Skip to main content

Par Michel Rogalski, directeur de la revue Recherches internationales

Les chroniques de recherches internationales, avril 2018

À l’approche des élections européennes chacun formule déjà ses propositions d’une autre Union européenne, tant l’actuelle construction – pour différentes raisons – suscite un sentiment de sourde hostilité. Car malgré l’apparence d’un vote à la proportionnelle à un tour, il s’est insinué depuis la dernière élection la pression délétère d’un « vote utile » : le Président sera désigné par le groupe qui aura le plus d’élus. Or celui-ci joue un rôle loin d’être négligeable face à ceux de la Commission et du Conseil. C’est pourquoi beaucoup s’activent à se rassembler pour y aller ensemble.

L’ombre du vote de 2005

Les termes du débat restent pour l’essentiel structurés par l’immense confrontation qui avait saisi et passionné la France en 2005 lors du referendum constitutionnel sur l’Europe. Le NON l’emporta nettement et cliva la France en deux blocs portant la division jusqu’au sein des socialistes et des gaullistes. Chacun avait compris que ce qui se jouait serait durable parce que « gravé dans le marbre » pour reprendre une expression qui fit florès à l’époque. Effectivement, inscrire dans la constitution des pans entiers de politique économique signifiait les sortir des aléas du débat et de la conjoncture politiques et ainsi les sanctuariser pour les tenir loin des errances populaires. Les États membres pourraient virer à gauche à loisir sans que cela influence la politique européenne. Les bourgeoisies et les oligarchies financières du continent avaient ainsi inventé une mécanique géniale les mettant à l’abri du risque de l’oscillation du balancier politique désormais devenu homéopathique car limitée dans ses conséquences par les traités qui s’étaient empilés – Acte unique, Maastricht, Pacte de stabilité – le tout repris et rassemblé dans le corset du Traité de Lisbonne et complétés et aggravés par ceux découlant de la gestion de la monnaie unique prévoyant à travers le TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) l’obligation aux gouvernements de faire viser par Bruxelles leur projet de budget avant de le soumettre à leur propre Parlement. Le « cercle de la raison » avait de beaux jours devant lui. Ainsi Jean-Claude Juncker, président de la Commission, put s’adresser aux Grecs rétifs vis-à-vis du plan de la Troïka, en leur assurant « qu’il ne pouvait y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés » confirmant ainsi que le « Mur de l’Europe » avait remplacé le « Mur de l’argent » des années 20 et que les Traités européens représentaient le nouveau plafond de verre pour la démocratie et le changement social.

Le NON était composite car un referendum impose une réponse binaire et laisse peu de place aux nuances. Ainsi se mélangea dans les urnes un NON de gauche et un NON de droite portés par des partis qui avaient compris que leur programme n’était pas eurocompatible et, que parvenus au pouvoir, Bruxelles ne leur laisserait jamais l’appliquer. Pour les uns politique économique, monétaire et sociale, pour les autres valeurs sociétales et dérives identitaires faisaient obstacle. L’urne mêla eurosceptiques et anti-européens. Dix ans plus tard, le score du Front national, qui arriva en tête aux élections européennes, révélera que les seconds avaient réussi à hégémoniser le NON en leur faveur. Les diverses élections que connurent les États membres confirmèrent cette tendance.

Le OUI rassembla tous ceux qui avaient compris le piège de la constitution sanctuarisée et y adhéraient parce que leur parti politique se trouvait en phase avec les orientations proposées et y voyait un moyen de les pérenniser. Le texte adopté pourrait servir de rempart sur lequel s’adosser pour imposer leurs projets de réformes de mises en cause d’importants acquis sociaux et débarrasser ainsi la société française de ses scories qui la rendaient, aux dires du patronat, impropre à affronter la concurrence internationale ou celle, « libre et non faussée » de l’Union européenne. La révision des traités nécessitant l’unanimité des 27, le verrouillage était parfait et ces traités pouvaient s’apparenter à un « réducteur d’incertitude ».

Repenser le rapport à l’Europe

Pour l’essentiel, malgré la crise de l’euro, les désordres migratoires, l’expérience grecque, le Brexit, le cadre de l’analyse qui s’est dégagée en 2005 reste valable. Deux choses ont néanmoins changé : le renforcement des courants nationaux-populistes et la prise de conscience qu’il n’y aurait pas de « grand soir » européen tant la machine européenne présentait une force d’inertie redoutable. Les deux dernières présidentielles ont révélé des questionnements sur la possibilité d’appliquer un programme dans le cadre d’une Union européenne hostile et capable de résister aux changements voulus. La réflexion s’est infléchie et a invité dans le débat la question du rapport à l’Europe et non plus seulement la question de sa nature. Bref, en attendant qu’elle change quels types de rapports entretenir avec elle ? Il en va de la crédibilité de tout programme.

Ainsi la question européenne s’est dédoublée en deux volets : quelle autre Europe et comment y parvenir ? Quelle relation entretenir avec elle en attendant qu’elle change ? Chaque question relève d’une temporalité différente. L’urgence des changements nationaux ne permet plus de les conditionner aux changements espérés à Bruxelles.

La première question découle du constat que la nature de la construction européenne trouve son origine dans ses fondements historiques qui ont marqué durablement son ADN en donnant la priorité au marché sans considération aucune de la démocratie ou du social. L’Europe devait ainsi toujours avancer, mais sans que l’on sache vers quoi. Comme si les buts devaient être dissimulés. Jacques Delors osa même affirmer qu’il fallait « avancer masqué » au risque évident de faire chuter le « sentiment européen » et l’adhésion des peuples. Reprendre sur de toutes autres bases le processus de la construction européenne réclame une grande patience et relève de la politique des petits pas, avec des avancées et des reculs. Cela exige de préserver pour chaque pays l’éventail des possibles et rendre l’Europe compatible avec ces aspirations voulues par le peuple de tout état-membre. Chaque peuple doit pouvoir choisir son destin et disposer du droit de ne pas se sentir engagé par une décision européenne qu’il refuse dans sa majorité. La démocratie doit pouvoir peser contre les traités européens. L’Europe ne doit plus être une Sainte alliance opposée à toute volonté de changement, mais doit devenir permissive de toute espérance.

Le continent européen constitue l’espace du monde où l’interdépendance, l’imbrication des économies, les dépossessions des décisions ont été les plus poussées. C’est la zone où la mondialisation a été la plus exacerbée au point d’en devenir le laboratoire avancé condensant tous ses excès. L’invocation d’une Europe protectrice de la mondialisation – qu’on croyait encore heureuse hier ! – s’avère une tromperie, comme l’idée qu’elle pourrait adoucir une mondialisation brutale. En s’élargissant à 27 pays, l’Europe a brutalement modifié les conditions de la concurrence en créant un espace ou les salaires varient de 1 à 10, rendant la concurrence délétère. Elle change de visage dans un ensemble disparate. Le choc n’est pas entre des marchandises mais entre les conditions dans lesquelles elles sont produites. On importe ainsi dans le fonctionnement de l’Union européenne les pires travers de la mondialisation.

La mise en œuvre d’une véritable alternative de gauche porte en elle les germes d’un affrontement avec le carcan européen constitutionnalisé. Elle est lourde de désobéissances, de résistances, de bras de fer, de confrontations, de renégociations. Aucun programme politique de gauche ne sera crédible s’il n’explore pas cette temporalité. Celle qui, sans abandonner l’espoir de changer la nature de l’Europe, pose la question de l’application d’un programme de changement social malgré l’Europe telle qu’elle est. Mitterrand tint deux ans avant de troquer le changement social contre la construction européenne et d’ouvrir la parenthèse de l’austérité, Jospin résista trois semaines et Hollande 48 h. Il s’agit de définir les mesures structurantes qu’il conviendra de prendre dans les cent premiers jours, probablement face à Bruxelles. C’est dire combien le débat doit être public pour associer l’opinion. Aujourd’hui, la gauche doit tenter de donner une réponse convergente à cette question et surtout ne pas chercher à l’éluder au prétexte qu’elle pourrait diviser.