Par Nils Andersson, ancien éditeur, essayiste.
Les chroniques de Recherches internationales, mars 2021.
«Le capitalisme c’est la guerre» amène le constat tout aussi évident que la guerre a existé avant le capitalisme. Comme l’a dit justement Jaime Torres Bodet: «Les guerres naissent dans l’esprit des hommes» et «la paix est avant tout, au même titre que la guerre, un état de conscience.»[1] Ainsi, comme le capitalisme c’est la guerre, la religion c’est la guerre, le nationalisme c’est la guerre. Mais aussi, lisons Saint Thomas: «Une guerre juste peut être décrite comme un os qui venge les torts», se libérer de l’occupant ou de la colonisation oblige les peuples à la guerre.
La guerre est une réalité, mais affirmer que «le capitalisme c’est la guerre» est-ce un slogan ou une vérité? La volonté et l’affirmation de puissance sont un élément constituant de la guerre, mais les mécanismes, les logiques, les finalités, les raisons et déraisons qui mènent à la guerre diffèrent dans l’antiquité, l’ordre médiéval ou le système interétatique capitaliste. Pour faire simple, dans l’antiquité un souverain idolâtré conquiert terres, biens et esclaves, puis les dieux et au Haut Moyen-Âge, Dieu décide de la guerre. La Renaissance marque le passage de la guerre chevaleresque et des condottieri à la levée d’armées de mercenaires financées par les banques pour les guerres des papes, des rois et des empereurs, des armées qui vont servir aussi à écraser les révoltes paysannes. «Non seulement la guerre de Cent Ans, mais aussi la colonisation des Amériques furent financées en grande partie par le capital commercial italien.»[2] De la Révolution française nait l’armée-nation qui annonce la conscription, dans le contexte des guerres napoléoniennes Clausewitz définit la «guerre absolue». Au stade du capitalisme industriel, la conquête coloniale du monde se rationalise avec le passage, au nom de la civilisation et du progrès, de comptoirs pour le commerce et la traite au stade colonial de possession des terres, soumission des peuples, exploitation du sol et du sous-sol, négation de l’autre, par la guerre.
Le capitalisme du réel est parfaitement défini par Fabien Scheidler: «Une économie qui vise l’accroissement sans fin du capital; des États-nations dotés d’appareils militaires, policiers et administratifs centralisés; et une idéologie qui présente l’expansion de ce système comme une mission providentielle dans l’histoire de l’humanité.»[3] Des mécanismes, logiques, finalités, raisons et déraisons qui fondent le jugement de Jaurès que «le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage.»
Réalité, tragiquement vérifiée en 1914, mais le cours présent de l’Histoire démontre-t-il la permanence du jugement de Jaurès? On répète à l’envi que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale l’Europe occidentale a connu une longue « période de paix », c’est oublier que les peuples du tiers-monde ont connu, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, décolonisation et effet collatéral de la confrontation Est-Ouest, les guerres impérialistes et la violence de la répression. Au tournant des années 1990, le monde occidental, avec les États-Unis comme puissance dominante, est devenu hégémonique. Il ne connaît pas, entre les puissances qui le composent, de contradictions majeures qui soient antagonistes et, pour la défense de ses intérêts et profits, le monde occidental dispose d’une puissante alliance militaire, l’OTAN. Le capitalisme, tout à son hégémonie, répand alors la galéjade sur «la fin de l’Histoire» et George Bush père, président de la plus grande puissance économique et militaire que le monde a connu, proclame : «Nous nous trouvons aujourd’hui à un moment exceptionnel et extraordinaire… un nouvel ordre mondial peut voir le jour… Une ère où tous les pays du monde, qu’ils soient à l’Est ou à l’Ouest, au Nord ou au Sud, peuvent prospérer et vivre en harmonie… Un monde tout à fait différent de celui que nous avons connu. Un monde où la primauté du droit remplace la loi de la jungle. Un monde où les États reconnaissent la responsabilité commune de garantir la liberté et la justice. Un monde où les forts respectent les droits des plus faibles… une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix.»[4] Quel a été ce monde de paix, de liberté et de justice annoncé? Un monde de guerres en raison de la nature même du capitalisme.
Ce que vérifie Le capitalisme c’est la guerre, en relatant au fil de trente ans d’interventions militaires, les objectifs hégémoniques des puissances occidentales lors de la première guerre d’Irak, de la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie, des guerres du Kosovo et de Serbie, de l’intervention militaire en Somalie, du génocide rwandais, des guerres dites «justes» d’Afghanistan, d’Irak puis de Libye, du déchirement syrien et de l’impasse sahélienne. Des guerres menées sous le couvert du «droit d’ingérence humanitaire» puis de la responsabilité de protéger», qui ont dévasté des pays et mutilé des peuples, des guerres lors desquelles les dirigeants des grandes puissances ont eu recours pour les justifier à des fake news, des guerres «légalisées» en manipulant et instrumentalisant l’ONU, bafouant sa mission fondatrice de préserver la paix, des guerres dont l’OTAN fut à plusieurs reprises le bras armé, des guerres où, en violation des Conventions de Genève, se sont accumulés des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Ainsi, devenues sans adversaires, les puissances occidentales capitalistes, au lieu d’adopter des politiques de réduction des contradictions entre puissances régionales ou d’apaisement lorsque des tensions religieuses, ethniques, culturelles, historiques, déchirent des populations, ont recouru sous la forme de coalitions internationales ou dans le cadre de l’OTAN à la violence militaire, démontrant ainsi la nature du capitalisme de vouloir toujours et encore conforter son hégémonie, étendre la mondialisation économique néolibérale, s’assurer le contrôle des voies commerciales, imposer sa vision de la démocratie.
Mais l’évolution des rapports de forces entre les principales puissances a connu depuis la fin du XXe siècle une forte accélération. Le Nouvel ordre mondial proclamé après la disparition de l’ordre international du sortir de la Seconde Guerre mondiale n’aura duré qu’une génération. Si du fait de l’inégalité des forces en présence – même si la guerre de guérilla reste un piège pour les armées les plus puissantes -, toutes ces guerres furent militairement gagnées, nulle part la paix n’a été établie. Ce qui marque la fin des temps où il suffisait aux puissances coloniales de brandir le glaive pour imposer leur «paix».
Les profondes transformations survenues dans le rapport de force entre puissances historiques ou émergentes, le déplacement du centre de gravité des tensions internationales de la zone euro atlantique vers l’Asie-Pacifique, les menaces d’affrontements entre des puissances régionales puissamment armées et l’élargissement du champ de bataille entre les grandes puissances jusqu’à l’espace extra-atmosphérique, inscrivent aujourd’hui les conflits potentiels non plus dans un cadre de guerres asymétriques, mais dans un retour à des guerres inter-étatiques de haute intensité, une réalité dont il faut prendre pleinement conscience dans un monde hégémoniquement capitaliste, hautement concurrentiel, traversé par des crises sociales et économiques, éthiques et religieuses, sanitaires et politiques et dans lequel, cause de tensions, la domination occidentale se voit contestée.
«Le capitalisme c’est la guerre» est à entendre au présent et il n’est d’autres forces pour s’y opposer que celles des peuples.
[1] Discours du 10 décembre 1948 de Jaime Torres Bodet, directeur général de l’UNESCO, in Chloé Maurel, Les grands discours de l’UNESCO. 2021.
[2] Fabien Scheidler, La fin de la mégamachine, Éditions du Seuil, 2020. Livre fondamental sur les structures de domination.
[3] Fabien Scheidler, op. cité.
[4] Discours devant le Congrès des États-Unis, le 11 septembre 1990.