Par Michel Rogalski, économiste, CNRS, directeur de la revue Recherches internationales.
Les chroniques de Recherches internationales, décembre 2021.
C’est ce long combat que relate un important ouvrage paru récemment en Afrique du Sud[1]. D’abord celui des militants de l’ANC (African National Congress) – le mouvement de Nelson Mandela -, mais également celui qui mit en œuvre une large chaîne de solidarité internationaliste à travers le monde.
Engagés de longue date dans la lutte contre l’apartheid, l’ANC et le parti communiste d’Afrique du Sud furent interdits en 1961 et l’action dut prendre alors dans le pays une forme clandestine et connut une répression accrue qui toucha les Noirs mais également les Blancs qui avaient rejoint la lutte antiraciste. C’est ces trente années d’affrontements – jusqu’à la libération de Mandela et de ses compagnons en 1990 – que présente cet ouvrage à travers les nombreux témoignages sollicités qui éclairent ainsi la vie courageuse de nombreux de ses acteurs. Que de vies brisées par les emprisonnements, la torture, l’isolement, les assassinats ou les disparitions. Mais enfin, les survivants témoignent de leurs souffrances, mais aussi des formes d’organisations choisies pour résister et porter des coups à l’adversaire. C’est cet aspect souvent méconnu qui fait l’intérêt principal de ces témoignages tout à fait inédits qui montrent la dimension internationale de la solidarité qui s’organisa à travers le monde et la diversité des formes qu’elle emprunta. L’ouvrage présente les quatre piliers de la lutte qui ont été combinés : la lutte politique de masse ; les opérations armées menées par la branche militaire de l’ANC ; un réseau clandestin international capable de soutenir différentes formes de résistance ; enfin une campagne publique internationale.
Cette longue lutte s’inscrit dans la lignée du vaste mouvement de décolonisation qui anima le tiers monde après la Seconde Guerre mondiale et dans la guerre froide qui prévalait alors largement même si elle en dépassa largement les frontières. Le régime de l’apartheid se présenta comme la pointe avancée du combat contre le communisme en Afrique australe et tenta de justifier sa politique discriminatoire vis-à-vis des populations africaines par cet argument qu’il destinait de façon privilégiée aux puissances coloniales britannique et portugaise de la région confrontées à des guerres de décolonisation en Rhodésie, en Zambie ainsi qu’en Angola et au Mozambique. La France engluée dans la guerre d’Algérie n’étant pas insensible à ce genre d’arguments. Mais il fallut cependant attendre 1973 pour que les Nations unies désignent l’Apartheid comme un crime contre l’humanité et plus tard encore pour qu’un embargo fût décidé – seulement sur les armes et le pétrole – alors que des sanctions et des mesures de boycott étaient de longue date réclamées depuis la fin des années cinquante par l’ANC et relayées partout à travers le monde. Car le combat anti-apartheid s’inscrivit sur plusieurs fronts : politique, militaire, économique et diplomatique. On sait maintenant comment certains pays européens – la France, la Suisse, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, notamment – furent de discrets et honteux alliés du régime d’apartheid en prodiguant aide économique lui permettant de contourner les embargos, de bénéficier d’armements répressifs et surtout de mettre sur pied un arsenal nucléaire qui sera très vite démantelé lorsque la perspective de victoire de l’ANC émergera, de crainte de voir cette arme tomber entre les mains de la future Afrique du Sud arc-en-ciel.
C’est dire à quelle adversité les militants de l’ANC et la chaîne de solidarité qui s’organisa autour du monde eurent à faire face. Le mérite de Ronnie Kasrils est d’avoir su, au-delà des années, solliciter les acteurs qui s’impliquèrent dans ce qu’il nomme joliment les « Brigades internationales contre l’apartheid ». La moisson des témoignages est d’une impressionnante richesse et mêle campagnes publiques d’envergure, actions clandestines et soutiens concrets apportés par les pays socialistes, l’Algérie, Cuba et ceux de la ligne de front dès leur indépendance.
Le massacre de Sharpeville en mars 1960 révéla à l’opinion publique internationale le caractère répressif du régime d’apartheid de Pretoria et marqua le début d’une vaste campagne de solidarité internationale déclinée à travers le monde et qui ne cessera qu’à la libération de Nelson Mandela et de ses compagnons et la perspective de la mise sur pied d’une nation post-apartheid. Les témoignages recueillis dans la seconde partie de l’ouvrage apportent des éclairages sur la diversité des mobilisations et sur les acteurs qui les ont portées. Églises, syndicats, forces politiques se mobilisèrent et se coordonnèrent. Quoique souvent connus, les faits relatés méritent d’être rapprochés et mis en rapport et permettent de montrer combien cette cause fut universellement partagée. Des éclairages souvent inédits soulignent l’implication massive et souvent décisive de l’aide apportée par les pays socialistes et ceux de la ligne de front : entraînements de combattants, fournitures d’armes et de matériels divers, soutiens financiers et parfois engagements militaires. Car le régime sud-africain porta la guerre au-delà de ses frontières notamment en Angola où il tenta au moment de l’indépendance d’imposer au pouvoir l’UNITA, force politique dévouée. Les chars sud-africains rencontrèrent jusque dans les faubourgs de Luanda les chars et les Migs soviétiques manœuvrés par des Cubains. Ainsi l’indépendance angolaise ne put être dévoyée et l’aide de ce pays à l’ANC se poursuivre. Car l’un des intérêts de l’ouvrage est de montrer que la lutte contre l’apartheid se mena sur différents fronts et notamment géographiques entraînant les pays limitrophes où s’étaient replié des groupes de l’ANC et leurs logistiques, dans la tourmente.
Concernant la solidarité française, il est dommage que les témoignages recueillis ne portent que sur l’action publique et la période postérieure à 1975. En effet dès le début des années soixante, un groupe mené par Henri Curiel et enrichi des luttes de la Résistance et de l’aide apportée aux combattants de l’indépendance algérienne décida à travers l’organisation Solidarité qu’ils constituèrent d’apporter une aide multiforme à l’ANC, bravant ce que l’on appelait alors les dispositions légales. Fabrication et acheminement de faux « pass », traduction et diffusion de Sechaba, l’organe de l’ANC, envoi de militants sur le terrain pour repérer des filières de passages avec les pays de la « ligne de front », renseignement économique sur les échanges et la coopération technique et économique de la France avec le régime de Pretoria, enfin constitution d’une école de cadre pour les dirigeants de l’ANC. Alors que l’aura de Nelson Mandela était encore faible et que la France se situât aux côtés du régime d’apartheid, il fut relativement facile de trouver des personnes disposées à s’engager au service de l’ANC tant le sens de son combat était une évidence et ne pouvait laisser personne insensible dès lors qu’un cadre organisationnel s’offrait à l’action efficace.
Les témoignes recueillis montrent qu’ils ne furent pas les seuls et que cette cause mobilisa dans la lutte avec constance plusieurs générations. Merci à Ronnie Kasrils de nous en avoir donné à connaître de multiples facettes.
[1] Ronnie Kasrils (Edited by), 2021, International Brigade Against Apartheid – Secrets of the People’s War that Liberated South Africa (Jacana Media, 360 p., Afrique du Sud)
Regarder également à ce sujet la vidéo de la rencontre avec Jacqueline Dérens Les brigades internationales contre l’apartheid