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© Dea Piratedea (unsplash)

Par Michel Rogalski, Directeur de la revue Recherches internationales

Les chroniques de Recherches internationales, juin 2022.

© Dea Piratedea (unsplash)

En à peine deux ans, les événements se succèdent et affectent notre façon de regarder l’ordre international. De la pandémie du Covid  à l’agression de l’Ukraine par la Russie, en passant par la chute de Kaboul et la fin annoncée de l’opération Barkhane, l’actualité nous offre un condensé d’histoire rare en une si brève séquence.

Égrenons ces événements rapidement et tentons d’en tirer quelques leçons.

La pandémie mondiale inattendue du Covid qui s’est étendue sans que rien ne puisse l’arrêter a bouleversé profondément les règles de l’interdépendance entre pays et a perturbé la vie économique des États qui ont réagi en ordre dispersé dans les mesures adoptées et les remises en cause de la doxa économique qu’ils appliquaient jusqu’alors. À « la santé d’abord » a succédé le « quoi qu’il en coûte » pour sauver l’économie, le tout pour éviter le confinement et puis le chacun pour soi que la livraison des vaccins a illustré. Et surtout l’extrême puissance des grands groupes pharmaceutiques qui ont préempté le secteur de la santé publique au point de pouvoir imposer des clauses léonines dans les contrats de fourniture à l’Union européenne. Cette crise, dont on ne sait si elle est véritablement jugulée, a rappelé le profond fossé nord-sud toujours vivace et mis à nu les fragilités générées par une interdépendance mondiale organisée sur le principe de la multiplication de flux sans stocks de précautions.

On se souvient de la chute de Kaboul dans un chaos indescriptible, mal négociée et mal organisée et sans consultation des alliés. Au point que l’histoire en retient plus le désordre apparent que l’application d’une décision mûrement réfléchie déjà sous l’administration Obama et jamais remise en cause dans son principe par les équipes suivantes de Trump ou de Biden. Le cafouillage en a éclipsé la portée qui clôt la séquence ouverte après le 11 septembre 2001, celle de la « lutte mondiale contre le terrorisme » prônée par Bush Junior et à laquelle nous étions sommés de nous rallier. Elle signale aussi le mirage de l’exportation de la démocratie par les armes, des expéditions guerrières en terres exotiques et des difficultés de la construction d’un État par l’extérieur. Il serait néanmoins prématuré de croire que la tentation ne reviendra pas. L’annonce récente par l’Africom – le commandement militaire américain pour l’Afrique – de l’envoi d’un bataillon de 500 hommes en Somalie pour combattre les Shebab dont l’influence s’étend aujourd’hui jusqu’au Nord-Mozambique, doit nous inquiéter. On sait que ce retrait d’Afghanistan témoigne surtout de la volonté de se donner les moyens de se tourner vers l’Asie et de considérer que l’effort doit s’orienter désormais vers des ennemis systémiques à commencer par la Chine. Et il faut se souvenir que les États-Unis disposent d’un éventail de moyens pour imposer leur hégémonie sur de larges parties du monde, de l’exterritorialité juridique et de l’hégémonie de leur monnaie jusqu’aux politiques de sanctions ou d’embargos.

Peut-être l’arrêt de l’opération Barkhane et retrait des troupes françaises du Mali doivent-ils beaucoup aux événements de Kaboul. Mais il est certain que ce désengagement marque le recul de l’influence française en Afrique, probablement l’avancée des forces islamistes, et à coup sûr la montée d’un sentiment anti-occidental en Afrique. Le prix payé est celui de principes souvent invoqués et rarement appliqués.

Enfin l’invasion de l’Ukraine par la Russie a révélé une unité de l’Occident, des divisions de l’Union européenne, le tout sous l’ombre tutélaire d’une perte d’influence auprès du tiers-monde. Les clivages au sein de l’Union européenne entre « faucons », partisans d’une ligne dure contre Moscou et d’une guerre prolongée jusqu’au dernier Ukrainien, et « colombes », favorables à un cessez-le-feu négocié au plus vite, pourraient à terme paralyser l’Europe sur la scène internationale. Ces clivages se superposent à un poil près à celui qui avait traversé l’Europe lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Au dernier Forum économique de Davos, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky s’inquiétait de voir « le monde se lasser de la guerre ». Il pourrait rapidement avoir raison. Le Monde relaie une enquête d’un think tank européen traduisant une forme de fatigue et montre que « la cause ukrainienne pourrait donc passer d’une tentative d’union nationale à un sujet politique clivant ». En trois mois, le consensus autour de la condamnation de l’agression a fait place à plus que des nuances sur la nature de l’issue et donc des objectifs de guerre. L’ambition affichée de Zelensky de libérer le territoire – Donbass, Crimée et côte de la mer d’Azov – semble hors de portée militaire aujourd’hui. Le front se transforme en guerre de positions et ne peut en l’état donner lieu à un accord de paix qui acterait pour l’un des pertes territoriales impossibles à assumer et pour l’autre de trop faibles gains eu égard aux moyens déployés et aux fortes pertes subies. De telles situations se terminent par un cessez-le-feu ou un armistice où chacun peut commencer à panser ses plaies et reconstruire, libéré de la menace meurtrière qui tombe du ciel. Cela s’appelle un « conflit gelé » et permet aux protagonistes de continuer à afficher leurs objectifs sans perte de face.

Cette gerbe d’événements a contribué à remodeler et à éclairer le monde et appelle quelques remarques.

Même si les formes de la guerre ont pu changer, la vieille formule en vigueur dans les années soixante, « le pouvoir est au bout du fusil », reste encore d’une étonnante actualité et un continent que l’on en croyait définitivement épargné a fini par rejoindre la zone des tempêtes.

Le contexte n’est plus celui de l’ancienne guerre froide au-delà d’apparences trompeuses. L’enjeu n’est plus idéologique et social même si certains veulent faussement nous y renvoyer en agitant le spectre d’un affrontement entre démocraties et dictatures. Il s’agit de conquête de l’hégémonie mondiale avec classiquement un tenant du titre et un aspirant à cette position avec toutes les combinaisons qui peuvent en découler : affrontement violent (à l’ère nucléaire), coopération, ou partage d’influence sous forme d’un condominium.

Cette courte période s’inscrit dans une séquence plus longue qui éclaire sa portée, c’est celle d’un déclin de l’Occident en termes de poids économique mondial (part du PIB du G-7 qui passe de 50 à 31% en quarante années) et conséquemment d’une perte d’influence sur une large partie du monde qui y voit alors des espaces de souveraineté à conquérir et des intérêts propres à faire respecter. Tout ceci confirme une lente désoccidentalisation du monde et un timide renouveau du « non-alignement ».

La conception d’un monde organisé autour des chaînes de valeurs délocalisées en fonction d’intérêts singuliers propres aux multinationales qui concentrent l’essentiel du commerce mondial pourrait avoir vécu. Cette mondialisation exacerbe les mécanismes d’attractivité et favorise un mode de fonctionnement à flux tendus, sans stock, sans sécurité d’approvisionnement. Ses limites apparaissent très vite lorsque des sanctions économiques et financières viennent en aggraver la fragilité. Tout ceci confirme l’inflexion amorcée après la crise financière mondiale de 2008-2010 d’une lente démondialisation. C’est ce qui explique que la guerre d’Ukraine s’est très vite mondialisée dans ses effets sans pour autant devenir une guerre mondiale.

Cette séquence nous interpelle sur une question centrale des relations internationales. Dans l’idéal (par ex. Onusien) chaque pays dispose de l’égalité souveraine de ses droits, certes tempérée par un Conseil de sécurité où certains en possèdent plus. Mais ce que confirme cruellement l’actualité de la situation c’est une inégalité géographique qui découle de la proximité d’une grande puissance. Elle vous interdit de tisser des liens avec la grande puissance du camp opposé. Elle soulève l’inégale situation d’États tampons dont les hasards de la cartographie brident l’entière maîtrise de leur souveraineté.

De cette séquence, les perdants peuvent être désignés d’avance : les pays entrés en guerre qui en sortiront inévitablement affaiblis, la Russie, l’Ukraine, l’Europe. Les gagnants seront ceux qui auront su rester à distance, la Chine et les États-Unis et pourront, forts de l’hégémonie restaurée dans leur camp respectif, reprendre leur grande confrontation du siècle.

Les événements de la séquence en cours contribuent à façonner les formes qu’empruntera le XXIe siècle.