Les communistes et la mémoire de Manouchian (1944-2024) ~ Fondation Gabriel Péri Skip to main content

Les communistes et la mémoire de Manouchian (1944-2024)

L’affaire est complexe et mériterait une étude approfondie mais quelques caractéristiques peuvent être identifiées pour évoquer la mémoire communiste de Manouchian.

La constance des hommages à Manouchian, symbole du Résistant communiste étranger

Dans plusieurs endroits du pays, des hommages sont tôt organisés pour honorer la mémoire de Manouchian et de ses camarades. Cependant, un lieu s’impose vite avec centralité : le cimetière parisien d’Ivry-sur-Seine. C’est dans cette enclave parisienne en pleine « capitale du communisme français » (Emmanuel Bellanger) que la plupart des fusillés du 21 février 1944 (dont Manouchian ou Epstein) sont enterrés. Chaque année, sans exception, à la fin février, une cérémonie s’y tient. Ce n’est pas un hasard si dans une première version de son célèbre poème, Aragon écrivait :

Vous étiez vingt et trois quand les fusils fleurirent
Dans les tombes d’Ivry je m’en vais vous cherchant
Mes frères étrangers qu’habitaient d’autres chants
Vous étiez vingt et trois au moment de mourir…

L’hommage déborde bien sûr les rangs des communistes, à la faveur, notamment, de l’écho des organisations de masse mobilisées. Pour autant, ce sont les communistes qui en constituent indubitablement la constante ossature.

Cérémonie au cimetière parisien d’Ivry-sur-Seine en présence de Mélinée Manouchian. 83FI/676 115 _ Droits réservés – Mémoires d’Humanité / Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

Cérémonie ancrée dans l’espace, elle bénéficie d’un écho national à travers L’Humanité. Un travail dans les anciens numéros du journal(voir les précisions méthodologiques à la fin du billet) permet d’affirmer que Manouchian y est présent au moins 3 années sur 4. Il y est le symbole des résistants immigrés.

Dans le numéro du 10 octobre 1944 rendant compte de l’hommage aux martyrs de la Résistance organisé au Père-Lachaise (250 000 présents titre le journal), L’Humanité a ces mots : « La sympathie est tout acquise aux immigrés qui défilent […] sous l’uniforme français ».  Et le quotidien d’égrener les nationalités. Pour une d’entre elles seulement, un nom est précisé : « les Arméniens qui lèvent bien haut la photo de Manouchian ».

L’Humanité du 25 février 1945 (un an après le massacre) titre un article « En l’honneur de 23 héros immigrés morts pour la France ». Le journaliste y évoque cette « affiche odieuse et sinistre »

Elle était faite pour nous inspirer le dégoût de ces hommes, pour discréditer la Résistance. Elle ne nous a inspiré que l’admiration de leurs actes, l’amour de leur grandeur, la haine de leurs bourreaux. […] Les visages inoubliables de ces martyrs nous enseignent à la fois l’horreur du fascisme et la fraternité des peuples libres.

La radio, quand les communistes se lancent dans cette aventure, est naturellement mobilisée à son tour. En 1951, le programme « Des étrangers à qui la France est reconnaissante » est présenté comme un « montage réalisé à l’occasion de la cérémonie organisée en mémoire du groupe Manouchian de combattants étrangers morts héroïquement pour la France » (L’Humanité, 28 février 1951).

De quelques temps forts

Dans ce flot continu, quelques moments émergent. C’est, en 1951, l’initiative qui parvient à être largement soutenue pour qu’une rue porte le nom de Manouchian et de son groupe. Albert Ouzoulias, commissaire militaire national FTP, en est un des artisans mais les vents glaciaux de la Guerre froide n’ont pas raison d’une démarche qui se veut rassembleuse. C’est finalement le 6 mars 1955 que, dans le rouge 20e arrondissement, une rue sera dénommée « Groupe Manouchian », avec les suites poétiques qu’on connaît (voir l’article Manouchian, figure littéraire).

L’Humanité du 19 février 1955.

Les années 1980 comptent au moins deux temps forts : celui de la polémique initiée par le film de Mosco (voir l’article La mort de Manouchian imputée au PCF: l’affaire Mosco) mais aussi, en 1989, l’inauguration d’un cénotaphe pour les FTP-MOI dans le carré du PCF au cimetière du Père-Lachaise.

La montée du Front national et de ses obsessions xénophobes nourrit, volens nolens, une volonté de rendre un hommage plus large à Manouchian.

Le 50e anniversaire ne manque pas de susciter des initiatives : c’est l’inauguration d’un square Marcel-Rayman dans le 11e arrondissement de Paris en présence de Simon Rayman, de Henri Malberg et des élus de l’arrondissement ; outre l’hommage à Ivry, c’est une délégation du PCF au cénotaphe du Père-Lachaise composée de dirigeants de premier plan (Jean-Claude Gayssot, Claude Billard, Madeleine Vincent). C’est une abondante couverture par L’Humanité qui ouvre largement ses pages (voir notamment le numéro du 21 février 1994).

Le 18 février 2000, une tribune signée par les premiers dirigeants du PCF, des Verts, de la LCR, du MJCF et du MRAP ainsi que certaines personnalités comme l’écrivain Didier Daeninckx propose en pleine page dans L’Humanité hebdo la création d’une « journée de la fraternité Manouchian ».

Cette journée de solidarité internationaliste aura pour objectif de donner la parole aux peuples opprimés et informer sur les luttes de libération nationales ; développer l’éducation par et pour la paix et les moyens de prévention des conflits ; dénoncer l’ingérence des multinationales dans la vie politique, économique et sociale des pays où elles développent leurs activités et comprendre les processus de la mondialisation néolibérale ; mobiliser les jeunes et la population dans les quartiers, les lycées, les universités pour la solidarité internationale et l’égalité des droits entre Français et immigrés.

Si la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian fut un combat porté par d’autres que les seuls communistes, ceux-ci y tinrent une part active avec, en particulier, Pierre Ouzoulias, engagé dès son élection au Sénat (2017) dans cette bataille mémorielle porteuse de sens au présent. C’est, pour le moins, un temps fort de cette rouge mémoire résistante.

Précisions méthodologiques

Un travail systématique et de plus large ampleur serait assurément à mener sur ce terrain. L’objet de ce billet vise simplement à restituer brièvement quelques résultats d’une enquête menée à travers les numéros publiés par L’Humanité depuis 1944 jusqu’à nos jours. Précisons d’emblée une limite méthodologique : à l’heure où ces lignes sont écrites, L’Humanité est numérisée par Gallica jusqu’à l’année 1953 ; les articles du journal sont par ailleurs accessibles depuis 2000 par voie numérique avec le portail Europresse. Dans les deux cas, des recherches peuvent être faites par mots (« Manouchian » par exemple). En revanche, pour la période 1954-1999, il faut travailler avec le papier, ce qui présente plusieurs biais : les yeux humains sont plus faillibles que les machines et on peut avoir laissé échapper une mention malgré une attention soutenue ; surtout, dans le cadre du présent travail, nous n’avons pas lu tous les numéros de L’Humanité entre le début de l’année 1954 et la fin de 1999, nous nous sommes concentrés, en moyenne, sur une dizaine de jours autour du 21 février, date qui marque l’anniversaire de l’exécution de Manouchian et des siens. Or, Gallica et Europresse le confirment pour les périodes qu’ils couvrent, les mentions de Manouchian peuvent survenir hors du 21 février. C’est sans doute parce qu’il n’avait lu que L’Humanité portant la date du 21 février que Stéphane Courtois croyait pouvoir écrire dans les années 1980 que le quotidien communiste ne faisait aucune mention d’eux entre mars 1944 et février 1951 : c’est que Manouchian, entre ces deux dates, ne fut jamais évoqué un 21 février mais d’autres jours de ces années-là…

Par Guillaume Roubaud-Quashie