Par Alain Obadia
Le 8 juin 2019.
Depuis une quinzaine d’année, mais avec une accélération et une recrudescence certaine depuis la grande crise financière de 2008, les pays européens connaissent une forte croissance de l’influence et des idées des formations populistes.
Une phase politique marquée par le populisme en Europe
Cela pose d’emblée une question sémantique à laquelle il n’est pas simple d’apporter une réponse claire : qu’entend-on par populisme ? Disons le d’emblée, c’est un concept politique flou qui recouvre des réalités multiples et différentes. Ce flou n’est d’ailleurs pas le fait du hasard.
Qu’entend-on par populisme ?
En effet, dans la période contemporaine, le concept de populisme a d’abord été mobilisé comme un euphémisme pour désigner les partis d’extrême droite. D’une part parce que ceux-ci protestaient contre l’utilisation du terme extrême droite à leur encontre, d’autre part parce que l’utilisation d’un autre mot pouvait, en les rendant plus présentables et fréquentables, favoriser des manœuvres politiques multiples des pouvoirs en place pour faire grandir un adversaire qu’ils seraient – croyaient-ils – certains de vaincre plus facilement que d’autres – nous avons vu cela en France à l’occasion des dernières élections européennes.
Il est donc impossible de donner une définition rigoureuse à un concept inventé plus pour brouiller les cartes que pour éclairer vraiment les enjeux. C’est d’autant plus vrai que, si traditionnellement le qualificatif populiste était accolé à des mouvements d’extrême droite, nationalistes, racistes et xénophobes, des mouvements issus d’une gauche combative se réclament depuis quelques années du populisme ajoutant encore à la confusion.
Pour essayer d’y voir un peu plus clair, nous pouvons rappeler les caractéristiques communes aux mouvements qui se réclament du populisme.
Nous trouvons chez tous l’opposition entre d’une part le peuple considéré comme un bloc et d’autre part les élites dirigeantes (qu’elles soient politiques ou économiques) ainsi que les corps intermédiaires chargés d’assurer la fonction de représentation. Ces derniers sont considérés comme tous pourris, tous corrompus, incapables de résoudre les grandes questions posées au pays. A l’extrême droite la qualification des élites est souvent teintée d’antisémitisme et les problèmes à résoudre sont présentés comme ayant d’abord pour origine la présence de trop d’étranger et d’immigrés sur le territoire. Certains prétendant même que ces étrangers sont en train de remplacer les populations actuelles ; c’est la théorie complotiste du « grand remplacement ».
Cette opposition peuple/élite doit se matérialiser grâce à l’incarnation du peuple par un leader charismatique.
L’objectif politique premier devient alors de porter ce dernier au pouvoir (ou cette dernière mais c’est moins fréquent) pour qu’il crée un processus de transformation politique.
En Europe, les élites dirigeantes sont notamment constituées par les instances de la construction de l’Union Européenne. Il faut donc combattre cette dernière voire en sortir pour retrouver la liberté qui a été confisquée au peuple.
Notons à ce stade que nous parlons de l’Europe puisque tel est notre sujet mais que le phénomène populiste concerne la planète entière comme l’illustrent l’élection il y a maintenant 3 ans de D.Trump aux Etats-Unis ou celle plus récente de Jaire Bolsonaro au Brésil.
Pourquoi ces thèses rencontrent-t-elles un certain succès ?
Ces thèses sont en résonance avec un phénomène plus ancien qui est celui de la crise de la politique dans les pays les plus riches où la démocratie est la plus ancienne.
En Europe, cette crise qui se manifeste depuis déjà près de vingt ans, trouve ses racines dans le constat de l’impuissance des Etats face aux marchés et aux multinationales. La montée du chômage, la dégradation forte des services publics et sociaux pour cause de concurrence, la casse des droits du travail et des conquêtes sociales historiques présentées comme les conséquences inéluctables de la mondialisation par les gouvernants alimentent l’idée que les dirigeants politiques sont incapables puisqu’ils sont impuissants et que, de surcroît, les élites sont corrompues.
Nous savons que l’installation de la mondialisation financiarisée résulte de décisions politiques de libéralisation déterminées au plan mondial, au plan régional comme au plan des nations. Il s’agit bien d’orientations politiques cohérentes – celles du néolibéralisme – qu’il faut remettre en cause et non d’incapacité des dirigeants. Mais ce n’est pas perçu ainsi. Nous devons nous rendre à l’évidence : le simplisme est dans un premier temps plus convaincant que l’analyse…
Ce désaveu des formations au pouvoir touche aussi des partis comme le PCF ou encore les syndicats car, pour les salariés et pour la population, ces formations n’ont pas été capables d’empêcher la régression sociale et le déclassement.
Bref, c’est tout le système de représentation qui est atteint en France et en Europe. D’autres facteurs sont venus s’agréger à cette toile de fond. J’en mentionnerai quatre :
La désignation à partir de 2001 du terrorisme islamiste comme l’adversaire majeur de nos sociétés avec la montée de la peur et de la xénophobie qui en est résulté en Europe comme aux Etats unis.
La crise financière des subprimes en 2008 avec la montée de la pauvreté, du chômage et de la précarité mais aussi les politiques européennes d’austérité et d’inégalités qui ont aggravé la situation de l’ensemble des pays. Les institutions européennes se sont défaussées sur la mondialisation que leurs théories libérales dominantes laissent s’exercer dans la brutalité des lois du marché. Tout cela a fait encore grandir l’idée que décidément l’adversaire c’est l’étranger.
En France et dans quelques autres pays européens (le Danemark et l’Irlande) la population consultée par référendum avait rejeté le projet de constitution européenne en 2005. Trois ans plus tard ce même projet, à peine retouché sur la rédaction de quelques phrases mais identique sur le fond a été imposé par la voie parlementaire. Le sentiment que décidément les gouvernants ne respectent jamais l’expression populaire s’est imposé comme une évidence, renforçant aussi le ressentiment des peuples contre l’Europe.
A partir de 2015 nous avons vécu les conséquences des guerres déclenchées par les occidentaux en Syrie comme en Libye. Elles ont eu pour conséquences un afflux de réfugiés de guerre que les Etats européens ont refusé et refusent encore d’accueillir dignement de manière concertée et solidaire. L’Italie, la Grèce, Chypre et Malte n’ont pu bénéficier d’aucun soutient sérieux et ont été laissées seules face au problème. L’extrême droite italienne a évidemment profité de cette situation et a vu son influence grimper en flèche. On a assisté dans cette période au refus d’une solution communautaire, ainsi qu’à la fermeture des frontières de la Hongrie, de la Slovaquie et même de la France alors que des milliers de réfugiés, dont nombre d’enfants, étaient en train de périr en Méditerranée.
Une poussée durable et forte de l’extrême droite en Europe.
Tous ces événements conduisent à une forte poussée des partis d’extrême droite raciste et xénophobe en Europe. Ces forces obscurantistes bouleversent les situations électorales nationales, entrent dans les parlements (Allemagne, Espagne), au gouvernement (Italie, Autriche), parfois en en prenant la tête (Hongrie, Pologne).
Rapide état des lieux sur la base du résultat des élections européennes.
Le résultat des élections européennes illustre ces considérations générales. L’extrême droite s’affirme largement en nombre de voix et de sièges. Même si elle n’atteint pas le score cataclysmique annoncé par les sondages pré-électoraux, son influence est telle désormais que ses thématiques racistes pèsent sur les partis conservateurs. Cette influence se conjugue avec l’affaiblissement notable de la gauche, entraîné notamment par celui, brutal, de la social-démocratie.
Le Parlement européen, lors de la session constitutive du 2 juillet 2019
Le 21 juin 2019, le Rassemblement national et la Ligue italienne, ont annoncé la création du groupe parlementaire « Identité et démocratie » (ID)
Comme je l’ai rappelé, l’extrême droite a placé au centre de la campagne le thème de l’immigration qui reste une préoccupation majeure dans les enquêtes d’opinion. Elle a joué du ressentiment né de la peur du déclassement et de l’exclusion, de l’accroissement des inégalités engendrées par la mondialisation néolibérale. Elle se nourrit également de l’écart qui se creuse entre milieux urbain, périurbain et rural, à l’heure où les services publics sont partout attaqués. Ce sentiment de relégation se retrouve partout en Europe y compris dans les protestations des gilets jaunes en France.
Cette influence était déjà visible à travers les résultats des élections nationales en France, en Italie, en Hongrie, en Pologne, en Autriche, en Suède, en Finlande, etc. Elle s’est manifestée également par la volonté des gouvernements d’extrême droite de se structurer au niveau supranational avec le groupe de Višegrad ou des mouvements d’extrême-droite de multiplier les rencontres entre leaders nationalistes avec le soutien de l’administration Trump et de l’ ancien conseiller du Président américain, Steve Bannon. Ce dernier s’est implanté en Europe pour structurer et soutenir financièrement les partis d’extrême droite.
Avec 71 sièges de plus, les députés d’extrême droite, nationalistes et souverainistes sont désormais 192 sur un total de 751 sièges – +36 pour l’extrême droite, -14 pour les conservateurs d’ECR, +49 pour les non inscrits. Il est probable qu’ils se répartiront en trois groupes différents du fait de certains désaccords – notamment sur leur conception vis-à-vis des traités européens ou sur leurs alliances internationales, avec la Russie en particulier – désaccords qui ne les empêcheront pas d’agir ensemble sur la plupart des questions.
Il faut noter que dans ces 172 sièges, les députés européens du Fidesz le parti du premier ministre Hongrois Viktor Orban ne sont pas inclus. Pour des raisons de respectabilité, ils souhaiteraient rester membre du PPE (la droite conservatrice classique). Le groupe du PPE qui avait suspendu le Fidesz après des déclarations xénophobes de Viktor Orban a perdu 37 sièges lors des élections. Il ne souhaitera probablement pas en perdre 13 de plus.
L’extrême droite est arrivée en tête en France (23% au RN de Marine Le Pen auquel il faut rajouter 5,36% de petites listes d’extrême droite ; ce qui porte son total à plus de 28%), en Italie (33, 6% à la Lega de Mattéo Salvini auquel il faut rajouter les 6% des fascistes déclarés de Fratelli d’Italia), en Pologne avec les 43 % du PIS ultra conservateur et xénophobe qui est au pouvoir, ou encore en Grande Bretagne avec les 32 % du parti du Brexit.
Malgré un scandale de corruption rendu public juste avant les élections, l’extrême droite reste à 17, 2% en Autriche où elle exerçait le pouvoir avec le parti conservateur.
Elle fait des percées en Belgique avec le score élevé – 11% du total gagnés sur la seule Flandre – pour le Vlams Belang, aux Pays-Bas avec 10% pour l’extrême droite et 7% pour les ultra protestants, ou encore en Espagne où pour la première fois depuis la chute de la dictature franquiste un parti d’ extrême droite s’implante (Vox 6%).
Les leaders d’extrême droite ne cachent pas leur volonté de rechercher dans la mandature qui s’ouvre la création d’une majorité avec la droite traditionnelle pour imposer leurs thématiques nationalistes, racistes et xénophobes.
Cela dit, si la majorité qui gouvernait l’Europe depuis l’origine – à savoir une alliance entre les conservateurs du PPE et les sociaux démocrates du PSE – n’est plus majoritaire après le revers qu’elle vient de subir, le bon score des libéraux et les alliances à géométrie variable des écologistes, qui ont réalisé une percée, devraient permettre le maintien d’une nouvelle majorité de gestion libérale au parlement européen.
Que peut-on dire du populisme de gauche ?
J’ai souligné que des partis ou militants issus de la gauche avaient décidé de se réclamer des thèses populistes. Leur motivation principale est que les distinctions traditionnelles entre les politiques de droite plus favorables à la finance et les politiques de gauche plus favorables au social se sont estompées du fait de la conversion des partis sociaux-démocrates aux thèses libérales depuis les années 2000 à l’exemple de Tony Blair en Grande Bretagne.
Il est vrai qu’après le quinquennat du président Hollande, socialiste, il était quasiment impossible de distinguer en quoi la politique antisociale qu’il avait conduite était différente de celle de son prédécesseur de droite Nicolas Sarkozy.
Sur la base de ce constat, plusieurs mouvements se sont donc réclamés du populisme en Europe alors qu’ils n’appartenaient en rien à la mouvance de l’extrême droite.
C’est le cas notamment de Podemos en Espagne et LFI en France dont le leader Jean-Luc Mélenchon est issu du Parti socialiste ou encore du Bloco au Portugal. Le cas du Mouvement cinq étoiles en Italie est plus ambigu. Constitué sur des revendications proches, à l’époque des écologistes de gauche, il a en réalité entraîné un électorat plutôt centriste puis a décidé de constituer un gouvernement avec la Lega d’extrême droite sans s’offusquer des thèses racistes de cette dernière.
La théorisation du populisme de gauche est initialement due à Ernesto Laclau politologue argentin qui s’est appuyé sur l’expérience du Péronisme. Sa compagne, Chantal Mouffe, philosophe et politologue belge qui avait travaillé avec lui, a continué cette mise en forme théorique en s’appuyant notamment sur l’expérience des leaders latino américains tel Hugo Chavez.
On retrouve dans ces thèses l’insistance sur les caractéristiques des mouvements populistes évoquées au début de cette intervention ; ces caractéristiques étant considérées comme la colonne vertébrale d’une stratégie politique nouvelle.
L’opposition entre le peuple et les élites dirigeantes pour structurer la lutte entre un « nous » et un « eux » dans une vision dite « agonistique » c’est-à-dire fondée sur la lutte comme instrument de l’influence politique.
L’incarnation du peuple dans un leader charismatique permettant de focaliser les affects considérés comme une des dimensions importantes de l’action politique ; l’objectif restant de porter le leader au pouvoir.
Les mouvements populistes de gauche ont connu une certaine vogue au cours cinq dernières années. Podemos avait réalisé plus de 20% aux élections législatives de 2015. Jean-Luc Mélenchon près de 20% comme candidat d’union à la présidentielle française de 2017.
Ces résultats avaient provoqué des débats importants dans la gauche de transformation sociale certains se demandant si telle n’était pas la stratégie à adopter.
La dernière période a été plutôt caractérisée par un reflux des partis se réclamant du populisme de gauche. Aux élections européennes LFI recueille 6,34 % des voix loin derrière les 20% de Jean-Luc Mélenchon et loin des espoirs du début de campagne. En Espagne Podemos a perdu la plupart des municipalités gagnées il y a 5 ans – les municipales ont eu lieu le même jour que les européennes – et divise son influence par deux. C’est également le cas du mouvement cinq étoiles en Italie désormais largement distancé par la Lega de Matteo Salvini qui devient ainsi seul maître du jeu.
Au-delà des questions conjoncturelles liées aux divisions internes de ces formations (dans le cas de Podemos) ou des dérapages verbaux de leur leader (dans le cas de la France insoumise), je risque l’ hypothèse que ce reflux tient à des causes en réalité plus profondes.
En plaçant aux premiers plans l’opposition élite/peuple, le rejet du système et en insistant d’abord sur l’autorité personnelle du leader, le populisme de gauche est conduit à minorer grandement la dimension projet de son intervention politique.
Or, dans l’état actuel d’angoisses et d’interrogations qui caractérise les sociétés européennes une très forte attente existe quant aux solutions à apporter pour sortir de la crise profonde que nous connaissons. Cette attente s’est manifestée dans le mouvement des gilets jaunes lui-même pourtant largement marqué par la colère. Des revendications ont été mises en avant telles l’augmentation du salaire minimum, le rétablissement de l’impôt sur la fortune pour les catégories les plus riches ou encore le référendum d’initiative citoyenne pour que la population puisse se faire entendre.
Il existe bien une aspiration à une autre politique qui doit faire l’objet de propositions et ne se résume pas seulement à nourrir le mécontentement et le rejet de ce qui existe. Car à ce jeu, c’est l’extrême droite qui prend l’avantage. Son programme est simple. Chassons les étrangers et nous réglerons tout. Le gâteau sera partagé en moins de parts qui seront donc plus grosses. Bien sûr, c’est faux, et c’est ignoble mais ça a l’avantage de l’efficacité et de la simplicité.
C’est ce qu’exprimait fort bien l’une des députées du groupe de la France Insoumise Clémentine Autain quand elle disait au soir des résultats de l’élection européenne, « Ma conviction, c’est que nous gagnons quand nous sommes du côté de l’espérance, et pas quand nous sommes du côté du ressentiment ou de la haine ».
Il est décidément important que les forces de gauches se retrouvent en lien avec le soutien indispensable aux mouvements sociaux pour reconstruire des perspectives mobilisatrices.