnel des chefs interarmées, et non comme document d’orientation politique, son rôle consiste à planifier les pires scénarios. Mais Aftergood a ajouté : « Ce genre de pensée peut être dangereux. Cela peut rendre ce genre d’éventualité plus probable et remplacer la dissuasion ».

Alexandra Bell, ancienne responsable du contrôle des armements du département d’État, a déclaré : « Cela semble être un autre exemple de cette administration à la fois sourde et désorganisée. »

Bell, maintenant directrice principale des politiques au Centre de contrôle des armements et de non-prolifération, a ajouté : « L’affichage d’un document sur les opérations nucléaires, puis sa suppression rapide, témoigne d’un manque de discipline dans les messages et d’un manque de stratégie. De plus, en cette période de tensions nucléaires croissantes, postuler de façon désinvolte les avantages potentiels d’une attaque nucléaire est obtus à l’extrême. »

La doctrine a été publiée à la suite du retrait de l’administration Trump de deux accords nucléaires : le plan d’action global conjoint de 2015 avec l’Iran et le traité de 1987 sur les forces nucléaires de portée intermédiaires avec la Russie (INF). L’administration est également sceptique à propos d’un troisième : l’accord New Start qui limite les armes nucléaires stratégiques et les systèmes de livraison des forces américaines et russes, qui doit expirer en 2021.

Pendant ce temps, les États-Unis et la Russie sont engagés dans des programmes de modernisation des armes nucléaires de plusieurs milliards de dollars. Dans le cadre du programme américain, l’administration de Trump développe un missile balistique à faible rendement qui, selon les défenseurs du contrôle des armements, risque d’abaisser le seuil nucléaire, ce qui rend concevable qu’une guerre nucléaire puisse être « limitée » plutôt que d’entraîner inévitablement un cataclysme mondial.

La dernière doctrine des opérations nucléaires, publiée sous l’administration George W. Bush en 2005, avait également alerté. Elle envisageait des frappes nucléaires préventives et l’utilisation de l’arsenal nucléaire américain contre toutes les armes de destruction massive, et pas seulement nucléaires.

L’administration Obama n’a pas publié de doctrine sur les opérations nucléaires mais dans sa revue de la posture nucléaire de 2010 (NPR), il a cherché à rétrograder le rôle des armes nucléaires dans la planification militaire américaine.

Elle a renoncé au plan de l’ère Bush visant à construire des bombes nucléaires « antibunker », et a écarté l’attaque nucléaire contre les États non dotés d’armes nucléaires, mais elle n’est pas allée aussi loin vers le désarmement que les militants du contrôle des armes auraient voulu ou espéré.