La Pensée n°395 – Crise de 2008 : la rupture ?

19,00

Juillet-septembre 2018

Il y a dix ans éclatait la crise financière la plus grave depuis 1929. L’onde de choc du krach surgi aux États-Unis, continue de se propager avec un ébranlement indissociablement politique, économique, écologique et géostratégique. Y a-t-il un avant et un après 2008 ? Autrement dit, y a-t-il eu rupture ou plus exactement des ruptures engendrées par cet ébranlement ? Il nous a semblé que c’était le cas d’où l’intérêt de leur consacrer notre dossier en cherchant à les identifier dans leur complexité et en s’interrogeant sur leur nature, leur signification et leur portée. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité mais nous avons choisi quelques thèmes qui nous sont apparus les plus révélateurs pour entamer le défrichage des mutations en cours et de leurs enjeux. Une décennie, c’est bien peu au regard du temps long de l’histoire pour les comprendre et même les cerner. Mais par les éléments d’information et d’analyse qu’ils livrent, les auteurs qui ont collaboré à notre dossier ouvrent des pistes de réflexion.

Les premiers tremblements passés, l’approfondissement de la crise des systèmes politiques, économiques et sociaux pose avec plus de force la question de l’alternative. Celle-ci suscite de grandes attentes, elle se heurte à de puissants blocages. La finance internationale et les néolibéraux ont repris leur souffle et relancent la machine économique mortifère sur l’air tant ressassé du TINA (« there is no alternative ») si cher à Margaret Thatcher dans les années 1980 et remis au goût du jour avec plus de force encore par les tenants de l’ordre financier, des privatisations et de l’explosion de la solidarité sociale. La France macroniste en est un exemple type. Pourtant la crise a rendu caducs les modèles de croissance libéraux, provoqué un discrédit massif du politique et bouleversé le système international. Le regard sur la mondialisation actuelle a également changé avec plus de défiance et même de méfiance. Son échec provoque des replis identitaires qui alimentent les pires tensions et conflits alors que le temps des coopérations et des solidarités, indissociable de celui de la mondialisation qui serait le bien de tous, impose des nouveaux choix.

Pour Denis Durand qui analyse méticuleusement les origines du krach de 2008, celui-ci est bien le symptôme d’une crise de l’économie capitaliste et de la civilisation libérale. Une vraie réponse devrait partir des potentialités de dépassement radical du capitalisme et du libéralisme, jusqu’à la construction d’une nouvelle civilisation remettant en cause des aspects politiques, monétaires, financiers, militaires, culturels de l’hégémonie états-unienne.

Celle-ci est aujourd’hui bousculée par la Chine. C’est du côté du géant asiatique, écrit Dominique Bari qu’il faut constater les plus grandes ruptures de l’après-2008 tant sur le plan intérieur qu’international. Prenant acte d’une interdépendance croissante entre les pays, Pékin défend une mondialisation multilatéraliste dans laquelle la dominance exclusive des États-Unis serait terminée. Mais vers quoi tend cette recomposition du monde si sa forme de gestion ne change pas et si la question sociale ne s’inscrit pas en priorité dans une « communauté de destin » ?

La première décennie du XXIème siècle avait vu plusieurs pays d’Amérique latine élire des gouvernements néo-développementaristes prenant leurs distances avec le puissant voisin états-unien et les institutions internationales. Mais les effets de la crise ont coupé court à ces expériences et favorisé le coup d’État parlementaire au Brésil que nous décrit Armando Boito.

La crise mondiale ne fut pas que financière, rappelle Gérard Le Puill. Elle a provoqué, par la spéculation sur les denrées de base, une crise alimentaire qui a débouché sur des émeutes de la faim dans plusieurs pays du continent africain notamment. La crise écologique ne peut être séparée des modes de production et de consommation soumis à la logique de marchandisation galopante. On en perçoit tous les périls.

Les prédateurs de notre humanité n’en ont cure. La crise a donné lieu à un nouveau discours néolibéral dominant qu’Alain Bihr s’attache à décrypter sous l’angle du concept de novlangue qui nous manipule en masquant son caractère de politiques de classe. La promotion de quelques nouveaux mots-clefs, dont ceux de crise, de dette publique, est destinée à faire accepter le monde tel que les intérêts de la classe dominante le façonnent.

Pour autant, « nul ne peut prétendre que la dictature du capitalisme international a été solidement et durablement installée sur la mondialisation », comme l’a souligné le politologue Bertrand Badie.

Le dossier que nous vous présentons s’inscrit dans cet avenir.

Sommaire

Crise de 2008 : la rupture ?

  • Un tournant dans la crise systémique du capitalisme, par Denis Durand. Le krach financier de 2008 est caractéristique du capitalisme financiarisé et mondialisé. Il a scellé l’échec des tentatives de réponse néolibérale à la crise systémique. Une vraie réponse devrait partir des potentialités de dépassement radical du capitalisme et du libéralisme, jusqu’à la construction d’une nouvelle civilisation.
  • Ruptures chinoises, par Dominique Bari. La crise de 2008 est une accélératrice de l’histoire chinoise. Elle marque à plus d’un titre une rupture tant en politique intérieure qu’internationale. La Chine entre dans « une nouvelle ère ». L’orientation vers un nouveau modèle de croissance s’accompagne d’une remise en cause du système international dominé par les Etats-Unis. Une nouvelle mondialisation est à définir.
  • Au Brésil coup de barre à droite, par Armando Boito. La crise de 2008 a changé la donne au Brésil, notamment lorsque son impact s’est aggravé à partir de 2011. Le ralentissement économique a facilité le coup d’État, d’un type nouveau, contre le gouvernement  néodéveloppementaliste avec assise populaire pour le remplacer par un autre au programme néolibéral pur et dur. Ce tournant à droite a été provoqué par le développement du conflit entre les différentes fractions de la classe dominante et les classes populaires.
  • Soustraire l’agriculture à la spéculation mondialisée, par Gérard Le Puill. Du fait de la mondialisation spéculative des marchés agricoles, une production supérieure de 3 % à la demande solvable pour des denrées comme le blé, le lait de vache ou certaines viandes peut faire baisser les prix agricoles de 30 % et plus. Mais un risque de pénurie peut les multiplier par deux ou trois en quelques semaines. En ce début de XXIème siècle, la planète alimentaire manque cruellement de politiques de régulation. Il devient criminel de soumettre le droit des peuples de se nourrir à la roulette russe qu’est devenue la spéculation. Surtout que le réchauffement climatique perturbera de plus en plus souvent la production agricole mondiale.
  • La novlangue néolibérale : un aggiornamento en trompe-l’oeil, par Alain Bihr. L’aggiornamento auquel la crise des subprimes a contraint le discours néolibéral n’a été qu’un faux semblant. En fait, il a tiré parti des démentis que lui avait infligés la réalité socioéconomique pour non seulement réaffirmer ses prétentions hégémoniques, mais encore redoubler son ton autoritaire et son cynisme. C’est ce que cet article s’efforce de montrer en se centrant sur l’usage fait par ce discours des concepts de crise, de dette publique et d’Europe.

Le cours des idées

  • Crise(s) ou catastrophe du capitalisme ?, par Rima Haw. Deux ouvrages très différents, l’un écrit par Pierre Dockès, l’autre par Lucien et Jean Sève. Pour l’auteure de cet article, les deux ouvrages récemment publiés ont plusieurs points communs, dont celui notamment de faire avancer notre compréhension du capitalisme. Deux publications qui interpellent l’auteure parce qu’elles raniment de façon complémentaire le débat sur le pronostic vital du capitalisme.
  • Abolir l’arme nucléaire, par Anne-Marie Roucayrol. L’association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW) expose depuis 1980 tout un argumentaire pour agir sur l’opinion publique et les décideurs politiques en vue d’obtenir l’abolition de l’arme nucléaire : impuissance des systèmes de santé en cas de catastrophe nucléaire, conséquences des essais, pollution directe, filière nucléaire, détournement de moyens, impact psychologique… et finalement conséquences humanitaires. Le combat continue.
  • Jaurès et Marx : un dialogue continu et révolutionnaire, par Jean-Paul Scot. Jaurès a lu tous les ouvrages publiés de Marx en allemand et en français. En tant que philosophe moniste, il estime possible de concilier l’idéalisme de Hegel et le matérialisme de Marx. En tant qu’historien, il a lui-même enrichi le matérialisme historique par l’analyse du rôle des forces politiques et des personnalités. En tant que dirigeant socialiste, il a emprunté à Marx la formule de « l’évolution révolutionnaire » afin de développer sa propre stratégie de passage au socialisme en France.
  • Le marxisme créatif de Mariátegui : formation et praxis, par Yuri Martins Fontes. Le marxisme de Mariátegui conserve son actualité. Parmi les aspects remarquables de son oeuvre, il y a la lutte qu’il a menée contre la vision rigide « positiviste », qui comprenait les valeurs et l’évolution de l’Europe comme un modèle universel, ce qui a troublé les conceptions socioculturelles de différents peuples et la pensée marxiste elle-même. À partir d’une analyse historico-dialectique raffinée, il traduit le marxisme à leur propre réalité andine, offrant ainsi de nouvelles voies pour une praxis révolutionnaire.

Vie de la recherche

Rousseau et la Pologne

  • Les institutions polonaises au XVIIIe siècle, par Maciej Forycki.
  • La Pologne et le Pacte social, questions de méthode, par Yves Vargas. Les propositions de Rousseau aux Polonais peuvent surprendre à cause de l’écart apparent entre la situation du pays et les normes idéales énoncées dans Du Contrat social, de même que le régime politique très inégalitaire qui semble à l’opposé des choix démocratiques du philosophe. Comprendre la décision de Rousseau suppose d’observer la question à partir de sa méthode, telle qu’on la trouve dans la théorie du « Pacte social ». Il apparaît alors que la Pologne a conservé, enfouies, les lois fondamentales de la vraie politique, ce qui rend ce pays apte à une « marche graduelle » vers la démocratie.
  • Les deux visages du Législateur : la Pologne et la Corse, par Luc Vincenti. Rousseau Législateur montre une grande attention aux réalités sociales et politiques qu’il veut réformer. Partant des moeurs polonaises, il oriente l’orgueil aristocratique vers l’amour de la patrie par les fêtes publiques et les distinctions qui font de l’estime publique un principe. Rousseau s’appuie également sur la vivacité du législatif polonais pour réformer les lois d’après les principes du Contrat social, en instituant une filiation élective continue à partir des Diètines. La  subordination des représentants est affirmée, tant par le renforcement du mandat impératif que par le pouvoir des assemblées périodiques. Le Législateur guide ainsi son action sur le fondement originel du politique : la souveraineté absolue de l’institution primitive, qui fonde la possibilité des réformes rousseauistes.
  • La construction de l’identité polonaise, par Jean-Luc Guichet. Pour Rousseau, le problème polonais est celui de la construction d’une identité nationale. La Pologne, vaste plaine ouverte menacée par de très puissants voisins, ne peut en effet trouver de principe de résistance qu’en elle-même, sur le mode d’une âme polonaise. Pour faire face au danger, il faut former le citoyen en disposant toutes ses passions et ses opinions pour lui faire aimer et cultiver cette identité porteuse d’une unité polonaise. Une difficulté majeure cependant sera de généraliser cette identité initialement enracinée dans un groupe particulier : la noblesse. Ainsi, répondant au pari d’une situation d’urgence vitale, les Considérations représentent elles-mêmes une sorte de pari théorique de Rousseau.

ISBN : 978-2-37526-032-6, n°395 juillet-septembre 2018

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