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Anthony Beck

Par Daniel Cirera
Secrétaire du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri
Intervention à l’université d’été du Parti communiste français
Montpellier, 23-25 août 2024    

Disponible en audio

Les résultats des élections européennes du 9 juin ont confirmé la montée en puissance et en influence des partis identifiés comme appartenant à la famille de l’extrême droite dans la plupart des pays de l’Union européenne (UE). En France, les désistements face aux candidatures du Rassemblement national (RN) au deuxième tour des législatives ont permis de contenir sa présence à l’Assemblée nationale. Ce « barrage républicain » n’atténue pas l’avertissement sévère de l’arrivée en tête du RN aux européennes et au premier tour. Cette dynamique a rendu crédibles les possibilités de l’extrême droite d’accéder, en France, aux plus hautes responsabilités à la tête de l’État. La participation de l’extrême droite au pouvoir n’est plus tabou. C’est devenu une réalité dans plusieurs pays d’Europe. Cette montée des périls est-elle inéluctable ?

Extrême droite. De quoi parle-t-on ?

La progression de l’influence des partis et des forces d’extrême droite telles que nous les connaissons est notable depuis la fin des années 1980 avec une montée en puissance dans les années 2000 et une accélération dans la dernière décennie. Elle s’est confirmée ces derniers mois, avec les élections aux Pays-Bas et les élections européennes.  Un cap est franchi à la charnière des années 2010-2014 quand dans une majorité des pays de l’UE ces forces dépassent les 10%, et aujourd’hui 20%. Une nouvelle séquence s’ouvre avec la participation de ces forces à des gouvernements, directement ou en soutien[1].

En Italie le gouvernement conduit par Giorgia Meloni réunit l’ensemble du spectre des partis de droite, de son extrême postfasciste à Berlusconi. Le parti des Vrais Finlandais participe au gouvernement. Pour les Démocrates de Suède, c’est un soutien sans participation. Aux Pays-Bas, la négociation de la participation de Geert Wilders à la coalition avec la droite s’est conclue par un accord de gouvernement[2]. En Espagne pour la gestion de plusieurs régions autonomes Vox (néo-franquiste) est associé au Parti populaire (conservateur). Depuis le début des années 2000, le Parti de la liberté d’Autriche , le FPÖ – issu d’un parti regroupant les anciens nazis dans les années 1960 – a participé à plusieurs reprises au gouvernement dirigé par la droite, récemment de 2017 à 2019. Au Danemark, le Parti du peuple danois aujourd’hui hors du gouvernement est resté très influent.

Pour prendre un autre cas, en Allemagne la tentation d’associer l’Alternative für Deutshland (AfD) à des gouvernements régionaux de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) a été étouffée dans l’œuf. En croissance constante, elle est arrivée en tête en Thuringe et talonne la CDU en Saxe, aux élections du 1er septembre 2024.[3]

Au-delà des différences de situations, le fait remarquable reste l’élargissement de l’assise électorale de ces partis jusqu’à rendre possible et crédible leur participation au pouvoir.

On ne peut plus les considérer comme des forces marginales. Leur influence électorale et dans les thèmes qui les identifient est à intégrer dans les configurations politiques et institutionnelles, aux côtés et en concurrence avec les autres forces politiques pour la conquête du pouvoir. Ils se trouvent de fait au cœur des recompositions politiques qui ébranlent les pays de l’UE. La nature des stratégies pour les combattre s’en trouve modifiée.

Si l’on peut parler de « l’extrême droite », il est aussi juste de traiter des « extrêmes droites ». Extrême droite dans ce qui fait leur socle idéologique commun, les racines et références, leurs affinités, les lieux de concertation et de rencontre, comme les groupes au Parlement européen. Extrêmes droites par les différences stratégiques adaptées aux conditions nationales, références historiques propres, positionnements propres sur l’économie et la politique étrangère notamment et de questions de société, radicalité ou respectabilité. Certaines sont issues des partis de droite conservateurs (Vox en Espagne, PVV aux Pays-Bas, AfD en Allemagne, Vrais Finlandais, ). D’autres sont des créations originales avec leur filiation propre (pétainisme et guerres coloniales pour le Front national/RN, héritiers nostalgiques du nazisme comme pour le FPÖ, ou fasciste comme les Fratelli d’Italia de Meloni ; d’autres sont plus récentes comme en Suède). En Grande-Bretagne, c’est autour du Brexit, sur une base trans-partis de nationalisme et de protectionnisme que s’est construite l’influence d’un parti comme le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) de Nigel Farage. Chaque pays a son extrême droite en quelque sorte. Une des caractéristiques communes est leur flexibilité stratégique, un des éléments d’explication de leur capacité à investir avec succès le champ politique.

Les stratégies de la Nouvelle Droite des années 1960, le travail idéologique de cercles de réflexion pèsent dans le champ des idées. En faire la raison essentielle du succès de l’extrême droite est discutable. Les idées identitaires, issues du courant réactionnaire inégalitaire et nationaliste, ont pu s’épanouir parce que le contexte en créait le terrain favorable. Notamment les conséquences des transformations structurelles du capitalisme à partir des années 1960-1970 et l’abandon de questions existentielles par les autres forces, y compris par la gauche dominante « modérée » ou « radicale » des décennies 1990-2000.

Au-delà des différences stratégiques, on peut dégager des thèmes qui les identifient. Certains étant plus étayés selon les référents culturels et historiques (pour la France l’hostilité aux Lumières par exemple) :

  • le nationalisme ethnique
  • la souveraineté entendue comme repli agressif
  • l’identitarisme et le nativisme
  • le rejet de l’Altérité
  • la xénophobie jusqu’au racisme – l’Étranger comme menace, avec sa figure la plus emblématique des peurs et des rejets : l’immigré
  • l’hostilité à l’Islam/islamophobie
  • la « détestation » des intellectuels accusés de prétention hégémonique et méprisante envers « les simples gens » » (cf. La rhétorique sur le « bon sens »)
  • la défense des valeurs traditionnelles (avec des différences notamment pour l’IVG ou l’homophobie)
  • le rejet du multilatéralisme (mépris de l’ONU et du droit international, relations internationales fondées sur les rapports de puissance)
  • la violence  en politique

Au cœur du corpus idéologique, l’inégalité naturelle entre les êtres humains, sociale et individuelle, la centralité de la revendication identitaire. Notions déclinées en xénophobie, racisme, antiféminisme et virilisme, culte de la force et du chef,  légitimation de la violence.

Au plan politique :

  • l’autoritarisme au nom de « la loi et l’ordre »
  • le culte de la force et du chef
  • la défiance envers la démocratie
  • mise en cause de l’État de droit
  • le rejet de la construction européenne (atténué en euroscepticisme à l’approche du pouvoir)
  • opposition aux politiques de lutte contre le changement climatique
  • la négation du clivage gauche-droite
  • la dénonciation du clivage de classe
  • l’anticommunisme

Une offre politique pour quelle demande

Comment en est-on arrivé là ? À quelles demandes sociales, à quelles frustrations, inquiétudes, face aux difficultés de la vie, à quelles peurs face à un monde et un avenir incertains et menaçants, à quelles attentes de changements répond l’offre de l’extrême droite ? Quel espace libéré par la perte de confiance dans les institutions, y compris les partis ?

La montée et la percée de son influence sont l’objet de recherches et débats nombreux aux conclusions diverses. Il en ressort cependant quelques repères convergents :

  • Le déclassement, effectif ou menaçant, objectif et vécu individuellement, et des incertitudes sur le devenir, personnel et du pays. La perte d’influence de la France, la mise en cause de sa souveraineté dans l’ensemble européen y participe. Il touche de larges couches de la population, et intégré aux difficultés sociales, les milieux populaires – incluant les « classes moyennes ».
  • Les effets déstabilisateurs de la mondialisation. Restructurations industrielles massives. Délocalisations, mise en concurrence. Chômage de masse.
  • Déjà dans les années 1970 et 1980, restructuration du salariat, avec les implications sur l’appartenance à des collectifs (syndicats, etc.)
  • La déstabilisation provoquée par cette ouverture globale bannissant toutes les protections – de l’État, des frontières, garanties sociales, de solidarité collective – est amplifiée et démultipliée par la vague néolibérale. Orientations concrétisées par les politiques menées par les partis de droite et sociales-libérales, et par les dynamiques ultralibérales des politiques de l’UE. La réaction d’opposition à la construction européenne – notamment pour ce qui concerne des pays comme la France comme les pays nordiques ou plus tard la Grande-Bretagne – trouvera un débouché dans le populisme de l’extrême droite.
  • Si les politiques néolibérales attaquent le socle de « l’État social » bâti au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le moment est aussi celui de l’affaiblissement des syndicats, des partis politiques et en premier lieu de forces comme les partis communistes. Mouvement amplifié par l’effondrement de l’URSS et les bouleversements qui s’ensuivent.
  • Au plan politique, la progression de la défiance envers la politique, le politique, les partis, plus généralement les institutions, libère l’espace pour une offre présentée comme nouvelle, « jamais essayée », hors du système. La crise de la social-démocratie, dans des pays où elle dominait quasiment sans partage,  comme dans les pays du Nord ou même en Allemagne en est sans doute l’exemple et un des facteurs les plus parlant.
  • La perception d’une impuissance de la politique à résoudre les problèmes participe de cette confusion et de la disponibilité à un discours populiste. Le récit néolibéral de la fin des partis – « la démocratie sans partis » – de l’absence d’alternative, et du primat absolu de l’économie – le fameux TINA de Thatcher –, de la toute-puissance intouchable des marchés, de la finance et des multinationales alimente le sentiment d’impuissance et le fatalisme.
  • Fin des partis, toute-puissance des marchés, fin des « grandes utopies », les thèmes néolibéraux marquent à leur manière la recherche de solutions d’une « nouvelle gauche » et du mouvementisme antilibéral dans le contexte nouveau de la globalisation. En France, l’opposition au nationalisme comme repli identitaire a pu rendre inaudible voire condamnable la référence à la nation, à la souveraineté, considérées comme obsolètes dans une visée fédéraliste défendue par une partie influente de gauche et des écologistes[4].
  • L’arrivée de nouvelles générations sans la mémoire du passé honteux et criminel de ces forces, participe de l’explication de l’élargissement de l’influence. Surtout, ces nouvelles générations qui n’ont connu dans le monde du travail que cette situation de déstructuration, ces déceptions et frustrations, la banalisation de l’extrême droite appellent des stratégies adaptées[5].
  • L’usage intensif, maîtrisé, diversifié des réseaux sociaux est une des composantes particulièrement adaptées à la pénétration des idées dans l’espace public, notamment en direction de ces générations.
  • Nous proposons de situer le phénomène dans un ensemble en relation avec les transformations du capitalisme en réponse à ses crises, à partir des années 1970, et avec la pression hégémonique du néolibéralisme dans l’espace libérée par l’affaiblissement des forces progressistes, et en premier lieu de ce qui est admis comme « le mouvement ouvrier ». Nous proposons de situer la précipitation des évolutions dans les droites dans le redéploiement politique d’adaptation des forces dominantes face aux nouveaux enjeux de redistribution des forces à l’échelle mondiale[6].
  • Dans ce cadre global, ces bouleversements se traduisent dans la pratique par la tendance à la prédominance des clivages identitaires, relativisant les repères de classe, jusque dans les luttes politiques.

Vient le moment où face à la profondeur du sentiment de déclassement, de peurs devant un avenir insaisissable et dangereux, voire apocalyptique, l’espace est ouvert pour une offre politique se présentant comme un retour du politique, des solutions immédiates simples, dans un cadre protecteur, mais fragilisé – la Nation –, hors du système « impuissant et corrompu ».

Immigration et « préférence nationale » : une offre cohérente

La substitution des clivages identitaires au clivage de classe et la perte de sens du clivage droite/gauche – qui consacrent la domination néolibérale – sont le terrain rêvé pour l’extrême droite. Un bref regard rétrospectif permet de situer quelques moments clés dans cette progression d’influence. Les dynamiques sont différentes selon les pays. On distingue cependant des tendances générales. Sur la base d’organisations et de courants d’idées préexistants, dans les années 1980 apparaissent les prémisses d’une nouvelle réponse populiste d’extrême droite face à la mondialisation et à la construction européenne. L’attaque contre les Tours jumelles à New York en septembre 2002 par Al-Qaida marque une étape avec la « guerre contre le terrorisme ». Par la mise en cause de la finance et les brutales cures d’austérité imposées en Europe, la crise de 2008 à la fois légitime le mouvement antilibéral et ouvre la voie au populisme d’un Trump ou du Mouvement des 5 étoiles de Beppe Grillo en Italie. Autre moment décisif, la crise migratoire de 2014. Au fil d’une décennie se cristallise sur la base d’événements dramatiques la centralité de l’immigration dans le discours d’extrême droite, associée à la stigmatisation de l’Islam.

L’hostilité aux immigrés n’est pas nouvelle. Pour des raisons différentes, elle est présente dans le discours de la droite – hostilité à l’Autre, colonisation, racisme, défense de l’héritage chrétien – et dans les couches populaires – mise en concurrence, notamment[7]. L’instrumentalisation comme clivage politique, à partir des années 2000 constitue un changement majeur. En réponse aux angoisses identitaires et face aux urgences sociales, la dénonciation de l’immigration articulée à la préférence nationale, l’extrême droite peut prétendre présenter un projet cohérent, simple, immédiatement applicable. Un projet social.

Enfin, avec des séquences différentes selon les pays, la progression de l’influence électorale et les succès remportés dans des pays voisins donnent une crédibilité nouvelle aux stratégies de conquête du pouvoir.

Accéder au pouvoir

En 1999, en Autriche, la participation du parti d’extrême droite, le FPÖ, au gouvernement avait suscité une vague d’indignation, jusqu’à des sanctions au niveau européen. La même participation en 2017 n’a suscité que quelques critiques morales vite oubliées[8].

Suivant les pays de l’UE, les raisons et le rythme des percées électorales sont déterminés par les contextes sociaux, institutionnels (les systèmes électoraux notamment) et culturels. Les stratégies politiques, jusqu’à la possibilité d’accéder au pouvoir, en sont aussi dépendantes. C’est ainsi qu’on peut parler d’une « famille d’idées avec des stratégies différentes ». Deux points liés entre eux méritent attention. Changer l’image pour devenir fréquentable. Nouer des alliances.

Du parti infréquentable à l’allié potentiel

« Les partis traditionnels ne peuvent pas indéfiniment ignorer la voix de 20 % du corps électoral sans finir par éroder la démocratie. (…) Plutôt que d’essayer d’exclure entièrement ces partis des gouvernements et du débat public, la meilleure solution pour les forces politiques traditionnelles sera d’ouvrir le dialogue et de conclure parfois des accords avec eux. Si ces partis extrêmes étaient obligés de prendre leurs responsabilités et de gouverner pour de bon, sans doute pourraient-ils devenir moins radicaux »[9].

Arrivés à un certain niveau d’influence électorale, ces partis apparaissent donc acceptés et soutenus par une partie significative de la population. Soit en raison de leur radicalité antisystème, soit en raison de la modération de leur discours. Soit une conjonction des deux. Pour franchir la nouvelle étape, il s’agit maintenant d’être acceptable pour des alliances. Tel est l’objectif de ce qu’on appelle selon la formule de Marine Le Pen la « dédiabolisation ». La prise de distance avec la référence aux années 1930 – notamment le nazisme – et des propos trop ouvertement antisémites ou racistes, jusqu’à l’exclusion de membres ou responsables devenus gênants[10].

 Ces partis peuvent d’autant plus prétendre à cette reconnaissance avec l’affaiblissement des partis de la droite conservatrice et l’attractivité de l’extrême droite sur leur électorat, populaire et conservateur. La situation est diverse. En perte de vitesse, les droites traditionnelles sont prises entre la concurrence dans la captation de l’électorat, et des adhérents, et la tentation d’accords majoritaires leur permettant de garder le pouvoir. Les choix stratégiques sont aussi déterminés par les évolutions des rapports de force à droite et face aux risques d’arrivée au pouvoir de la gauche.  

Dans la recherche d’alliances alternatives par les forces dominantes, le cas de l’Italie mérite une attention particulière[11]. L’élection de Giorgia Meloni à la tête du gouvernement a été un choc. Son parti, Fratelli d’Italia, a revendiqué un héritage mussolinien aseptisé, dissocié des crimes nazis. Sa nomination est possible grâce à une coalition de toutes les droites, de Berlusconi au parti de Meloni. Cette configuration n’est pas nouvelle. En 1994, au lendemain de l’effondrement de la Démocratie chrétienne et la dissolution du Parti communiste italien (PCI) en 1991, la coalition conduite par Berlusconi comprend des ministres de l’Alleanza Nazionale mutation du néo-fasciste Mouvement social italien (MSI). Reniant la filiation, dénonçant l’antisémitisme et le racisme, un dirigeant historique comme Gianfranco Fini sera président de la Chambre des députés et même ministre des Affaires étrangères. Giorgia Meloni reprend, elle, le flambeau en assumant la filiation avec le MSI. Son accession aux plus hautes responsabilités dans un des États fondateurs de l’UE lui confère une influence et une légitimité indiscutables[12].

L’ « hybridation » des droites

Dans les pays où elle est réalisée, la participation de l’extrême droite à des majorités et des exécutifs est liée à la constitution de coalitions, possible, voire nécessaire, compte tenu de leur représentation au Parlement, comme en Finlande ou aux Pays-Bas. Cela implique la complicité d’autres forces.

En quelques années, des barrières sont tombées, à bas bruit. On assiste à ce qu’on peut appeler une « hybridation » des droites[13]. D’un côté des extrêmes droites présentant un profil apaisé, respectueux des institutions, ayant rompu avec leurs origines et leur référence antisystème. D’autre part, des droites traditionnelles, conservatrices, radicalisant leurs discours et leurs programmes, sur l’immigration, la « loi et l’ordre » et les « valeurs » traditionnelles voire réactionnaires. Conservateurs en Grande-Bretagne – républicains aux États-Unis – comme le Parti populaire (PP) en Espagne, durcissent leurs programmes, notamment sur l’immigration. La tendance est générale au point qu’en France on ne distingue plus bien sur certaines questions – immigration ou libéralisme économique – la différence entre les programmes des Répubicains (LR) et du RN. La normalisation est d’autant plus aisée avec la banalisation des thématiques. Au point que le RN peut parler de « victoire idéologique » lors du vote sur la loi immigration au Parlement.

Avec la défense de valeurs traditionnelles, comme sur les sujets privilégiés de l’immigration et de la sécurité, la presse écrite et audiovisuelle participe de ce rapprochement entre les droites. Elle peut le faire sur la base de stratégies des propriétaires de groupes de presse (Bolloré en France) et de choix éditoriaux[14]. Elle l’alimente aussi par l’adaptation à l’air du temps dans le choix et le traitement des sujets, des invités.

Le projet Périclès à l’initiative du milliardaire conservateur Pierre-Edouard Sterlin, lié aux milieux catholiques traditionalistes est révélateur des moyens mis au service d’une telle ambition. Le document confidentiel révélé par l’Humanité[15] établit un plan de travail doté de 150 millions d’euros sur 10 ans. Il vise explicitement à installer au pouvoir une alliance entre l’extrême droite et la droite conservatrice. Il détaille les priorités et planifie les axes de travail. Idéologique : rendre leurs idées majoritaires ; formation de candidats à toutes les élections à venir ; préparer des responsables pour l’exercice du pouvoir, fournir une réserve d’hommes de pouvoir prêts à servir à tous les postes clés (cabinets, structures parapubliques, haute administration). Il s’agit aussi de « construire une relation de confiance avec tous les leaders de la droite de demain pour les faire travailler ensemble en cas de victoire électorale ». Des contacts sont établis avec des personnalités comme François Fillon, des ministres de Sarkozy, les milieux patronaux.

Il apparaît de plus en plus clairement que la convergence des droites s’inscrit dans une stratégie de canalisation des angoisses et des colères sociales vers des réponses politiques plus autoritaires, plus verticales.

En rappel, quelques éléments structurants dans le débat sur la stratégie de l’extrême droite.

  • L’ extrême droite est une force de droite qui doit être combattue en tant que telle.
  • L’expansion de son influence renforce la droite dans le champ institutionnel et idéologique, quand bien même elle provoque l’affaiblissement des partis traditionnels.
  • L’accès aux responsabilités est rendu possible par les alliances et des coalitions à visée majoritaire avec d’autres forces de droite.
  • L’enracinement national est indissociable d’une dimension européenne.
  • Ces forces trouvent légitimité et moyens dans un « internationalisme » dont le Parlement européen est un des lieux d’élaboration et d’intervention[16].
  • Elle vise explicitement la conquête du pouvoir et s’en donne les moyens[17].

En France, le mode d’élection pour la Présidence de la République et les pouvoirs dont elle dispose ouvrent un accès direct au pouvoir. Arrivés au deuxième tour en 2017, 2022 et 2024, et au vu des récentes élections, Marine Le Pen et le RN n’ont jamais été aussi proches d’une possible victoire en 2027. « Dédiabolisation », renouvellement générationnel (Bardella), élus locaux, inflexion sociale à destination de l’électorat populaire, néolibérale pour le patronat, mains tendues – et saisies – envers des responsables de la droite, occupation des réseaux sociaux, soutien de grands groupes des médias et groupes de réflexion tel le projet Périclès : la montée en puissance de l’extrême droite tient aussi à une stratégie cohérente, patiente, au service d’un objectif, l’accès au pouvoir.

Ni la progression de l’influence ni l’accès au pouvoir ne sont inéluctables

La normalisation largement engagée se heurte cependant à des limites. La tendance à l’« hybridation » n’est pas homogène ni systématique. Les relations entre droites sont fluctuantes et restent conflictuelles. L’état de l’opinion, les campagnes d’information, les interventions citoyennes et sociales, les débats et les batailles politiques pèsent dans le rapport de forces. La capacité de résistance dont a témoigné le deuxième tour des élections législatives en France est à verser à l’analyse, comme ses limites. Les études d’opinion indiquent les contradictions qui traversent les électeurs du RN et la vision qu’en ont les Françaises et les Français. 70% considèrent que c’est un parti d’extrême droite, 2 sur 3 que c’est un parti raciste.

La dénonciation et le rappel des origines de ces forces restent d’autant plus indispensables que la mémoire s’affaiblit des périodes où elles ont dirigé les pays dans les années 1930 et 1940, et des luttes menées pour les combattre. Il s’agit de démasquer l’imposture de la « dédiabolisation »: les fondamentaux restent les mêmes, adaptés aux rapports de forces et à la stratégie de conquête du pouvoir. Les regroupements des partis de l’extrême droite dans des groupes au Parlement européen[18], comme les prises de position communes, sont éclairants pour démystifier le leurre de la respectabilité.

La bataille pour les valeurs n’est qu’une des dimensions de la contre-offensive. Elle est essentielle. L’expérience confirme qu’elle ne suffit pas à faire reculer l’influence de l’extrême droite. Les motivations du vote trouvent leur racine dans les inquiétudes et les difficultés sociales, les peurs de l’avenir, la demande de protection. C’est une des forces et l’originalité de l’extrême droite par rapport à la droite conservatrice que l’attention portée aux questions sociales. En Suède, il s’agit de préserver l’État social (« menacé par l’immigration »)[19]. Dans les länder de l’Est en Allemagne, c’est dans les frustrations de l’après-chute du mur que l’AfD a trouvé un terreau favorable. Dans des pays comme la Suède et la Finlande, en Allemagne, l’extrême droite a fait de l’augmentation brutale du prix de l’énergie un des thèmes porteurs de ses campagnes. En France, dans les motivations de vote pour les élections législatives, si pour les électeurs RN l’immigration vient en premier (77%) le pouvoir d’achat suit immédiatement avec 69% (NFP 57%, ensemble des votants 55%).

Le thème de l’« abandon des milieux populaires » par « la gauche » a le mérite de mettre en perspective le chantier de leur reconquête. C’est devenu un des thèmes du débat au sein de la gauche. Face au discours identitaire, poser la centralité du social ouvre le champ pour une intervention qui fait le lien entre défense des valeurs, les luttes contre les discriminations et batailles pour le changement. Cette approche entre en résonnance avec l’appel partagé pour la remobilisation politique des classes populaires, clé du déblocage de ce qui est présenté et vécu comme irrésistible[20].

Une meilleure compréhension des ressorts de cette vague de fond et sa contextualisation sont des conditions pour l’efficacité de la riposte. La réalité est qu’il s’agit de questions nouvelles, pour certaines inédites. Elles s’inscrivent dans un environnement international, et pour nous directement européen. Il y a là matière à échanges, à confrontation d’expériences, fondés sur la conviction qu’il n’y a là rien d’inéluctable[21].


[1] Voir le séminaire sur les extrêmes droites en Europe de la Fondation Gabriel Péri comprenant les vidéos d’intervenant∙es des Pays-Bas, d’Italie, d’Allemagne, et sur la Pologne et les pays nordiques.

[2] Le PVV obtient le ministère de l’Asile et de la Migration.

[3] À ce jour la CDU a annoncé qu’elle ne ferait pas de coalition l’incluant. À suivre.

[4] La tension dans la campagne et dans l’interprétation des résultats du référendum sur le Traité constitutionnel en 2005 est significative de l’enjeu du moment. Votes Non : PCF, 95%, PS, 59%, Verts, 64%, FN, 96%. L’adoption en 2008 du Traité de Lisbonne en reprenant l’essentiel a renforcé le décrochage politique.

[5] Ignorer cette dimension démographique  entretient la fausse évidence d’un passage mécanique  au vote FN d’un « électorat populaire » de la gauche, notamment communiste, considéré immuable par-delà les générations.

[6] Alexis Coskun, « L’Europe face au défi de l’extrême droite », Recherches internationales, 2024/1 (N°228).

[7] C’est un des mérites du mouvement ouvrier que d’avoir posé dès ses origines comme principe de classe et d’efficacité dans la lutte la solidarité entre travailleurs quelles que soient leurs origines.

[8] En 2009, le PVV des Pays-Bas s’était vu menacé d’interdiction d’entrer sur le territoire britannique. En 2002, l’Italie avait connu des manifestations importantes contre Berlusconi. On a en tête la déferlante de la manifestation contre Le Pen entre les 2 tours de l’élection présidentielle de 2002.

[9] “The hard right is getting closer to power all over Europe”, The Economist, le 14/09/2023.

[10] Cela conduit le RN à rompre ses relations avec l’AfD d’Allemagne après les polémiques sur la déportation massive d’étrangers rappelant les pires moments de l’histoire européenne. Ce qui ne l’empêche pas de les retrouver dans le même groupe au PE de 2019 à 2024.

[11] Vincent Boulet, « Évolutions politiques en Europe : danger ! », La Pensée, 2024/1, N°417.

[12] Le président du groupe Conservateur (PPE) au Parlement européen, Manfred Weber, s’est déclaré « favorable à l’attribution d’un rôle fort à l’Italie » indiquant que Giorgia Meloni est désormais « respectée en tant que Première ministre » et que son gouvernement de centre droit est de plus en plus perçu comme « pro-européen » et « crédible » (Marine Béguin, « Le prochain commissaire italien aura un rôle de premier plan, laisse entendre le chef de file du PPE Manfred Weber », Euractiv, le 30/08/2024). La désignation de Raffaele Fitto, ministre du gouvernement Meloni, comme commissaire européen, vice-président exécutif, entérine cette reconnaissance.

[13] Selon l’expression de Cas Mudde, spécialiste de l’extrême droite, « Une hybridation de la droite traditionnelle et de l’extrême droite est en cours dans de nombreux pays », Le Monde, le 28/01/2024.

[14] En France Valeurs actuelles ou Le Figaro-Vox, entre autres, participent directement à cette hybridation.

[15] Thomas Lemahieu, « Projet Périclès : le document qui dit tout du plan de Pierre-Édouard Stérin pour installer le RN au pouvoir », L’Humanité, 18 juillet 2024.

[16] Le 19 mai 2024 à Madrid un meeting pour les élections européennes a réuni à l’initiative de Vox, avec Marine Le Pen, Javier Milei (Argentine), José Kast (Chili, nostalgique de Pinochet) et d’autres dirigeants de partis d’extrême droite « contre le socialisme et le wokisme ».

[17] L’idée qu’ « une fois que les gens auront fait l’expérience ils en reviendront », est démentie par la longévité des partis d’extrême droite ou national-populistes,  en Pologne, en Hongrie, en Lettonie, en Finlande , en Finlande, et en Italie.

[18] La composition des groupes au Parlement européen donne à voir la réalité de l’appartenance à la famille de l’extrême droite. Le groupe des Conservateurs et Réformistes européens (CRE/ECR) qu’a présidé Meloni réunit notamment le PIS de Pologne, les Démocrates de Suède, les Finlandais. Le groupe des Patriotes pour l’Europe est présidé par Jordan Bardella (RN France) qui y côtoie notamment le Fidesz de Victor Orban (Hongrie), la Lega de Salvini (Italie), le FPÖ (Autriche), le PVV (Pays-Bas), Vox (Espagne), le Vlaams Belang (Belgique). L’Europe des Nations Souveraines regroupe notamment l’Afd (Allemagne), Confédération (Pologne), Renaissance (Bulgarie) et Reconquête (Marion Maréchal).

[19] On parle d’un basculement vers le « social-chauvisnime ».

[20] Les classes populaires à l’écart du politique ?, Actes du colloque de la Fondation Gabriel Péri, août 2023.

[21] Voir la série d’éditos de Guillaume Roubaud-Quashie dans Cause Commune, « Vingt ans après » (N°31,  dossier « Droites extrêmes »), « Par temps brun (1) » (N°35), « Banalisation ? (2)» (N°36), « La mémoire contre l’extrême droite (3)» (N°37), « Une vague d’échelle européenne ? (4)» (N°38).