Entretien avec Jaime Caycedo, anthropologue à l’Université nationale de Colombie, membre du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri.
Mars 2019
Depuis 4 mois, des négociations ont commencé entre les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et le gouvernement colombien pour un accord de paix. Comment se déroulent-elles ? Quels en sont les objectifs et ont-elles une chance d’aboutir ?
Ces négociations sont une nécessité pour sortir d’une guerre civile qui perdure depuis plus d’un demi-siècle et qui s’est considérablement aggravée au début des années 2000 sous l’effet de l’intervention des États-Unis avec le plan Colombie. La crise mondiale influe aussi sur le conflit. L’amorce des négociations démontre que c’est l’issue politique qui permettra d’en sortir et non un écrasement de la guérilla, option défendue par la stratégie des pouvoirs précédents, ou une insurrection populaire improbable.
Les attentes sont très importantes. Les commissions de négociation sont composées par les délégués du gouvernement qui sont des représentants des secteurs clés de la bourgeoisie, et de deux membres de l’armée. Du coté des FARC, y sont présents des dirigeants de la guérilla provenant de divers groupements de combattants. Ces commissions ont plusieurs points à l’ordre du jour. Un accord général n’est pas facile d’autant que le gouvernement a imposé de négocier sans cessez-le-feu, alors que la guerre continue. Cette méthode est inspirée des États-Unis et des conseillers militaires qui l’ont mise en pratique en Afghanistan.
Les commissions ont avancée sur le premier pilier des négociations qui concerne la réforme agraire, le développement rural et la condition paysanne. La Colombie se caractérise par de grandes propriétés foncières liées au développement des narco-paramilitaires qui entretiennent eux-mêmes des relations étroites avec les pouvoirs politiques. La réforme agraire doit aboutir à une redistribution de la terre en faveur de la paysannerie. La guérilla en appelle à la création de réserves paysannes qui permettraient aux familles de disposer de suffisamment de terre pour survivre, où les droits fonciers seraient garantis et où la vente de la terre serait interdite. Ces revendications s’opposent aux dispositions du programme de développement du gouvernement actuel qui rend possible l’achat de terres par des investisseurs étrangers. Or, dans le contexte de la crise mondiale et alimentaire, le risque d’accaparement de terre à grande échelle est grand et suscite l’opposition des paysans colombiens.
Les grandes propriétés foncières d’élevage couvrent 39 millions d’hectares, contre 5 millions pour l’agriculture. Les narcotrafiquants se cachent derrière ces grands propriétaires. La redistribution de la terre ne suffira pas à changer la situation. Il faut un appui de l’État pour renforcer la petite et moyenne paysannerie et l’aider à ne plus dépendre du capitalisme agraire. Il s’agit d’un projet à grande échelle qui doit s’attaquer aux structures économiques du pays pour rétablir les équilibres et lui permettre d’exercer une plus grande souveraineté sur les questions économiques et alimentaires.
Un forum rassemblant les paysans et les populations indigènes s’est tenu pour faire le point des revendications. Les conclusions ont été posées sur la table des négociations à la Havane.
Quels sont les autres points de négociations entre la guérilla et le gouvernement ?
Le deuxième point de la négociation porte sur les libertés et la question de la participation politique. Elle concerne la situation judiciaire des fonctionnaires, des officiers, des personnes impliquées dans la guerre, y compris les dirigeants de la guérilla.
Le troisième point concerne les millions de victimes, surtout et pour la plupart, celles de la guerre de contre-insurrection menée par l’État et les paramilitaires, mais aussi celles de l’action des FARC et de la guérilla. Avec 5 millions de déplacés, la Colombie dépasse désormais le Soudan et devient le pays qui a le plus grand nombre de réfugiés internes. La lumière doit être faite sur les massacres de milliers de civils, les disparitions, les assassinats et les jeunes qui ont été trompés et tués par l’armée, les faisant passer comme des morts au combat. Les familles des victimes ont droit à la vérité, à la justice et à la réparation.
Un autre point concerne l’illégalité des champs de culture de la coca, enjeu posé par les FARC contre le gouvernement qui ne voit dans les producteurs de coca que des narcotrafiquants. Les FARC veulent réaffirmer qu’elles ne sont pas un cartel de la drogue comme le prônent les médias de l’impérialisme. Il s’agit d’un sujet essentiel qui concerne les paysans et tous ceux qui dépendent de cette culture pour survivre. Il faut proposer des solutions alternatives aux dispersions aériennes de défoliants toxiques et aux mesures de répression sur les paysans n’ayant d’autres moyens pour faire vivre leur famille.
Enfin, un enjeu majeur des négociations réside dans la validation et la co-validation pour la ratification des accords. Il faut un calendrier de réalisation des engagements avec un mécanisme d’évaluation des résultats. Rien ne sera signé si tout n’est pas accordé. Il faut s’entendre sur cette méthodologie. Ces accords doivent fonder une partie du corpus constitutionnel et de l’organisation institutionnelle du pays. La paix est un devoir. L’accord devrait créer les conditions d’une assemblée nationale constituante avec une participation populaire forte pour décider des réformes politiques, notamment de la réforme électorale, de l’usage des territoires et de leurs ressources, et d’une plus grande souveraineté en matière économique. La Colombie est un pays riche qui a besoin de régulation politique pour une meilleure gestion des ressources au service du plus grand nombre, contre la logique de prédation imposée par les entreprises transnationales.
Les discussions sur la réforme agraire sont maintenant terminées. Le deuxième point des négociations va donc être abordé prochainement.
Comment les forces de gauche se situent dans ce dialogue ?
Les forces de gauche appuient la lutte pour la paix et les négociations en cours dans une dynamique d’unification large avec Marche patriotica et le Congrès des peuples. Ce front milite pour un programme démocratique de transformation et pour la paix. Une rupture est nécessaire pour sortir le pays de la crise profonde dans laquelle il se trouve du point de vue économique et de ses structures. Le dialogue est un pas en avant qui doit permettre de consolider les conditions de participation politique du plus grand nombre et des réformes sociales à hauteur des défis, comme par exemple dans le secteur sinistré de la santé, où la privatisation a créé un désastre.
Les syndicalistes, les militants politiques, des droits de l’homme et des libertés sont-ils toujours victimes de répression ?
Depuis le début de l’année, on dénombre plusieurs assassinats de syndicalistes. Le combat syndical se fait dans des conditions très difficiles. Le para militarisme et le terrorisme d’État ont conduit à une répression des travailleurs organisés. Le devoir de la gauche est de renforcer le rôle et la signification politique et sociale des syndicats qui sont la cible de la répression. La syndicalisation se fait dans des conditions si dramatiques que les dernières grèves ont été menées par des collectifs de travailleurs qui n’avaient pas de liens avec les structures syndicales. Les forces de gauche combattent ces conditions primitives dans lesquelles luttent les salariés, et défendent les droits syndicaux.
Quelles sont les conséquences sur l’économie colombienne des traités de libre-échange, notamment celui signé récemment, entre l’Union européenne, la Colombie et le Pérou ?
Les traités de libre-échange conclus avec les États-Unis et l’Union européenne renforcent les grands projets agro exportateurs et d’élevage. Ils vont donc à l’encontre du développement du pays et sont facteurs d’inégalités entre grands producteurs tournés vers le marché mondial, petits et moyens producteurs liés au marché national. Ces derniers sont touchés de plein fouet par les importations de lait de l’Union européenne. L’opposition à ces traités est donc assez forte. Elle milite pour un contrôle de leur application et même une révision de leur contenu.
Hugo Chávez a-t-il joué un rôle en Colombie ? Sa disparition influera-t-elle sur la situation régionale ?
Hugo Chávez a joué un grand rôle dans les négociations politiques avec les FARC et l’Armée populaire de libération pour la recherche d’un accord. Son attitude a été décisive de par son poids politique dans l’espace andin. Il a imposé la recherche de la paix comme facteur de stabilité pour toute la région. Le candidat Maduro a réaffirmé l’appui du Venezuela au dialogue et au processus de négociation. Le Venezuela accompagne au même titre que le Chili le processus, tandis que Cuba et la Norvège sont des observateurs.
Quel regard portez-vous sur la crise en Europe dans ses dimensions politique et économique ?
La situation se détériore en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et partout dans le monde. La Colombie ressent davantage les conséquences de la crise en Amérique du Nord de par les liens très étroits qui existent avec les États-Unis. La crise mondiale impacte lourdement les échanges et fait peser une grave menace sur les équilibres mondiaux. Elle contraint la bourgeoisie à chercher une issue du côté de la paix et à réfléchir sur les questions stratégiques cruciales. Les logiques précédentes ne peuvent plus continuer. Les défis de la crise mondiale imposent de trouver une issue politique en Colombie. Les négociations sont longues et difficiles mais les enjeux posés sont incontournables. Avancer vers davantage de justice sociale est la seule perspective d’avenir possible.