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Dans les Variétés de la partie non officielle du Journal officiel du 3 avril 1871, on peut lire un texte de Jean-Baptiste Clément, auteur du Temps de cerises (1866). Membre de la Garde nationale, il participe aux journées insurrectionnelles à Paris le 31 octobre 1870 et le 22 janvier 1871. Il est élu au Conseil de la Commune par le 18e arrondissement lors des élections du 26 mars 1871. Dans ce texte, il explique la différence qu’il fait entre «les rouges et les pâles, deux espèces d’hommes qui ne boivent pas, ne mangent pas et ne pensent pas de même».

Journal officiel de la Commune de Paris, 3 avril 1871.

LES ROUGES ET LES PÂLES

On a toujours trompé le peuple ; le tromper pour en vivre, c’est l’affaire des gens qui se font du lard à se dépens et qui se pâment de bien-être pendant qu’il gèle dans les rues où leurs victimes battent la semelle sur les pavés, pendant qu’il fait faim dans les taudis où grouillent des enfants qui se blottissent comme de petits lapins pour avoir moins froid.

Pour épouvanter ces pauvres diables et leur arracher leur sous, — et comme ils sont beaucoup sur terre ça finit par faire des pièces blanches pour nos exploiteurs, — on leur dit que les hommes de 89, de 93 et de 48, étaient des rouges, c’est-à-dire des coupeurs de têtes, des buveurs de sang, des mangeurs de chair fraîche.

Le pauvre peuple, rivé au collier de misère, a vu de grands drames et, comme il est sur terre pour travailler, souffrir, ruminer et entretenir un tas de gueux, il n’a même pu apprendre à épeler chez M. Butor, de sorte qu’il est obligé de croire ce qu’on lui dit, puisqu’il ne peut lire la vérité écrite par des hommes qui le défendent.

Pauvres, soyons hommes !

Malgré que nous soyons poursuivis et traqués par des ambitieux qui ne sont pas plus forts que nous, — oh ! non ! ce serait humiliant de penser cela, ils sont plus lâches, voilà tout, — nous ne cesserons pas de vous dire la vérité et de l’écrire : donc que ceux qui savent lire, réunissent leurs voisins chez eux et leur fassent la lecture. En même temps qu’ils se réchaufferont par l’union, ils s’instruiront par la pensée.

Sans grandes phrases, sans tourner vingt-quatre heures autour du sujet, je vais vous dire la différence qu’il y a entre les pâles et les rouges ; et quand vous aurez lu, nous verrons ceux que vous préférez.

Cependant, ça n’est pas sans chagrin que je me vois obligé de vous prouver une fois de plus qu’on vous trompera longtemps encore, si vous persistez dans votre ignorance, si vous subissez tout soit par crainte ou par tolérance, si vous êtes humiliés de votre misère, et que vous croyez que vous n’êtes pas des hommes parce que vous êtes pauvres !

Allons donc, misérables !

Allons donc, misérables ! vous êtes la grande famille de la terre ; vous êtes nombreux comme les épis de blé ; vous êtes larges, solides, bien plantés comme des chênes ; vous n’avez qu’à vous prendre par la main et à danser en rond autour de ce qui vous gêne, pour l’étouffer. Faut-il donc vous aiguillonner, vous pousser par vos flancs creux, vous exciter comme les bœufs à la charrue pour vous faire aller de l’avant et vous forcer à marcher vers l’avenir qui doit vous sauver ?

Allons donc, misérables ! si vous avez trop de crasse sur nos camisoles de force, trop de clous à vos colliers ; si vous avez la poussière des siècles sur vos besaces, les toiles d’araignée de la misère sur vos sacs, secouez-vous ! Frémissez ! faites trembler votre peau comme les chevaux quand on les cingle, et la crasse et la poussière et les toiles d’araignées iront çà et là s’étaler sur les beaux habits, sur les chapeaux à plumes, sur les chamarrures, sur les manteaux d’hermine des gueux de la haute qui brillent comme des soleils en exploitant votre misère et votre inertie.

Vous le voyez bien, l’égalité ne tient qu’à un coup d’épaule !…

………………

Maintenant voyons un peu les rouges et les pâles, deux espèces d’hommes qui ne boivent pas, ne mangent pas et ne pensent pas de même. Tout cela peut paraître monstrueux, mais vous allez voir que je dis vrai : d’abord vous n’avez pas le droit d’en douter.

Les rouges

Des hommes de mœurs douces et paisibles, qui se mettent au service de l’humanité quand les affaires de ce monde sont embrouillées et qui s’en reviennent sans orgueil et sans ambition reprendre le marteau, la plume ou la charrue. Ils s’habillent comme vous : ils portent une limousine ou un manteau de gros drap quand il fait froid ; une simple cotte et une vareuse quand il fait chaud ; ils habitent comme tout le monde, n’importe où ; ils vivent comme ils peuvent, et mangent parce qu’il faut vivre.

Les pâles

Des hommes de mœurs frivoles et tapageuses, qui intriguent, cumulent les emplois et embrouillent les affaires de ce monde. Pétris d’orgueil et d’ambition, ils se drapent dans leur infamie et font la roue sur les coussins moelleux des voitures armoriées qui les transportent de la cour d’assises au bagne du tripot. Ils ne s’habillent point parce que les mœurs et la température l’exigent, ils se costument pour vous éblouir et vous faire croire qu’ils ne sont pas de chair et d’os comme vous ; leur vie est un éternel carnaval, ils ont des culottes courtes pour aller à tel autre ; ils ont des habits vert pomme brodés sur toutes les coutures, des chapeaux à cornes ornés de plumes ; je vous demande un peu si tout cela n’est pas une vraie comédie, si ce n’est point une éternelle descente de la Courtille ?

Ils n’habitent point ceux-là, ils demeurent dans des hôtels : tout y est d’or, de marbre, de velours, tout y est doré sur tranches, depuis les meubles jusqu’aux larbins. Ils ont depuis des valets de pieds jusqu’à des donneurs de lavements.

Leurs chevaux sont mieux vêtus que nous, leurs chiens sont mieux nourris et mieux soignés que vos enfants. Il est cent mille pauvres en France qui seraient heureux de demeurer dans les écuries de leurs chevaux ou dans les niches de leurs chiens.

Les pâles ne mangent pas parce qu’il faut vivre, non ; ce sont des goinfres pour lesquels il existe des Chabot qu’on décore parce qu’ils ont trouvé l’art d’assaisonner une truffe ; des goinfres pour lesquels un Vatel se brûle la cervelle, quand sa sauce n’est pas dorée à point.

Les rouges

Ceux-là ne veulent plus que vous payiez des impôts pour entretenir les autres ; ceux-là ne veulent plus qu’il y ait des casernes et des soldats, parce que n’étant pas les ennemis du peuple, ils ne le craignent pas ; ils savent, ceux-là, que le peuple se fait armée quand ses frontières sont menacées.

Ils veulent que vous ayez votre part d’air et de soleil ; que nous ayons tous également chaud et que nous ne mourions pas d’inanition à côté de ceux qui crèvent d’indigestion.

Ils veulent qu’il n’y ait plus de terres en friche, de pieds sans sabots, de huches sans pain, de pauvres sans lit, d’enfants sans nourrices, de foyers sans feu, de vieux sans vêtements.

Ils veulent que les lois soient les mêmes pour tous ; qu’on ne dise plus aux victimes qu’il faut être riche pour poursuivre les coupables.

Ils veulent la liberté, c’est-à-dire le droit de travailler, de penser, d’écrire, d’être homme, d’élever ses enfants, de les nourrir, de les instruire, d’en faire des citoyens. Ils veulent le droit de vivre enfin ! Ils veulent l’égalité, c’est-à-dire qu’il n’est pas d’hommes au-dessus des autres ; que nous naissons tous et mourons de même ; que les titres sont des injures faites à la dignité d’homme ; que deux enfants couchés dans le même berceau n’ont pas sur le front de marques distinctives. Ils veulent l’égalité dans l’instruction, l’égalité dont la nature a prouvé l’existence par la naissance et la mort des hommes.

Ils veulent la fraternité, les rouges ! la fraternité entre les peuples, sans esprit de nationalité, sans préjugés de religion, sans différence de ciel. Ils veulent que le fort secoure le faible ; que le vieillard conseille l’enfant, que le jeune homme protège le vieillard.

Ils ne veulent plus qu’il y ait des bureaux de bienfaisance et des huches de charité : le bureau de bienfaisance doit être l’humanité tout entière, la huche de charité doit être chez tous les citoyens.

Ils veulent la fraternité, parce que c’est le point de départ de la liberté et de l’égalité.

Les pâles

Les pâles, au contraire, veulent que vous soyiez surchargés d’impôts et que vous les payiez sans dire ouf ! Ils arrachent des bras à la terre, ils appauvrissent votre agriculture et vous prennent vos enfants parce qu’il faut des soldats pour faire exécuter leurs volontés et vous obliger à vous courber sous le joug. Et ce sont vos fils qu’ils chargent de cette infâme besogne ! et ce sont vos fils qui deviennent vos bourreaux !

Ils veulent que la terre leur appartienne et que vous n’ayiez sous le soleil qu’un petit recoin sombre et isolé, de quoi juste vous coucher vous et les vôtres, en tas comme les chiens dans un chenil. Ils veulent que leur dorure brille seule et que vos haillons ne prennent pas plus l’air que votre poitrine, que votre front, que votre esprit !

Ils veulent être inviolables et pirouetter odieusement en face de la justice sans qu’elle ose leur poser le grappin dessus. Ils veulent vous mener comme des bêtes de somme et vous bâtonner si vous ruez, et vous assommer si vous cherchez à mordre. La justice n’a une balance que pour vous, les pâles n’entendent pas qu’on les pèse !

Ils ne veulent pas la liberté, parce qu’il leur faut des serfs : parce que nos libertés ont un prix et qu’ils sont assez riches pour en acheter ; parce qu’ils n’entendent pas que vos enfants s’instruisent avec les leurs sur les bancs d’un même collège ; parce qu’ils veulent conserver le monopole des titres et des emplois, du droit de vivre et de vous étouffer.

Ils ne veulent pas de l’égalité, parce qu’ils rougiraient de vivre de votre vie, de porter vos hardes et de s’appeler simplement : Pierre Nature au lieu de Richard de la Pétaudière. Ils ne veulent que leurs enfants, en venant au monde, aient l’air d’être une goutte de lait tombée des lèvres de la Vierge, tandis que les vôtres ne seraient qu’une boule de chair extirpée des entrailles d’une mauvaise femelle.

Ils ne veulent pas l’égalité, parce qu’il est question chez les pâles de petits pieds roses et de petites mains blanches ; que les petits pieds ne sont point faits pour marcher, que les petites mains ne sont point faites pour travailler. Je m’étonne même que ces gens-là n’aient pas exigé que nous les encadrions dans les niches à Jésus et que nous allions les adorer trois ou quatre heures par jour, histoire de leur lécher les pieds, car ils ne souffriraient même pas que nous les embrassions ; pour les femmes des pâles, nous ne sommes pas des hommes, aussi n’hésitent-elles pas à se mettre au bain devant celui qui les coiffe. I

ls ne veulent point de la fraternité, parce qu’ils se sont faits les apôtres de la guerre, du despotisme, de la discorde ; parce que c’est dans nos troubles, dans nos calamités qu’ils ont ramassé leurs parchemins et qu’ils ont trouvé à se faire coudre de l’or sur leurs habits, à se fabriquer des couronnes, à se tailler des manteaux de pourpre et d’hermine, couleur du sang et de l’innocence de leurs victimes.

Les rouges

Ceux-là ont fait 89 pour rendre aux hommes leurs droits et leur dignité ; leur révolution fut sociale et humaine. Ils ont rasé la Bastille, où gueux et grands seigneurs avaient souffert ; ils ont proclamé la République et tendu la main à tous les peuples ; ils ont repoussé les barbares avec des enfants sans expérience, sans pain et sans souliers ; avec de pauvres diables qu’on voulait parquer comme des bêtes et qui avaient justement des cœurs de héros.

Ils ont fait 1830 et 48… Il paraît qu’ils font ce qu’ils veulent quand ils s’y mettent ! Les pâles, qui ne sont forts et arrogants qu’aux soirs d’émeutes prennent vite la poudre d’escampette quand la colère des rouges s’affirme par une révolution.

Les pâles

Ceux-là sont les héritiers des Attila, des Charlemagne, des Louis XIV ; ils cherchent à perpétuer les vices des uns et les crimes des autres. Ils ont quatorze siècles de tyrannie dans les veines ; des crimes par-dessus la tête ; des oubliettes, des cadavres, des remords sur la conscience. Nous avons un 89 sur le front ; eux, ils n’ont que les croix de sang de leur Saint-Barthélemy.

Ils marchent sournoisement la dague au poing, la fourberie dans les yeux, le coup d’Etat sur les lèvres !

Les rouges

On vous dira que j’écris du mal de gens qui ne sont pas nos semblables, Dieu merci ! que j’excite à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres, comme si les pâles étaient des citoyens !

On vous dira que j’offense ceux qui règnent, leurs amis, leurs complices et ceux qui se vautrent comme eux ; que je fais l’apologie de la Révolution, et que je provoque à commettre un ou plusieurs crimes.

Je sais tout cela, on me l’a dit plusieurs fois déjà sur papier timbré, et ça m’a moins alarmé qu’un commandement de propriétaire.

Laissez-les faire et dire ; laissez-les nous condamner… Mes vrais juges, c’est vous.

Est-ce que je dis du mal des pâles ? Non, je dis des vérités, voilà tout… Est-ce que j’excite les citoyens à se mépriser, puisque je prêche la fraternité entre les peuples ?

Quant à la Révolution, oui, j’en fais l’apologie parce que j’ai horreur des émeutes, des humiliations qui s’ensuivent, des persécutions dont les innocents sont victimes ; parce qu’il est des situations d’où la Révolution peut seule nous sortir ; mais le lendemain, je veux la paix avec la République, la paix universelle et le bonheur de tous !

Et comme les autres veulent le mal, voilà pourquoi nous sommes poursuivis et condamnés. Voyons, n’est-ce pas que je ne mens pas ! n’est-ce pas que les pâles sont une espèce odieuse et que les rouges seuls sont les vrais hommes ?… Mais dites-le, vous, écrivez-le ; que vos amis de la province, que vos parents de la campagne ne les confondent point, comme le voudraient le maire et le curé, les rois et le pape, avec ceux qui ont ensanglanté la terre, qui ont pillé les maisons, violé les filles, brûlé les blés !

Dites-leur que les pauvres, les travailleurs, les honnêtes gens sont des rouges, que vous en êtes, que la nature en est, que Lamennais et Proudhon en étaient, et que Dieu, s’il existait, serait avec nous !!…

J.-B. CLÉMENT

JO, 3 avril 1871, p. 218.