Par Michel Rogalski, Directeur de la revue Recherches internationales.
Les chroniques de recherches internationales, juillet 2020.
Faudra-t-il regretter la guerre froide, sa course aux armements et sa tension internationale ? Nombreux furent ceux qui prédirent que sa fin ouvrirait une période d’incertitude et d’instabilité et qu’il fallait s’attendre à une multiplication des conflits et des crises. Ils n’avaient pas tort. Les guerres et interventions, des Balkans, du Kosovo, du Golfe, de Géorgie, d’Irak, de Libye, d’Ukraine, de Syrie, auxquelles peuvent s’ajouter quelques déstabilisations «oranges» ou islamistes et la nouvelle tension sino-américaine, allaient confirmer hélas ces prédictions pessimistes.
Une guerre nucléaire qui ne peut être «gagnée»
Le contexte international est différent et cette conflictualité renouvelée s’inscrit dans une toute autre perspective que celle qui animait la guerre froide, à savoir un conflit idéologique entre deux systèmes entretenant très peu de relations économiques mais cherchant à s’étendre aux dépens de l’autre. L’ancien monde avait peu à peu secrété ses règles du jeu, ses lignes rouges à ne pas franchir, bref s’était entendu sur un code de bonne conduite. Les deux Grands s’étaient mutuellement convaincus de l’effet dévastateur de toute guerre à l’âge nucléaire et avaient construit une architecture d’accords de «désarmement» de nature à inspirer la confiance pour présenter une façade raisonnables dans un cadre qui restait malgré tout celui de la recherche de l’avantage sur l’autre, tout au moins jusqu’au Sommet de Reykjavik de fin 1986 entre un Ronald Reagan en fin de son second mandat et un Mikhaïl Gorbatchev accédant au pouvoir. Ce Sommet jeta les bases du Traité sur les forces intermédiaires nucléaires (FNI) qui fut conclu l’année suivante.
L’équilibre des forces et de la terreur qui s’était imposé se fondait sur l’idée d’une destruction mutuelle assurée. Celle-ci reposait tout à la fois sur la parité des moyens disponibles et engageables et sur la bonne foi des deux pays qui s’entendaient à travers un traité interdisant le déploiement de systèmes antimissiles, c’est à dire de tout bouclier (traité ABM, Anti Ballistic Missiles, 1972) pour ne pas se protéger et offrir ainsi, comme gage de confiance, leur population civile, notamment celle de leurs grandes villes, en otage. Le territoire de l’adversaire étant «accessible» il devenait secondaire d’augmenter indéfiniment les stocks de missiles intercontinentaux et d’ogives nucléaires capables de détruire une vingtaine de fois la planète, à supposer qu’il restât encore quelqu’un debout pour appuyer sur le bouton après la deuxième salve. Dès lors, il devenait logique de négocier des plafonds d’armements de plus en plus abaissés (traités Salt1 dès 1972 puis Start en 1991 et 1993 de réduction progressive). L’absence de bouclier enferme l’usage des armes nucléaires dans de possibles représailles et donc dans la destruction mutuelle assurée. Il en ressort qu’il n’y a pas de guerre nucléaire gagnable contre un adversaire nucléarisé. Tout au plus, peut-on choisir de mourir en second plutôt qu’en premier. Les États-Unis envisagèrent de rompre avec ce principe grâce à l’aide d’un bouclier antimissiles (la «Guerre des étoiles») qu’ils essayèrent vainement de mettre sur pied puis finirent par abandonner pour des raisons de coûts et de faible efficacité.
La France revendiquait son statut de puissance nucléaire en le justifiant sur le principe du pouvoir égalisateur de l’atome, c’est à dire la capacité pour une puissance moyenne équipée de cette arme de dissuader n’importe quel autre pays dès lors qu’elle considérerait ses intérêts vitaux comme menacés. Cette stratégie ne remettait pas en cause le suicide réciproque, mais, ébranlant l’idée d’une nécessaire parité, elle ouvrait la voie à des réflexions sur les notions de « stricte suffisance » pouvant engendrer des réductions de plafonds d’armements. Malheureusement, elle montrait aussi le chemin, par son exemple, de la prolifération nucléaire qui allait tenter quelques États de second rang, malgré l’engagement pris par une multitude d’entre eux en ratifiant le Traité de Non-Prolifération Nucléaire (TNP).
Cette architecture du «contrôle des armements» était complétée par des interdictions – militarisation de l’espace, armes antipersonnelles, zones dénucléarisées – et par une transparence sur le commerce des armes conventionnelles et des accords de «bonne foi» comme le traité à «Ciel ouvert» autorisant l’adversaire à survoler son territoire pour y surveiller ses activités militaires selon des procédures codifiées et réciproques.
À la fin de la guerre froide, l’«équilibre de la terreur» était atteint sur le plan militaire bien que l’Union soviétique restât un nain économique sans dynamisme et encore sous le choc de l’échec de l’expédition militaire en Afghanistan.
Vint alors ce qui aujourd’hui s’apparente à une parenthèse, à savoir une réduction historique des dépenses militaires mondiales: – 30 % entre 1988 et 1998. On évoquait alors les «dividendes de la paix» dont on ne sut d’ailleurs jamais retrouver la trace. L’attentat du 11 septembre 2001 fut un véritable effet d’aubaine pour les partisans d’une relance de la course aux armements très influents sur le président Bush.
Un nouveau contexte
La présidence de Donald Trump remet en question l’enchevêtrement d’accords passés en les détricotant les uns après les autres. Certes les États-Unis perçoivent toujours la Russie comme un adversaire redoutable, mais leur préoccupation, pour ne pas dire leur hantise, s’est déplacée vers l’Asie et se centre sur la Chine considérée comme le rival principal dont les succès économiques sont perçus comme une menace pour leur leadership mondial. Car on est passé en l’espace d’une dizaine d’années d’une coopération, certes empreinte de méfiance mais réelle, s’apparentant à une sorte de condominium partagé sur le reste du monde, à une rivalité exacerbée et d’autant plus lourde de dangers que les protagonistes ne sont liés par aucuns accords de contrôle des armements comme c’était le cas des adversaires de la guerre froide. En passant d’un jeu à deux à un jeux à trois, où les rivaux principaux ne sont plus les mêmes, les règles de l’équilibre stratégique ont volé en éclat. C’est ce qui rend la situation nouvelle instable et lourde de dangers.
Non seulement le démantèlement du contrôle des armements est déjà bien engagé, mais s’ajoute à cela le développement de nouvelles armes de destruction massive. Les États-Unis ont annoncé leur intention de rendre effective avant la fin de l’année leur décision de se retirer du traité à Ciel ouvert, revenant sur plus d’une trentaine d’années de son existence. Leur rejet de principe du multilatéralisme et leur volonté d’effacer dans ce domaine, comme dans d’autres, l’ère Obama, les a déjà poussé à quitter en 2018 l’accord sur le nucléaire iranien signé en 2015 (JCPOA) et à mettre en œuvre des mesures de coercitions économiques et financières. Depuis 1992, en vertu d’accords passés, aucun essai nucléaire sur la terre, sous la terre, dans l’atmosphère ou sous l’eau n’a été tenté par un quelconque État, à part la Corée du Nord. Seuls l’Inde et le Pakistan l’avaient fait en 1998. On est ainsi passé de plus de 2.000 essais nucléaires au siècle passé à moins d’une dizaine depuis l’an 2000. Or l’hypothèse de la reprise de ce type d’essais est officiellement évoquée à Washington suscitant la consternation dans la plupart des chancelleries car faisant voler en éclat de Traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Donald Trump voudrait ne pas reconduire le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). De lourdes menaces pèsent également sur le traité bilatéral New Start signé entre Moscou et Washington pour une durée de dix ans en 2011, accord qui porte sur la réduction des armes stratégiques. Dans les deux cas les États-Unis arguent que la Chine ne serait pas concernée. Et celle-ci demande pour y être associée que la réduction s’aligne sur le niveau de ses arsenaux, bien inférieur à celui des deux autres pays.
De son côté Moscou a annoncé le déploiement d’un nouveau missile «hypersonique» équipé d’une tête nucléaire et capable d’atteindre la vitesse de 6.000km/h. Ils sont par ailleurs suspectés de mettre au point un nouveau système d’armes, la torpille géante Poséidon à charge nucléaire et se déplaçant grâce à une propulsion nucléaire à une vitesse jamais atteinte sous l’eau en grande profondeur et indétectable. Une telle arme rendrait obsolète tout système de bouclier envisagé contre les missiles stratégiques et présenterait ainsi un grand pouvoir déstabilisateur. Ce serait une réponse au déploiement ses systèmes antimissiles déployés, à proximité de la Russie, par l’Otan en Pologne et en Roumanie. Les Russes ne cachent pas à avoir déjà commencé à installer des missiles balistiques «Iskander» à capacité nucléaire dans l’enclave de Kaliningrad et sont très irrités de l’obstination de l’Otan de se déployer dans les pays limitrophes de l’Europe de l’Est provoquant un sentiment d’encerclement.
Certes la Chine a augmenté ses dépenses militaires de 85 % depuis 2010, à un rythme en rapport avec sa croissance économique, mais reste un nain par rapport aux deux grandes puissances nucléaires. Elle est dans un rapport de un à trois quant à ses dépenses militaires par rapport aux États-Unis et ne peut ambitionner pour l’instant dans ce domaine qu’une influence régionale, marquée certes d’une grande susceptibilité.
On entre donc dans une période de montée des périls, tous les codes établis se retrouvant désuets et rendant l’architecture du contrôle des armements inopérante.