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Par Pierre Guerlain, Université de Paris X – Nanterre.

Les chroniques de recherches internationales, avril 2018.

Récemment Le Monde a publié un article renvoyant à un petit manuel de détection des « fake news », ce vocable qui fait florès depuis l’élection de Donald Trump renvoie à des techniques de désinformation ou propagande vieilles comme le monde. La rumeur, nous a appris Jean-Noël Kapferer dans un ouvrage datant de 2010, est le plus vieux média du monde. « ‘Fake news’ : Appliquer au Web les bonnes pratiques éditoriales des journaux » dit le titre de cet article du Monde qui constitue ainsi les journaux en exemples à suivre.

Les médias dominants de qualité apportent énormément d’informations et de commentaires qui sont précieux pour tout citoyen soucieux de la vie démocratique mais ils peuvent être aveugles sur…leurs propres points aveugles, leurs impasses, leur rhétorique proche des milieux d’affaires et leurs omissions calculées. Les médias dominants reflètent souvent les opinions, préjugés et philosophies des dominants. Ce n’est pas une découverte, les spécialistes des médias le disent depuis des décennies.

Il y a certes une critique des médias qui est complotiste et les insultes qui pleuvent sur les médias dominants de qualité sont aussi vulgaires qu’à côté de la plaque (merdias ou le « Lügenpresse » que les néofascistes de l’AfD (Alternativ für Deutschland) utilisent en Allemagne, en ligne directe avec le passé nazi de ce pays). Des gens comme Soral se sont fait les experts en désinformation sous couvert de correction des mensonges des médias dominants.

Revenons au point de départ : l’article du Monde. Il y aurait donc d’un côté les producteurs de « fake news », Trump, ses soutiens, les complotistes ou les dupes de Poutine et, de l’autre, les bons journaux de qualité.

Les choses sont bien évidemment bien plus complexes. Il y a tout d’abord dans le monde occidental, qui est le seul qui m’intéresse ici, les cas ou « les bonnes pratiques éditoriales des journaux » sont absentes de ces journaux qui publient de fausses informations. Inutile de remonter aux fausses informations publiées, par exemple, par le New York Times, au moment de la guerre d’Irak lorsque ce quotidien a fait croire à la présence d’armes de destruction massive dans le pays dirigé par le dictateur Hussein – qui avait bénéficié du soutien de l’Occident pendant des années. Ce journal a failli à ses obligations déontologiques et soutenu une guerre sous de fallacieux prétextes. Les excuses par la suite n’ont pas gommé les morts ou le chaos qui nous affecte toujours. Le fait que le New York Times n’ait probablement pas menti délibérément mais ait suivi la pente de ses croyances idéologiques n’est que secondaire. Il a produit de fausses nouvelles, des « fake news » alors qu’au moment des Pentagon Papers il avait publié des informations véridiques nécessaires au débat public. C’était il y a bien longtemps, en 1971.

Plus récemment le Washington Post a publié toute une série d’articles qui s’apparente plus à de la propagande pour dénoncer la propagande russe. Glenn Greenwald, le journaliste qui avait, avec Laura Poitras, permit la révélation du scandale de la NSA par Edgar Snowden et qui a reçu le prix Pulitzer, en a fait l’analyse. Il a produit une liste de bobards mis en circulation par divers organes de presse.

Impossible donc de croire béatement les journaux dont les bonnes pratiques sont parfois invisibles. Les « fake news » ne sont pas que le fait de Trump, de la Russie avec RT et Sputnik ou des sites complotistes. Elles sont aussi, parfois, au cœur de ces organes qui devraient servir de modèles.

Un autre phénomène important qui est bien moins remarqué est celui qu’un auteur américain, Andrew Bacevich, appelle les « vraies infos qui sont ignorées ». C’est évidemment la norme à la télévision qui passe sous silence quantités d’informations cruciales mais qui attend encore aujourd’hui une information de qualité de la part des boites à divertissement ? Il est bien plus grave que les journaux de référence pratiquent l’omission calculée car eux seuls sont la source intellectuelle pour les débats politiques de qualité.

Dans un autre article, Bacevich évoque le fait que la récente publication des archives américaines permet de mettre un terme au débat sur la promesse faite à la Russie de ne pas étendre l’Otan. Son article contient un lien vers ces archives et confirme ce que dit la Russie sur la promesse faite et non tenue. Bacevich, qui est un conservateur très critique de la politique étrangère de son pays, n’a aucune admiration pour Poutine qu’il décrit comme « plutôt un sale type ». Il pointe ici un défaut majeur des médias dominants : les aspects qui ne cadrent pas avec leur idéologie ou celle de leurs propriétaires disparaissent dans le grand silence. Le « no news » est souvent aussi grave que les « fake news » et induit des erreurs ou interprétations erronées qui ont un impact énorme dans la « fabrique du consentement » (Chomsky/Herman).

Sur l’affaire Skripal, l’ancien agent double victime d’une tentative d’assassinat en Angleterre Le Monde n’a pas publié d’analyse des mensonges du ministre des affaires étrangères britannique, Boris Johnson. Celui-ci est connu pour ses bobards sur le Brexit ou ses gaffes fort peu diplomatiques. Il avait affirmé lors d’une interview avec Deutsche Welle que le laboratoire d’analyse de Porton Down lui avait assuré que la substance chimique utilisée pour la tentative d’assassinat, le Novichock, provenait de Russie. Ce que le directeur de ce laboratoire, Gary Aitkenhead, a infirmé. Cette information sur les mensonges officiels, dans un pays connu pour sa propagande mensongère au moment de la guerre d’Irak sous Blair, est donc capitale. Ne pas la publier ou la commenter est une faute déontologique grave. Deux liens vers un article du Spiegel et une émission de Channel 4, deux autres médias dominants de qualité qui discutent cette information cruciale montre qu’il est possible de ne pas omettre les éléments importants sans tomber dans le complotisme. Aucun de ces deux médias dominants de qualité n’est pro-russe.

Si l’on veut lutter contre la propagande russe (ou celle de n’importe quel autre pays, Chine, Israël, États-Unis), il vaut mieux ne pas lui ressembler, même en mode mineur. Le mensonge par omission a les mêmes effets que le mensonge par commission. Sur de nombreux problèmes touchant à la Russie, un pays autocratique où la liberté de la presse est bien loin d’être garantie, les médias occidentaux s’autorisent raccourcis, « fake news » ou « no news » aux effets délétères. Aux États-Unis CNN et MSNBC se sont fait une spécialité de la dénonciation de Trump en marionnette de Poutine alors même que la relation États-Unis-Russie ne cesse de se dégrader sous le règne du président bouffon (qui peut-être ne décide pas vraiment de ses politiques). Les études sérieuses montrant que les tentatives d’influence russe n’ont pas pu avoir un effet significatif sont ignorées ou rejetées comme étant de la propagande russe. L’une d’entre elles est pourtant fort documentée et signée par trois professeurs d’université.

Le Monde répète que la ligne rouge d’Obama concernant les armes chimiques a été franchie en 2013 mais qu’Obama n’a pas réagi. L’ancien président américain a pourtant déclaré à The Atlantic que le directeur des services secrets, James Clapper, lui avait indiqué que ses services n’étaient pas sûrs à 100 % de l’origine de l’attaque chimique (not a « slam dunk »). Cette information change tout car s’il s’agissait d’une opération de com’ en « faux drapeau » des djihadistes l’objectif était peut-être d’impliquer les États-Unis dans une guerre sous de fallacieux prétextes. Cette information tronquée, donc fausse, est reprise dans un article daté du 9 avril 2018 et répétée dans l’éditorial du 11 avril. Il serait bon que Le Monde respecte les « bonnes pratiques éditoriales » dont il se fait le chantre et ne répande pas une fausse nouvelle.

Sur l’Ukraine, Le Monde n’a pas repris des informations sur la présence de groupes néonazis que la BBC avait mentionnés ou les analyses de politologues américains de renom comme Mearsheimer et a donc mutilé ses analyses sur la situation ce qui a conduit à créer l’impression qu’il y avait opposition manichéenne entre le camp du bien et le camp du mal. C’est précisément ce, qu’à juste titre, l’on reproche à RT de faire. La propagande russe est à bonne école en Occident où pourtant la liberté de la presse est bien plus grande.

Les grands médias de qualité ne pourront regagner la confiance de leur public qu’en évitant les fausses nouvelles, et les vides informationnels plus ou moins délibérés. En tant que lecteur, j’ai besoin de savoir que mon journal de référence ne choisit pas délibérément d’ignorer des aspects essentiels d’un phénomène.

Ni Le Monde ni le New York Times n’ont commenté le fait que la promesse de ne pas étendre l’Otan avait bien été formulée et donc, sans recourir aux « fake news », ces deux organes de presse se sont fait les auxiliaires d’une désinformation. Ils n’ont pas donné d’écho au fait que quatre sénateurs, dont Sanders, ont lancé un appel à la reprise des négociations sur le nucléaire avec la Russie. Ils participent ainsi à l’atmosphère de guerre froide qui n’est pas le fait de la seule Russie autocratique et ne semblent pas comprendre que la propagande russe se niche dans les omissions et les failles des médias occidentaux. La guerre de l’information bat son plein, sur la Syrie, Israël, l’Iran, le Venezuela ou la Russie mais trop souvent elle est manichéenne et parcellaire. Personne ne croit Poutine sur parole, ce qui est bien, il ne faut pas croire sur parole les services secrets américains ou les grands journaux de référence, même s’ils sont effectivement essentiels à notre vie démocratique.