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Par Pierre Guerlain, professeur de civilisation américaine, université Paris Nanterre.

Les chroniques de Recherches internationales, novembre 2021.

© Markus Spiske (unsplash)

La récente crise dite des migrants à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne a donné lieu dans les médias dominants à une habituelle série de dénonciations et silences sur des points importants. Commençons par ce qui est rapporté et juste dans cette affaire : Loukaschenko le président biélorusse a bien instrumentalisé la présence de réfugiés que la Biélorussie a fait venir du Liban et du Moyen-Orient par la compagnie d’aviation nationale, Belavia. Des passeurs ont fait croire à des réfugiés que leur arrivée à Minsk allait leur ouvrir les portes de l’Europe et leur ont soutiré des sommes importantes. Envoyés à la frontière avec la Pologne les réfugiés se sont heurtés à la police et aux fils de fer barbelés érigés par la Pologne. L’UE a décidé d’afficher sa solidarité avec la Pologne alors que celle-ci traite les migrants de façon inhumaine qui ne respecte en rien les fameuses « valeurs » européennes.

Les médias dominants qui vouaient la Pologne aux gémonies pour son non-respect de l’État de droit et ses lois contre l’avortement et l’UE qui avait imposé une astreinte d’un million d’euros à la Pologne pour sa mise au pas de la justice se retrouvent maintenant à défendre un pays qui se comporte de façon brutale à sa frontière. Le comportement de la Pologne admiratrice de Trump n’est pas étonnant et les extrêmes droites européennes qui l’applaudissent ne se sont pas trompées : elles applaudissent un gouvernement d’extrême droite. On aurait pu attendre une position différente de la part des néolibéraux au pouvoir tant à Bruxelles qu’à Paris. Donc il faut sortir d’un cadre manichéen pour comprendre les enjeux : le cynisme cruel de la Biélorussie ne fait pas de la Pologne un État exemplaire. Au contraire, la Pologne instrumentalise cette crise à son profit non seulement vis-à-vis de l’UE où elle se comporte en passager clandestin (free loader), mais aussi pour faire taire les oppositions internes.

Les médias dominants accusent Poutine d’orchestrer cette crise pour s’en prendre à l’Europe et dénoncer son hypocrisie. Il est sûr que la Russie et le monde occidental sont engagés dans une sorte de guerre de propagande et que chacun rend coup pour coup. Poutine n’était cependant pas prêt à laisser la Biélorussie fermer les vannes des gazoducs, car cela aurait pénalisé la Russie. On ne sait pas de source sûre si cette instrumentalisation des réfugiés a germé dans la tête de Loukaschenko ou si Poutine lui en a soufflé l’idée, mais on peut penser que la folle idée de jouer avec les approvisionnements en gaz est biélorusse plutôt que russe.

Cependant le petit jeu manichéen non seulement efface les critiques vis-à-vis de la Pologne extrémiste, mais gomme aussi les pratiques des autres pays européens. Les migrants ne sont pas bien traités à Calais ou par la Grande-Bretagne et le Danemark a proposé des barrières de la honte (barbelés coupants) à la Lituanie pour qu’elle aussi cherche à se protéger des réfugiés par une barrière infranchissable. Du reste, douze pays de l’UE ont demandé à l’UE de financer des barrières anti-migrants sur le modèle dano-lituano-polonais.

On le voit le problème est bien plus vaste qu’un conflit entre bons et méchants à la frontière polono-biélorusse. Le nombre de personnes et de pays problématiques s’allonge. Mais il n’est pas question pour les responsables de l’UE d’admettre que leur attitude s’éloigne des principes et valeurs constamment vantés dans les médias.

Élargissons un peu le problème. Lors d’un entretien avec la chaine de TV américaine, Democracy Now, le secrétaire général du conseil pour les réfugiés norvégien, Jan Egeland, parle de la situation en Afghanistan et en Iran. 60 % de la population afghane souffre de malnutrition ou de famine, mais l’aide internationale pour ce pays est coupée et des avoirs gelés dans les banques occidentales. Alors que la guerre a couté plus de 2300 milliards de dollars, une petite partie de cet argent pourrait éviter la famine, mais les pays occidentaux voulant punir le régime des taliban refusent l’accès aux aides qui pourraient sauver les gens ordinaires. Les Occidentaux sont complices de la famine qu’ils ont, en partie, créée. 5000 réfugiés afghans passent en Iran chaque jour. L’Iran compte déjà plus de réfugiés afghans que 30 pays européens combinés. L’Iran est lui-même soumis à des sanctions internationales et, comme pour l’Afghanistan, cela affecte ses hôpitaux qui n’ont plus accès aux médicaments.

Il y a là un crime contre l’humanité et aussi une grande preuve d’hypocrisie des dirigeants européens qui se focalisent sur un indéniable cynisme meurtrier de la part de la Biélorussie, peut-être encouragé par la Russie, mais oublient leurs propres agissements ailleurs dans le monde. Il ne s’agit pas de noyer le poisson (ce que les anglophones appellent le « whataboutism »), car les crimes de l’un n’effacent pas les crimes de l’autre.

Pour un grand nombre de médias qui suivent les préférences idéologiques des dirigeants, les causes humanitaires sont corrélées aux positions géopolitiques. Il s’agit de dénoncer les crimes et le cynisme des ennemis tout en passant sous silence son propre cynisme criminel. On dénonce la Biélorussie, effectivement ignoble, à bon compte et l’on oublie la misère et la cruauté dont nous sommes responsables. Rien de nouveau sous le soleil, il s’agit du phénomène que Herman et Chomsky avaient appelé, dans leur ouvrage sur la Fabrication du consentement  des « victimes dignes d’intérêt et non-dignes d’intérêt » (worthy and unworthy victims). L’UE qui se présente en chevalier blanc moral non seulement soutient l’extrême droite en Pologne, mais opte pour la cécité volontaire lorsqu’il s’agit des morts qu’elle, avec les États-Unis bien sûr, cause par sanctions et refus d’aides interposés. Elle est en bien mauvaise posture pour dénoncer l’hypocrisie des autres (autres qui ne sont pas non plus dépourvus d’hypocrisie).