Il y a dix ans éclatait la crise financière la plus grave depuis 1929. L’onde de choc du krach surgi aux États-Unis, continue de se propager avec un ébranlement indissociablement politique, économique, écologique et géostratégique. Y a-t-il un avant et un après 2008 ? Autrement dit, y a-t-il eu rupture ou plus exactement des ruptures engendrées par cet ébranlement ? Il nous a semblé que c’était le cas d’où l’intérêt de leur consacrer notre dossier en cherchant à les identifier dans leur complexité et en s’interrogeant sur leur nature, leur signification et leur portée. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité mais nous avons choisi quelques thèmes qui nous sont apparus les plus révélateurs pour entamer le défrichage des mutations en cours et de leurs enjeux. Une décennie, c’est bien peu au regard du temps long de l’histoire pour les comprendre et même les cerner. Mais par les éléments d’information et d’analyse qu’ils livrent, les auteurs qui ont collaboré à notre dossier ouvrent des pistes de réflexion.
Les premiers tremblements passés, l’approfondissement de la crise des systèmes politiques, économiques et sociaux pose avec plus de force la question de l’alternative. Celle-ci suscite de grandes attentes, elle se heurte à de puissants blocages. La finance internationale et les néolibéraux ont repris leur souffle et relancent la machine économique mortifère sur l’air tant ressassé du TINA (« there is no alternative ») si cher à Margaret Thatcher dans les années 1980 et remis au goût du jour avec plus de force encore par les tenants de l’ordre financier, des privatisations et de l’explosion de la solidarité sociale. La France macroniste en est un exemple type. Pourtant la crise a rendu caducs les modèles de croissance libéraux, provoqué un discrédit massif du politique et bouleversé le système international. Le regard sur la mondialisation actuelle a également changé avec plus de défiance et même de méfiance. Son échec provoque des replis identitaires qui alimentent les pires tensions et conflits alors que le temps des coopérations et des solidarités, indissociable de celui de la mondialisation qui serait le bien de tous, impose des nouveaux choix.
Pour Denis Durand qui analyse méticuleusement les origines du krach de 2008, celui-ci est bien le symptôme d’une crise de l’économie capitaliste et de la civilisation libérale. Une vraie réponse devrait partir des potentialités de dépassement radical du capitalisme et du libéralisme, jusqu’à la construction d’une nouvelle civilisation remettant en cause des aspects politiques, monétaires, financiers, militaires, culturels de l’hégémonie états-unienne.
Celle-ci est aujourd’hui bousculée par la Chine. C’est du côté du géant asiatique, écrit Dominique Bari qu’il faut constater les plus grandes ruptures de l’après-2008 tant sur le plan intérieur qu’international. Prenant acte d’une interdépendance croissante entre les pays, Pékin défend une mondialisation multilatéraliste dans laquelle la dominance exclusive des États-Unis serait terminée. Mais vers quoi tend cette recomposition du monde si sa forme de gestion ne change pas et si la question sociale ne s’inscrit pas en priorité dans une « communauté de destin » ?
La première décennie du XXIème siècle avait vu plusieurs pays d’Amérique latine élire des gouvernements néo-développementaristes prenant leurs distances avec le puissant voisin états-unien et les institutions internationales. Mais les effets de la crise ont coupé court à ces expériences et favorisé le coup d’État parlementaire au Brésil que nous décrit Armando Boito.
La crise mondiale ne fut pas que financière, rappelle Gérard Le Puill. Elle a provoqué, par la spéculation sur les denrées de base, une crise alimentaire qui a débouché sur des émeutes de la faim dans plusieurs pays du continent africain notamment. La crise écologique ne peut être séparée des modes de production et de consommation soumis à la logique de marchandisation galopante. On en perçoit tous les périls.
Les prédateurs de notre humanité n’en ont cure. La crise a donné lieu à un nouveau discours néolibéral dominant qu’Alain Bihr s’attache à décrypter sous l’angle du concept de novlangue qui nous manipule en masquant son caractère de politiques de classe. La promotion de quelques nouveaux mots-clefs, dont ceux de crise, de dette publique, est destinée à faire accepter le monde tel que les intérêts de la classe dominante le façonnent.
Pour autant, « nul ne peut prétendre que la dictature du capitalisme international a été solidement et durablement installée sur la mondialisation », comme l’a souligné le politologue Bertrand Badie.
Le dossier que nous vous présentons s’inscrit dans cet avenir.