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Par Félix Atchadé

Analyste politique, spécialiste de la géopolitique de l’Afrique de l’Ouest
Octobre 2020

 

Le 6 août 2020, le président de la Côte d’Ivoire Alassane Ouattara s’est déclaré candidat à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020. Revenant sur sa promesse de passer le flambeau, il s’arroge un droit que la Constitution en ses articles 55 et 183, l’opposition et de larges pans de la société civile lui contestent. Au mois d’août, la répression des manifestations pacifiques de protestation de l’opposition et des affrontements entre fractions politiques se sont soldés par la mort de vingt-six personnes et ont fait plusieurs dizaines de blessés. Il est à craindre que le pays renoue avec la violence politique à grande échelle. Ce risque est d’autant plus grand qu’en dix ans de pouvoir Alassane Ouattara n’a rien fait pour la réconciliation nationale dans un pays où le tissu social est distendu. Il est urgent que la communauté internationale, et en particulier la France qui a installé Alassane Ouattara au pouvoir au prix d’une guerre qui a fait 16000 morts et qui n’a pas cessé de le soutenir depuis, l’amènent à honorer ses engagements, à respecter la constitution et à engager un dialogue avec ses opposants et l’ensemble des forces vives du pays.

 

Dix ans après la guerre née de la crise postélectorale de 2010, la Côte d’Ivoire, dont le tissu social est distendu, vit une période de hautes tensions à l’approche de l’élection présidentielle du 31 octobre 2020. Cette situation est causée par la volonté d’Alassane Ouattara, le président sortant, de se représenter pour un troisième mandat, en dépit de sa promesse de passer le flambeau et des dispositions constitutionnelles qui limitent à deux le nombre de mandats présidentiels.

Faisant fi des appels de ses opposants et de larges pans de la société civile à s’en tenir aux dispositions constitutionnelles, Alassane Ouattara a instrumentalisé la justice pour se proclamer candidat et compte visiblement l’utiliser pour qu’elle l’adoube à l’issue de la présidentielle. Il pousse son avantage en suscitant des décisions de justice qui ponctuent des caricatures de procès de Moscou pour éliminer de la course à la présidentielle ses adversaires et contraindre en sus certains d’entre eux, comme son prédécesseur Laurent Gbagbo, à l’exil.

Aux appels de ses concitoyens appelant au dialogue et à la concertation, il répond par une rhétorique de va-t’en guerre. Les diverses demandes de décrispation, comme celle du Conseil national des droits de l’homme, ne trouve que mépris de la part du gouvernement ivoirien. Les autorités ivoiriennes qualifient par ailleurs de « nulles et de nul effet » les décisions de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) rétablissant les citoyens qui l’ont sollicitée dans leurs droits.

Il est à espérer, pour la paix en Côte d’Ivoire, que l’implication récente de l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies, qui a demandé l’ouverture d’un dialogue et l’organisation d’une « élection transparente et inclusive », soit le signe que la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine et la France, qui a installé Alassane Ouattara au pouvoir avec ses chars, sont en train de sortir de leur torpeur.

Un champ de ruine

Alassane Ouattara, le président sortant de Côte d’Ivoire, est en train mettre en place les ingrédients pour se maintenir à son poste, en dépit de sa disqualification morale, juridique et politique. En 2011, avec l’appui de l’armée française, des forces onusiennes initialement déployées dans le pays pour aider au retour de la paix, des rebelles de Guillaume Soro et des mercenaires recrutés dans la sous-région, il s’est emparé du pouvoir après une crise postélectorale qui avait vu deux camps revendiquer la victoire. Cette guerre menée par la France de Nicolas Sarkozy, sans consulter le parlement, pour «la démocratie » a fait bien plus de victimes que les 3000 morts régulièrement indiqués par les médias. Selon la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CRDV) de Côte d’Ivoire, seul organe à avoir enquêté, cette guerre a fait plus de 16000 morts et près d’un million de déplacés et exilés[1].

Alors qu’en 2010-2011, le conflit était postélectoral, il survient cette année avant le scrutin prévu le 31 octobre. Alassane Ouattara veut briguer un troisième mandat en dépit de la Constitution[2] qui stipule que « le Président et le Vice-président sont élus sur un même ticket pour un mandat de cinq ans, renouvelable une fois ». Cette candidature, annoncée le 6 août 2020 au cours du traditionnel message à la nation du président de la République à la veille de la fête de l’indépendance du pays, a été vivement contestée par les opposants[3]. Lesquels ont appelé le peuple à « s’y opposer par des manifestations » dans plusieurs villes notamment Abidjan, Daoukro, Bonoua et Divo les 8, 13 et 27 août 2020. La répression par les forces de l’ordre, aidées par des miliciens appelés « microbes » et armés de gourdins et de machettes, ainsi que des affrontements entre des opposants et des groupes soutien au pouvoir, ont provoqué la mort de 26 personnes, de nombreux blessés graves, des destructions de biens publics et privés[4]. Ces violences ont été accompagnées par de nombreuses interpellations, voire des enlèvements, avec à la clé l’incarcération de plusieurs responsables de l’opposition et de la société civile, dont Pulchérie Gbalet de l’ONG Alternative citoyenne ivoirienne (ACI), Anne Marie Bonifon de Génération et peuples solidaires (GPS) et plus récemment, Koua Justin, secrétaire général adjoint du Front patriotique ivoirien (FPI), actuellement détenu à la prison de Boundiali, dans le nord de la Côte d’Ivoire[5].

Cette candidature d’Alassane Ouattara est une volte-face, car il avait annoncé le 5 mars 2020 devant le Congrès du parlement ivoirien qu’il ne serait pas candidat à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020 et qu’il passait la main à la jeune génération. Dans les minutes qui ont suivi cette annonce, Emmanuel Macron twittait[6] : « Je salue la décision historique du président Ouattara, homme de parole et homme d’État, de ne pas se présenter à la prochaine élection présidentielle ».

L’explication que donne Alassane Ouattara à sa volonté de briguer un troisième en dépit de la parole donnée est la « mort brutale » de son « fils », le premier ministre Amadou Gon Coulibaly, qu’il avait désigné comme candidat de son parti, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020. Alassane Ouattara présente sa candidature comme un sacrifice que lui demanderaient ses partisans et le peuple ivoirien. Il ajoute que l’urgence fait qu’il ne peut préparer en quelques semaines un cadre de son parti à être candidat. En plus de ces arguments spécieux sur la légitimité de sa candidature, Alassane Ouattara affirme qu’elle est fondée en droit. Il prétend que la modification constitutionnelle de 2016, a fondé une nouvelle « République » et rend caduques dès lors les dispositions sur la limitation le concernant. Pour lui, la nouvelle Constitution fait « table rase du passé » et les « compteurs sont remis à zéro »[7], une interprétation contestée par de nombreux juristes. Ses adversaires, non sans malice, lui rappellent que la tabula rasa et la remise des compteurs à zéro ne l’ont pas empêché de continuer un mandat obtenu avec l’ancienne Constitution et sous la « République » précédente.

Auparavant, le choix d’Amadou Gon Coulibaly comme candidat avait intrigué de nombreux observateurs avisés de la scène politique ivoirienne. Pas parce qu’il n’avait pas les qualités requises, mais à cause de sa santé réputée chancelante. Moins de deux mois après sa désignation comme candidat, le 2 mai 2020, il quittait Abidjan pour Paris après une alerte sanitaire sérieuse. Au cours de son séjour en France, il a subi une chirurgie cardiaque. Alors que les suites de ce type d’intervention nécessitent une longue convalescence et une rééducation cardiaque progressive, Amadou Gon Coulibaly était de retour à Abidjan le 2 juillet pour reprendre une activité politique intense de premier ministre et de candidat à l’élection présidentielle. Il rendait l’âme le 8 juillet, soit moins d’une semaine après son retour.

Choisir ses adversaires

Le 14 septembre 2020, le Conseil constitutionnel (CC) a rendu la décision portant publication de la liste définitive des candidats à l’élection du président de la république du 31 octobre 2020. Sur les 44 candidatures reçues, le CC en a retenu quatre :

  • Affi Nguessan, ancien premier ministre (27 octobre 2000 – 10 février 2003), 67 ans et président de la branche légale du Front Patriotique ivoirien (FPI) ;
  • Bedié Henri Konan, 86 ans, ancien président de la République (7 décembre 1993 – 24 décembre 1999) et président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire- Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA)
  • Kouadio Konan Bertin dit KKB, 51 ans, ancien député (2011-2015), transfuge du PDCI-RDA, il se présente en indépendant.
  • Ouattara Alassane, président sortant, 78 ans, en poste depuis 2011, cherche à briguer un troisième mandat.

Parmi les candidatures rejetées, il y a celles de l’ancien président Laurent Gbagbo, de Guillaume Soro (ancien premier ministre et ancien président de l’Assemblée nationale), de Mamadou Koulibaly (ancien président de l’Assemblée nationale) et d’une kyrielle d’anciens ministres (Amon-Tanoh Benoit Marcel, Gnamien Konan, Mabri Toikeuse Albert Abdallah, etc.)

La décision du CC, qualifiée par les opposants de « forfaiture », n’était toujours pas disponible sur son site internet le 29 septembre 2020. Une version circule néanmoins dans la presse et les médias sociaux. Ce texte ne laisse pas sans interrogations, tant il est vague dans son argumentaire et étonnant par le recours à des termes aussi imprécis que : « quasi-totalité », « plusieurs électeurs », « certains parrainages », etc. [8]. À la lecture de la décision, plusieurs questions restent sans réponses : le nombre de parrainages valides obtenus par chacun des candidats, le nombre de doublons qui ont valu à certains d’entre eux comme Mabri Toikeuse d’être éliminés de la liste alors que par ailleurs dans la décision, le CC affirme que leurs dossiers remplissaient la « quasi-totalité des pièces exigées par le code électoral ». On ne sait pas non plus à combien d’électeurs s’élève le minimum de parrainages valides du fichier électoral. Le CC a réussi l’exploit de ne donner aucune indication sur le fichier électoral qu’il a utilisé.

Les calculs ethniques du « démocrate » Alassane Ouattara

Selon les opposants, la liste définitive des candidats retenus par le CC qu’ils considèrent « inféodé » au pouvoir, n’est pas dénuée d’arrière-pensées ethno-politiques. Ils sont rejoints dans cette analyse par de nombreux observateurs. La configuration qu’opère le choix des candidats revient à un face-à-face entre le bloc akan « représenté » par Bédié, Affi et KKB et le bloc nordique avec Ouattara comme unique « représentant ». Ce schéma de confrontation est obtenu par la marginalisation du bloc de l’Ouest avec l’invalidation des candidatures de Mabri et Gbagbo. L’objectif visé est d’émietter le vote akan et de démobiliser les électeurs de l’Ouest. Un tel calcul, qui peut choquer plus d’un démocrate et républicain en ce qu’il voit l’électeur non comme un citoyen qui fait son choix en fonction de l’adhésion à un programme politique ou une idéologie mais sur la proximité communautaire, est une conception revendiquée par Alassane Ouattara[9].

Recomposition politique

Alassane Ouattara a été installé au pouvoir par l’armée française en 2011 à la suite d’un scrutin électoral tenu alors que les conditions d’un déroulement libre et transparent n’étaient pas remplies. Thabo Mbeki, médiateur dans la crise politico-militaire en Côte d’Ivoire en 2004 à la demande de l’Union africaine, notait que, « en termes de suffrages exprimés pour chacun des candidats, la CEI, le CC et le représentant spécial de l’ONU avaient abouti à trois résultats différents », et s’étonnait que la mission d’observation électorale de la CEDEAO n’ait jamais publié son rapport sur le second tour de l’élection[10]. Cette crise électorale a débouché sur une guerre opposant l’armée française, les forces onusiennes et les rebelles de Guillaume Soro d’un côté, et les forces de sécurité ivoiriennes restées fidèles aux institutions ivoiriennes de l’autre. Cette guerre pour « la démocratie » a fait 16 000 morts selon la Commission nationale.

Au cours de la décennie passée, Alassane Ouattara a été régulièrement présenté par la presse française, notamment Le Monde et l’Agence France-presse, comme un technocrate, « brillant économiste », « policé ». Des portraits agiographiques, sans que jamais la part d’ombre du personnage ne soit évoquée, ont occupé des pages et des pages de magazines. L’audiovisuel extérieur de la France (Radio France international et France 24) a été la pièce maitresse de ce dispositif. Il est toutefois de plus en plus difficile pour ces médias de continuer sur cette lancée tant Alassane Ouattara a, ces derniers mois, multiplié les bourdes. À la décision de la Cour africaine des droits de l’homme et de peuples (CADHP) ordonnant la réinscription sur la liste électorale de Laurent Gbagbo et Guillaume Soro dont ils ont été radiés par la CEI, il répond : « Ce sont des décisions qui sont nulles et de nul effet qui porteraient atteinte à notre souverain ». Curieuse conception de l’État de droit et de la souveraineté. Il est bien écrit dans la Constitution ivoirienne que le pays adhère à « la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples de 1981 et ses protocoles additionnels ».

Le lundi 31 août, l’archevêque métropolitain d’Abidjan, le cardinal Jean-Pierre Kutwa, s’est prononcé sur la situation sociopolitique de la Côte d’Ivoire. A cette occasion, il a appelé au « respect du droit dans la concertation » et estimé qu’un troisième mandat du président sortant Alassane Ouattara « n’est pas nécessaire »[11]. Cette sortie du prélat n’a pas été apprécié du pouvoir. Le lendemain, Kobenan Kouassi Adjoumani, ministre de l’Agriculture et du Développement rural et porte-parole du RHDP lui répondait, à la grande consternation des Ivoiriens, au cours d’un point de presse tenu sur… le parvis de la cathédrale d’Abidjan[12].

La candidature d’Alassane Ouattara à un troisième mandat a réussi à unir l’opposition ivoirienne contre lui. Au Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo et LIDER de Mamadou Koulibaly qui depuis 2011 sont opposés au pouvoir se sont ajoutés ces derniers mois d’autres forces politiques et mouvements de la société civile. Certains de ces opposants étaient, il y a quelques mois encore, des alliés du président Ouattara. La configuration actuelle divise le champ politique en deux blocs : une opposition unifiée autour d’une plateforme revendicative et le pouvoir. Entre les deux on retrouve Konan Kouadio Bertin, transfuge du PDCI-RDA, sans appareil politique et qui se présente en candidat indépendant.

Les revendications du front uni de l’opposition ont été rendues publiques le 20 septembre 2020 dans une déclaration. Les opposants demandent :

  • Le retrait de la candidature de Monsieur Alassane Dramane Ouattara, qui est au terme de son deuxième mandat, à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020, pour se conformer ainsi à la Constitution qui lui interdit un troisième mandat ;
  • La dissolution du Conseil constitutionnel actuel en vue de la mise en place d’une juridiction véritablement impartiale et qui s’attache à dire le droit, rien que le droit ;
  • La dissolution de l’actuelle CEI en raison de son inféodation évidente au régime RHDP unifié et la mise en place d’un organe électoral consensuel, véritablement indépendant et impartial, capable d’organiser des élections justes, transparentes et crédibles ;
  • L’audit international de la liste électorale issue de l’enrôlement de juin-juillet 2020 ;
  • La libération de tous les prisonniers politiques, civils et militaires ;
  • Le retour sécurisé de tous les exilés sur la terre de leurs ancêtres, avec à leur tête Laurent Gbagbo, Guillaume Soro, Charles Blé Goudé, ancien ministre, et Noël Akossi Bendjo, maire du Plateau (Abidjan) révoqué pour raison politique, contraint à l’exil.

Des vides institutionnels

La Côte d’Ivoire est dans une situation bien particulière d’un point de vue institutionnel. Elle n’a pas de président du Conseil économique depuis le décès du titulaire du poste Charles Koffi Diby le 7 décembre 2019. Depuis le 8 juillet 2020, date de la démission de Daniel Kablan Duncan, le poste de vice-président est vacant[13]. Le président du Sénat Ahoussou Kouadio Jeannot parti de Côte d’Ivoire le 2 juillet 2020 « comme à l’accoutumée en Allemagne pour un bilan général de santé » y soigne depuis la Covid-19. La presse se perd en supputations face à son silence, régulièrement la rumeur de sa démission et le démenti de celle-ci enflamment les réseaux sociaux[14]. Le président du Sénat n’a été vu à aucune étape de la visite d’État d’Alassane Ouattara du 9 au 12 septembre 2020 dans la région du Morounou[15].

À propos de quelques acteurs

Le cas Guillaume Soro

Depuis un retour raté en Côte d’Ivoire après une absence de plusieurs mois, le 23 décembre 2020, Guillaume Soro vit en exil à Paris[16]. Il y mène, selon Alassane Ouattara, « grand train », sans qu’on sache d’où il tire « l’argent puisqu’il ne travaille pas depuis plus d’un an »[17]. Il est vrai que l’image que renvoie Guillaume Soro n’est pas celle d’un réfugié en bute à des tracas administratifs et financiers. Il organise des conférences de presse avec service traiteur dans de grands hôtels parisiens et est conseillé par des ténors du barreau parisien comme William Bourdon et Charles Consigny. Il a pour communicante Patricia Balme, qui a travaillé pour Alassane Ouattara de 1999 à 2010[18].

Ce qui vaut à Guillaume Soro son exil est une condamnation par contumace à 20 ans de prison pour « recel de détournement de deniers publics » et « blanchiment de capitaux » une amende de 4 milliards de francs CFA et à 5 ans de privation de droits civiques[19]. Cette sentence a été prononcée le 28 avril 2020 au cours d’une audience qui, délibéré compris, a duré un peu moins de trois tours d’horloge.

Les principaux cadres de la plateforme Générations et Peuples Solidaires (GPS) soutenant Guillaume Soro, ont été arrêtés après sa tentative de retour en Côte d’Ivoire ou sont en exil avec lui. Après plus de neuf mois de prison, 9 sur 19 de ses compagnons ont été libérés dans la nuit du 23 au 24 septembre 2020[20]. Ces proches, parmi lesquels trois des cinq députés arrêtés pour « tentative d’atteinte à la sûreté de l’État », ne sont qu’en « liberté provisoire ». Ils ont été mis sous mandat de dépôt sans levée de leur immunité parlementaire par le procureur d’Abidjan, Richard Adou, au prétexte qu’ils ont été arrêtés en « flagrant délit ». Mais depuis il n’y a pas eu de procès.

Sur le plan international, Guillaume Soro semble pour le moment « blacklisté » par les présidents des pays d’Afrique de l’Ouest où il avait des entrées privilégiées. Depuis qu’il est en exil, il n’a pas été reçu officiellement par les autorités françaises. Il semble cependant qu’il ait des réseaux importants au sein du pouvoir français et de l’opposition[21]. Le 8 juillet 2017, il était invité à Paris au premier Congrès de « La République en Marche (LREM) » d’Emmanuel Macron[22].

Laurent Gbagbo a un jour dit à propos de Guillaume Soro que c’est aux armes qu’il « doit sa place. Il devra s’inquiéter si un jour il ne les a plus avec lui ».

Laurent Gbagbo est-il sujet de droit ?

Laurent Gbagbo a été acquitté par la Cour pénale internationale (CPI) qui le poursuivait pour crime contre l’humanité, après plus de huit ans de détention préventive. Sa situation est si singulière qu’on peut se demander s’il est un sujet de droit à l’instar de « tous les hommes » comme le proclame la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le transfèrement de Laurent Gbagbo à la CPI a eu lieu après une série de manœuvres de MM. Sarkozy et Ouattara[23]. Acquitté le 15 janvier 2019 à la suite d’un procès qui a vu défiler 82 témoins de l’accusation, il a été maintenu en prison pendant plus de quinze jours en attendant de savoir si la Procureure de la CPI envisageait un recours contre la décision. L’interjection de l’appel du bureau du procureur intervenue, il est depuis en « liberté conditionnelle » en attendant l’épilogue de cette procédure. Dans la réalité, Laurent Gbagbo est otage de la CPI mais aussi exilé par les autorités de son pays. Il est otage de la CPI parce qu’elle lui impose des restrictions à sa liberté alors qu’elle l’a déclaré innocent des faits pour lesquels il a été poursuivi. Certes, contrairement aux mois qui ont suivi sa libération pendant lesquels il était obligé de rester dans un périmètre donné, dans la région de Bruxelles, il peut aujourd’hui aller au-delà des frontières de la ville. Il n’en reste pas moins que sa situation n’est pas celle d’un homme acquitté. Avec Laurent Gbagbo, la CPI n’a jamais agi dans le cadre des lois et des traités internationaux qui régissent son fonctionnement. Elle a opéré son transfèrement à La Haye dans un cadre juridique très douteux, avec une improvisation qui ne peut peu laisser sans interrogations. Il avait été remis à des représentants de la CPI en Côte d’Ivoire par un chef de guerre, tortionnaire sous sanction des Nations unies, le Comzone Fofié Kouakou. Après l’avoir mis dans un avion pour l’Europe, on l’avait fait débarquer aux Pays-Bas, au petit matin du 30 novembre 2011. Il était alors habillé d’une chemise d’été alors que le thermomètre affichait 5°C[24].

Aujourd’hui, il est maintenu en exil depuis que la CPI a levé, en mai 2020, l’obligation qui lui était faite de résider dans la région de Bruxelles[25]. Il devrait pouvoir revenir en Côte d’Ivoire sans contrevenir aux conditions que lui impose la CPI si les autorités consentaient à lui délivrer un document de voyage comme il le demande avec insistance depuis plusieurs mois aux autorités ivoiriennes sans obtenir de réponse.

Depuis sa libération, Laurent Gbagbo garde le silence. Même si ses avocats, son porte-parole et ses camarades et alliés politiques s’expriment régulièrement sur sa situation, lui-même depuis son acquittement et son assignation à Bruxelles ne s’est jamais exprimé ou montré en public. Il a demandé un titre de voyage pour rentrer dans son pays que les autorités lui refusent. Dans une interview à l’hebdomadaire français Paris Match publié le 23 septembre 2020, Alassane Ouattara revendique cela et va jusqu’à décider de l’agenda de Laurent Gbagbo pour les semaines et mois prochains[26].

Une « communauté internationale » brusquement timide

Après son tweet du 5 mars 2020 félicitant « l’homme de parole et d’État » Alassane Ouattara, Emmanuel Macron est devenu aphone sur la Côte d’Ivoire[27]. Le vendredi 4 septembre, les deux hommes se sont rencontrés à l’Élysée autour d’un déjeuner. Alassane Ouattara a été accueilli au son de la fanfare de la Garde républicaine et a eu droit à l’accolade de son homologue devant les caméras. Un accueil somme toute classique que le président français à voulu minimiser en faisant circuler la rumeur d’une « rencontre tenue loin des regards », sans déclarations à la presse ni images du déjeuner ! Cette communication alambiquée semble avoir été une manière pour l’Élysée de dire qu’Emmanuel Macron ne se prononce pas sur la candidature d’Alassane Ouattara. Le président français serait attaché au « principe de ne pas s’ingérer dans la politique intérieure des pays »[28]. Cette doctrine, qui daterait de son discours à l’université de Ouagadougou en novembre 2017, ne l’a pourtant empêché de twitter le 5 mars pour « féliciter » Alassane Ouattara ou d’interpeler fin 2019 les chefs d’État du G5 Sahel pour leur donner l’ordre de faire cesser la défiance des opinions publiques vis-à-vis de la présence militaire française[29].

La France, après avoir installé Ouattara au pouvoir, ne lui a pas ménagé son soutien. Elle l’a aidé à mettre en place un régime dictatorial[30]. Quand il s’est agi pour Alassane Ouattara, d’asseoir sa mainmise sur le pays, en faisant adopter le 30 octobre 2016, lors d’une parodie de référendum, la Constitution actuelle, la France l’a appuyé. Le Premier ministre Manuel Valls avait fait le déplacement à Abidjan pour « afficher le soutien de la France aux processus démocratiques »[31] ! Pendant ces dix dernières années, le pouvoir français est resté non seulement sourd aux plaintes du peuple ivoirien, mais a adoubé ceux qui l’oppriment sans vergogne. Il a perpétué une politique de faux-semblants en fermant les yeux et en organisant le silence médiatique sur la dérive dictatoriale d’Alassane Ouattara[32]. La France qui se prétend « patrie des droits de l’homme » ne s’est pas préoccupée du sort des centaines de prisonniers politiques qui croupissent dans les geôles du pays depuis 2011 et des dizaines de milliers de réfugiés qui ne peuvent revenir en Côte d’Ivoire par crainte de représailles[33]. Elle a au contraire renforcé sa coopération avec une justice des vainqueurs qui mène une répression tout azimut contre les partis politiques d’opposition, les syndicats et des associations, avec une politique de régression sociale et une soumission totale aux intérêts des entreprises transnationales notamment françaises[34]. De 2011 à 2020, les trois présidents qui se sont succédé à la tête de la France ont effectué des visites officielles en Côte d’Ivoire.  Les premiers ministres n’ont pas été en reste. L’ancien président Nicolas Sarkozy est un ami personnel d’Alassane Ouattara et un habitué des voyages à Abidjan[35]. Qu’ils soient de gauche ou de droite, les différents dirigeants français qui se sont succédé à la tête de l’État ont noué des relations privilégiées avec Alassane Ouattara.

Aujourd’hui, l’Elysée est visiblement embarrassé. Certes, l’ex-ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Gilles Huberson, ancien militaire converti à la diplomatie, a pu déclarer que « l’intérêt de la France, c’est la stabilité. Et ça, c’est Ouattara », laissant penser que son pays soutenait toujours Alassane Ouattara[36]. Mais la situation est bien plus complexe. Alassane Ouattara a perdu tous ses alliés politiques ivoiriens, dont Henri Konan Bédié, et fait aujourd’hui l’unanimité contre lui en Côte d’Ivoire. Il est désormais un facteur d’instabilité, y compris pour les intérêts français.

Ces dernières semaines, de plus en plus de voix s’élèvent pour demander le report de l’élection. Dans un rapport publié le 29 septembre 2020, International Crisis Group (ICG) demande de « reporter pour dialoguer » le scrutin du 31 octobre[37]. La Fondation Kofi Annan dans une déclaration publiée le 30 septembre 2020, exige de son côté que les prochaines élections en Côte d’Ivoire, notamment l’élection présidentielle du 31 octobre 2020, « soient libres, équitables, et pacifiques pour que les résultats soient acceptés par le peuple ivoirien »[38]. Dans une analyse consacrée à la situation en Côte d’Ivoire et en Guinée, l’Institut d’études de sécurité (ISS) a exhorté le 29 septembre les autorités régionales et les partenaires au développement de la Côte d’Ivoire à dissuader de toute urgence le président ivoirien Alassane Ouattara et son homologue guinéen Alpha Condé de se présenter à nouveau[39].

La situation de la Côte d’Ivoire préoccupe aussi le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il y a dépêché son représentant spécial et chef du bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (UNOWAS), Mohamed Ibn Chambas. Au cours de sa mission, ce dernier a été reçu par Alassane Ouattara. Il s’est entretenu avec le Premier ministre ainsi qu’avec le ministre de l’Administration, et celui chargé de la Sécurité et de la Protection Civile. Mohamed Ibn Chambas a également eu des séances de travail avec le Conseil constitutionnel, la CEI, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), les candidats à l’élection présidentielle, les partis politiques, ainsi que le président de l’ex-Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation et des organisations de la société civile, Charles Konan Banny. Il a aussi rencontré le groupe informel des partenaires au développement ainsi que l’équipe pays des Nations unies. Le représentant spécial a réitéré son appel à tous les acteurs politiques pour qu’ils poursuivent leur engagement pour l’organisation d’une élection pacifique et inclusive, dans le respect des droits de l’homme[40].

En revanche, l’organisation sous-régionale de la CEDEAO qui est très active à propos de la crise politique au Mali, semble pour l’instant considérer que ce qui se passe en Côte d’Ivoire est un non-sujet. L’Union africaine ne s’est pas plus exprimée.

Le 3 octobre 2020, les Nations unies, l’Union africaine et la CEDEAO ont annoncé qu’une mission conjointe séjournera en Côte d’Ivoire du 4 au 6 octobre 2020. Cette mission, selon le communiqué, se situe « dans la droite ligne du Protocole de la CEDEAO relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité et avec son Protocole additionnel sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance. » Il est à craindre que si le tir n’est pas rectifié que cette mission ne soit un échec car elle ne prévoit pas de rencontrer la majorité des acteurs politiques de l’opposition. En effet dans le communiqué de la CEDEAO : « Au cours de son séjour, la mission conjointe aura des entretiens avec les membres du Gouvernement impliqués dans l’organisation de l’élection présidentielle, les responsables des institutions chargées de son organisation, de même qu’avec les candidats retenus pour y participer et les Responsables de partis politiques. Elle a également prévu de rencontrer des membres d’organisations de la société civile et d’ONG internationales travaillant dans le domaine de la démocratie et de la bonne gouvernance ainsi que des diplomates (Groupe africain, pays membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, Union européenne, etc.) »[41].

Conclusion

De l’aveu de ses plus fervents soutiens, les deux mandats d’Alassane Ouattara n’ont pas fait avancer la réconciliation nationale dans un pays au tissu social distendu par des années de crises ponctuées par des guerres. C’est dans ce contexte de crispation et de tension que l’actuel pouvoir ivoirien veut opérer par l’instrumentalisation de la justice et l’usage de la force coercitive de l’État, pour imposer un troisième mandat contestable et contesté aux plans moral, politique et juridique. Cette escalade est porteuse des plus graves périls pour la Côte d’Ivoire et la sous-région, déjà aux prises avec l’hydre djihadiste. Il est du devoir de ceux qui ont soutenu Alassane Ouattara, en l’installant au pouvoir, en couvrant d’une chape de plomb les violations massives de droits de l’homme dont son pouvoir est l’auteur depuis 2011, de l’amener à entreprendre un dialogue avec ses opposants et l’ensemble des forces vives de la nation ivoirienne et à respecter la Constitution.

 

Pour aller plus loin

***

[1] République de Côte d’Ivoire Commission, dialogue, vérité et réconciliation(CRVD), Rapport final.

[2] Loi n° 2016-886 du 08 novembre 2016 portant constitution de la République de Côte d’Ivoire.

[3] « Alassane Ouattara fait volte-face et annonce sa candidature ».

[4] « Côte d’Ivoire. Les violences et la répression des voix dissidentes augmentent à l’approche de l’élection présidentielle »

[5] « Korhogo: Arrestation spectaculaire de Koua Justin, la raison évoquée »

[6] « Macron salue «la décision historique» de Ouattara de ne pas se représenter »

[7] « Présidentielle 2020 :  » je ne rentre pas dans ce faux débat de la Constitution, qui d’autre connaît mieux cette Constitution que moi ? » »

[8] « Côte d’Ivoire : Décision liste définitive à l’élection présidentielle du 31 Octobre 2020 »

[9] « Côte d’Ivoire : Ouattara veut « protéger les minorités » »

[10] « What the World Got Wrong in Côte D’Ivoire »

[11] « Côte d’Ivoire : la candidature du président Alassane Ouattara « pas nécessaire » pour le cardinal Kutwa »

[12] « Présidentielle 2020, Adjoumani répond au cardinal Jean-Pierre Kutwa »

[13]« En Côte d’Ivoire, le vice-président Daniel Kablan Duncan démissionne »

[14] « Côte d’Ivoire : “Il n’y a pas d’acte de démission d’Ahoussou » »

[15] « Côte d’Ivoire : Hamed Bakayoko, Ahoussou Jeannot, Patrick Achi et Kandia Camara en tête du commando qui va conduire la campagne de Ouattara »

[16] « Retour avorté de Guillaume Soro en Côte d’Ivoire, violences policières contre ses partisans »

[17] « Exclusif – Alassane Ouattara : « Les candidatures de Soro et Gbabo relèvent de la provocation » »

[18] « Présidentielle ivoirienne : Soro appelle l’opposition à s’unir et dit sa candidature « irrévocable«  »

[19] « Côte d’Ivoire : Guillaume Soro condamné à 20 ans de prison ferme » ; « Côte d’Ivoire : la classe politique réagit à la condamnation de Guillaume Soro »

[21] « Côte d’Ivoire : des proches de Guillaume Soro libérés »

[22] « Côte d’Ivoire : les réseaux macronistes de Guillaume Soro »

[23] « Congrès du parti de Macron : Guillaume Soro a échangé avec ceux qui ont impulsé le changement »

[24] « Procès Gbagbo : les preuves d’un montage »

[25] « L’arrivée de Laurent Gbagbo à La Haye »

[26] « La CPI autorise Laurent Gbagbo à quitter la Belgique sous conditions »

[27] « What the World Got Wrong in Côte D’Ivoire »

[28] « Côte d’Ivoire : Macron reçoit Ouattara sans prendre position sur sa candidature »

[29] « Au G5 Sahel, Macron, qui a menacé de se retirer du terrain, va clarifier l’engagement de la France »

[30] « Amara Essy : « Nous sommes en Côte d’Ivoire sous l’emprise d’une douce dictature » »

[31] « Le Premier ministre français surnommé « Valls l’Africain » par son homologue ivoirien »

[32] « Côte d’Ivoire : les médias français portent une lourde responsabilité dans les dix ans de crise »

[33] Amnesty international Côte d’Ivoire, « La loi des vainqueurs. La situation des droits humains deux ans après la crise postélectorale« , 2013.

[34] « Côte d’Ivoire : pourquoi Ouattara a été le relais efficace des intérêts français »

[35] Ils sont devenus amis quand Ouattara, alors premier ministre de Félix Houphouët-Boigny, en 1990, a confié la concession de l’eau et de l’électricité de Côte d’Ivoire à Martin Bouygues, lui-même ami de Nicolas Sarkozy.

[36] « Violences sexistes et sexuelles : l’ancien ambassadeur de France en Côte d’Ivoire prépare sa défense »

[37] « Côte d’Ivoire : reporter pour dialoguer »

[38] « Appeal for peaceful elections in Côte d’Ivoire »

[39] « Côte d’Ivoire : multiplication des appels pour le report de la présidentielle »

[40] « Côte d’Ivoire : à l’approche de l’élection présidentielle, l’ONU appelle à préserver l’unité et la paix »

[41] « Election Présidentielle du 31 Octobre 2020 en Côte d’Ivoire : une mission conjointe CEDEAO – Union Africaine – Nations unies de diplomatie préventive attendue à Abidjan«