Skip to main content
Cet entretien a été publié dans la rubrique Opinions-Débats de la Revue de la régulation (n° 25, 2019).

Matthieu Le Quang est doctorant en science politique au Laboratoire du changement social et politique (LCSP) de l’université Paris Diderot. Ses travaux de recherche portent sur le Bien Vivre, l’écosocialisme et l’analyse politique de l’Équateur.

©Aperture (2007)

Revue de la régulation. Pourriez-vous nous rappeler l’héritage politique et économique de l’Équateur au début des années 2000 ? Les similitudes et singularités du modèle équatorien au regard des pays de la région (andine, latine) ?

Matthieu Le Quang. Au début des années 2000, l’Équateur sort d’une grave crise économique et financière qui a eu des répercussions très graves au niveau social. Les réformes néolibérales préconisées par le Consensus de Washington pour l’ensemble de l’Amérique latine durant les années 1980-1990 ont eu pour conséquences, en Équateur, un fort endettement de l’État, la libéralisation des terres, la privatisation des ressources naturelles (surtout le pétrole) et leur exploitation par des entreprises multinationales étrangères, la paupérisation d’une grande partie de la population, en particulier des paysans et des classes moyennes. Mais la politique la plus dommageable a été la libéralisation des banques qui a conduit à une crise bancaire sans précédent à la fin des années 1990. En 1999, le Président Jamil Mahuad a décrété ce qui, dans la mémoire collective, s’est appelé le Feriado bancario, c’est-à-dire la fermeture durant une journée des banques (qui a finalement duré cinq jours) et la « congélation » des comptes en banque de plus de deux millions de sucres1 (environ 200 dollars). Le résultat a été la fermeture de plus de 70 % des institutions financières du pays dont la plus importante, Banco del Progreso.

Cela n’a rien réglé et a même aggravé la crise économique. En janvier 2000, Mahuad a décidé de « dollariser » l’économie : le sucre a disparu et le dollar est devenu la monnaie officielle de l’Équateur avec un taux de change d’un dollar pour 25 000 sucres. Ce fait est très important puisque, depuis, aucun gouvernement ne dispose de la monnaie comme instrument de stabilisation, notamment en temps de crise économique. De plus, les Équatoriens ont perdu une partie de leurs économies lors de la fermeture des banques en 1999 et ont vu les prix augmenter avec l’arrivée du dollar. Les inégalités se sont fortement accrues et la classe moyenne s’est largement réduite du fait de l’augmentation du chômage, de l’affaiblissement de l’État et de la quasi-disparition de l’industrie. Enfin, évoquons un drame social qui continue d’avoir des répercussions aujourd’hui et qui est l’émigration d’environ 10 à 15 % de la population entre 1999 et 2002, principalement aux États-Unis et en Europe2. Cette émigration est importante car, en plus des déchirements familiaux, la majorité venait d’une classe moyenne diplômée qui avait perdu toutes ses économies lors de la crise économique. Ainsi, le pays perdait une grande partie de sa main-d’œuvre qualifiée.

Toutefois, tout cela ne s’est pas fait sans une forte réaction de la population. La contestation face à ces réformes a fait surgir un nouvel acteur sur la scène nationale, d’abord au niveau social à partir de 1990, puis comme mouvement politique en 1995 : le mouvement indigène3. L’émergence de cet acteur social explique, en grande partie, les mobilisations sociales sans précédent qu’a vécues le pays dans les années 1990 et au début des années 2000. La conséquence de ces mobilisations et des différents soulèvements indigènes a été la destitution de trois présidents de la République en huit ans : Abdalá Bucaram en 1997, Jamil Mahuad en 2000 et Lucio Gutiérrez en 2005. Ces mobilisations ont eu d’autres effets d’ordre politique : l’arrivée d’outsiderspolitiques comme Lucio Gutiérrez en 2003 ou Rafael Correa en 2007, l’incorporation, dans l’agenda politique, ou le positionnement, dans le débat public, de nouvelles revendications comme la reconnaissance des droits indigènes, la plurinationalité, la nationalisation des ressources naturelles, la défense de la souveraineté nationale (principalement contre le dollar et contre la base militaire américaine de Manta sur la Côte Pacifique), et aussi la rénovation du système de partis.

Enfin, le système politique équatorien était l’un des plus instables d’Amérique latine. Le retour à la démocratie en 1979 s’est fait dans un relatif consensus. Depuis 1979, quatre partis politiques se sont partagés le pouvoir jusqu’en 2003 : l’un était situé à droite du champ politique (le Parti Social-Chrétien, PSC), deux autres au centre-droit (le Parti Roldosiste Équatorien, PRE, et la Démocratie Populaire, DP) et le dernier au centre-gauche (la Gauche Démocratique, ID). Ceux-ci cohabitaient avec d’autres petits groupes politiques qui aspiraient à obtenir une représentation au Congrès et dans les institutions locales. L’instabilité politique était un trait marquant de cette période, en raison d’un système politique fragmenté mais dominé par ces quatre partis qui se succédaient les uns aux autres, le pourcentage de voix qui leur était attribué restant pratiquement inchangé jusqu’en 2006. Cette forte instabilité politique était symbolisée par la succession de sept présidents de la république en dix ans. Avant l’arrivée de Rafael Correa au pouvoir, le dernier président à avoir terminé son mandat était Sixto Durán-Ballén entre 1992 et 1996.

Pour résumer, à l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa en janvier 2007, la société équatorienne sort d’une grave crise économique qui a abouti à la perte de son indépendance monétaire (dollarisation), à la disparition d’une grande partie de son appareil productif (désindustrialisation) et à la migration de nombreux travailleurs qualifiés et d’une classe moyenne diplômée. On se trouve face à un panorama politique et social assez négatif, avec un fort rejet du système de partis politiques et une crise des organisations sociales qui avaient mené l’opposition au néolibéralisme lors des grandes mobilisations sociales des années 1990 et du début des années 2000. L’amorce du déclin du mouvement indigène a commencé à être visible par son absence des grandes mobilisations de 2005 dont la composition sociale était fortement marquée par la présence des classes moyennes urbaines et dont le slogan était assez clair : « Que se vayan todos » (« Qu’ils s’en aillent tous »).

Lire la suite sur OpenEdition.