Par Dr Félix Atchadé
Master en santé publique et éthique médicale,
militant de la gauche sénégalaise, auteur du blog chroniquesenegalaises.com
29 mars 2019.
Résumé
Au Sénégal l’élection présidentielle s’est déroulée le 24 février 2019. Le président Macky Sall, en place depuis 2012 a vu son bail à la tête de l’État renouvelé pour un quinquennat. Il a remporté le scrutin dès le premier tour avec 58,27% des suffrages exprimés devant Idrissa Seck (20,50%) Ousmane Sonko (15,67%), Issa Sall (4,07%) et Madické Niang (1,48%). Ces résultats ont été contestés par ses adversaires qui les ont rejetés « fermement » mais n’ont pas, pour autant, introduit de recours devant le Conseil constitutionnel.
Fait notable de ce scrutin, pour la première fois dans l’histoire politique du Sénégal contemporain l’élection présidentielle s’est déroulée sans un candidat de la gauche. De même, alors qu’elles étaient trois à faire acte de candidature, aucune femme n’a pu se présenter. Des cinq candidats en liste, trois sont des libéraux issus du giron du Parti démocratique sénégalais (PDS) de Maître Abdoulaye Wade qui a dirigé le pays de 2000 à 2012. Cette entorse à la tradition pluraliste de l’offre politique est à imputer à la loi sur le parrainage et aux déboires judiciaires de certaines figures de la politique sénégalaise.
Si le scrutin s’est déroulé sans incident notable et à vu une mobilisation importante de l’électorat avec un taux de participation de 66,23%, cela n’a pas été le cas de la campagne électorale qui a connu des évènements tragiques avec mort d’hommes à Tambacounda dans le centre-est du pays.
Le Sénégal sort de cette longue période électorale avec une démocratie mise à mal et marquée par une forte défiance d’une partie des acteurs politiques et de l’opinion publique vis-à-vis des institutions notamment de la justice. La confiance en la possibilité d’une compétition électorale ouverte et non biaisée a été grandement entamée. Il semble que le président réélu en ait pris la mesure puis qu’il a lancé un appel à un dialogue politique « ouvert et constructif » tout en invitant les anciens présidents Abdou Diouf et Abdoulaye Wade à y participer.
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1. Le Sénégal en bref
Le Sénégal est situé dans la partie la plus occidentale de l’Afrique. Il s’étend sur une superficie de 196.722 km²et compte 16 millions d’habitants, soit une densité de 69 habitants par km2. C’est une population jeune (42 % ont moins de 15 ans), avec un taux de croissance de 2,7 % par an. 54,8 % réside en milieu rural contre 45,2 % en milieu urbain. Elle atteindra 25,7 millions d’habitants en 2035. La région de Dakar, qui ne représente que 0,3 % du territoire national, regroupe 23,2 % de la population totale du pays. Le taux d’analphabétisme, c’est-à-dire des personnes qui ne savent lire ou écrire dans aucune langue, y compris les langues nationales, est de 54,6%. Au plan administratif, le Sénégal est constitué de quarante-cinq (45) départements.
Depuis quelques années, le pays connaît un cycle de croissance économique forte. Celle-ci est passée de 4,4 % en 2012 à 7 % en 2018. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une progression soutenue, à 7,5 % en 2020 et jusqu’à 10 % en 2022. Cependant, ces projections incertaines dépendront de l’évolution des cours du pétrole ou d’autres risques comme l’accumulation d’arriérés internes, qui ralentirait les activités du secteur du bâtiment. La perspective nouvelle selon laquelle le Sénégal pourrait devenir un pays producteur de pétrole et de gaz d’ici 2021, ouvre des opportunités.
La croissance de l’économie sénégalaise est stimulée par les investissements dans le Plan Sénégal émergent (PSE), dont plus de 50 % de la première phase (2014-2018) ont été alloués à des projets d’infrastructures. Le gouvernement a réussi à contenir l’inflation et le déficit budgétaire. Passé de 3 % en 2017 à 3,5 % du PIB en 2018, il reste maîtrisé et principalement financé par l’émission d’euro-obligations. Le service de la dette est passé de 24 % à 30 % des recettes publiques entre 2014 et 2017. Si le FMI et la Banque mondiale ont lancé un avertissement au gouvernement, ils soulignent que le risque de surendettement est pour l’instant faible.
La pauvreté stagne au Sénégal à 47 %. Au classement du PNUD, son indice de développement humain (IDH) a même chuté de quelques places (164e sur 189 pays, PNUD 2017).
Après être devenu une république au sein de la Communauté française, en 1958, le Sénégal forme brièvement la fédération du Mali avec son voisin la République soudanaise qui deviendra république du Mali. Elle prend fin en 1960, année où le Sénégal proclame son indépendance. Le système politique sénégalais est alors d’abord dominé par un parti unique de fait, l’Union progressiste sénégalaise (UPS, devenu Parti socialiste en 1976). Le pays s’ouvre progressivement au multipartisme, limité à quatre courants à partir de 1974. En 1981, le multipartisme intégral est autorisé lors de l’accession d’Abdou Diouf au pouvoir. Il existe aujourd’hui plus de 250 partis politiques au Sénégal (pour une population de 16 millions d’habitants). Ce nombre élevé s’explique davantage par les stratégies des acteurs politiques que par des divergences idéologiques ou des visions alternatives pour le pays.
État unitaire de régime présidentiel, le Sénégal est l’un des pays les plus stables d’Afrique. Depuis son indépendance, il a connu trois alternances politiques pacifiques dont deux à la suite d’élections. Son président actuel, Macky Sall, a été élu en mars 2012. En 2016, un référendum constitutionnel a réduit le mandat présidentiel de sept à cinq ans. Des élections législatives ont eu lieu en juillet 2017. La coalition au pouvoir, Benno Bokk Yakaar (« Union autour d’un même idéal » en wolof) a remporté 125 sièges sur 165, avec 49,47 % des suffrages exprimés. Douze autres partis siègent également à l’Assemblée nationale, tel que le Parti de l’unité et du rassemblement (3 sièges). De nouvelles coalitions se sont formées pour les législatives de 2017, notamment Wattu Sénégal, avec pour chef de file Abdoulaye Wade et le PDS (19 sièges), et Manko Taxawu Sénégal, emmenée par Khalifa Sall et Idrissa Seck (7 sièges).
2. Des candidats
Macky Sall est né le 11 décembre 1961 à Fatick. Il est président de la République du Sénégal depuis 2012. Après son baccalauréat au lycée de Kaolack, il poursuit sa formation à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et en sort avec un diplôme d’ingénieur géologue, géophysicien. Il complétera sa formation par un diplôme de l’Institut français du pétrole (IFP) de Paris.
Il adhère à la fin des années 1980 au Parti démocratique sénégalais (PDS) de Wade dont il deviendra un cadre. Il participe à la campagne victorieuse de Wade en 2000. De 2001 à 2004 il est ministre, Premier ministre de 2004 à 2007, puis président de l’Assemblée nationale de 2007 à 2008. Il conduit la campagne pour la réélection d’Abdoulaye Wade en 2007, mais voit ses relations se tendre avec le président réélu. Le 9 novembre 2008, il quitte le Parti démocratique sénégalais (PDS), crée dans la foulée son propre parti et est élu maire de Fatick.
Candidat à la présidentielle de 2012, il arrive en deuxième position au premier tour, puis remporte le second tour, le 25 mars 2012, face à celui qui a été son mentor.
Idrissa Seck, né le 9 août 1959 à Thiès, est un ancien Premier ministre, ancien maire de Thiès et actuel président du Conseil départemental de Thiès. C’est un économiste formé dans de prestigieuses institutions (Sciences Po Paris, Princeton).
Il a eu une riche carrière politique à l’ombre de son mentor, Abdoulaye Wade, avant une rupture en 2004 puis la disgrâce en 2005. Il se voit reprocher sa gestion des chantiers dits de Thiès, accusé d’atteinte à la sûreté de l’État et emprisonné. Il est libéré le 7 février 2006 après 199 jours de prison puis blanchi de ces accusations. A sa sortie de prison, il fonde Rewmi, son parti, se présente en 2007 face à Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle et arrive deuxième avec un score de 14,86 % des voix. En 2012, Idrissa Seck est de nouveau candidat, mais il fait un mauvais score. Avec seulement 7% des voix, il est classé cinquième au premier tour du scrutin.
Ousmane Sonko est né le 15 juillet 1974 à Thiès, de parents fonctionnaires. Il grandit principalement en Casamance puis effectue ses études supérieures à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, où il obtient une maîtrise en droit public. A cette époque, il milite au sein de l’Association des élèves et étudiants musulmans du Sénégal (AEEMS). Il entre ensuite à l’École nationale d’administration (ENA) du Sénégal. Major de sa promotion à l’ENA, il a fait sa carrière à l’Inspection des impôts où il a créé, en 2005, le premier syndicat de cette institution. Son éveil politique arrivera en 2008 lors des assises de l’opposition. Il fonde en 2014 le parti les Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), qui se réclame du panafricanisme et milite pour la souveraineté nationale.
Lanceur d’alerte, il dénonce des actes de fraude fiscale et de corruption dont il est témoin en tant qu’inspecteur. Ces activités lui valent en 2016 d’être radié de la fonction publique par décret présidentiel pour « manquement au devoir de réserve ». Un an plus tard en août 2017, il est élu député à l’Assemblée nationale, mais son parti obtient moins de 1 % des voix aux législatives.
El Hadji Issa Sall, 63 ans, est né à Tattaguine, dans le centre du pays. Après un baccalauréat scientifique à Saint Louis, il entre à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar où il décroche un diplôme universitaire de technologie avant un doctorat en informatique aux États-Unis. En 1998, il fonde l’Université du Sahel dont il est toujours le président en 2019.
Aux législatives de 2017, il est l’un des trois députés du Parti du rassemblement et de l’unité (PUR), élus pour siéger à l’Assemblée nationale.
El Hadji Issa Sall est membre de la confrérie musulmane des tidjanes et fait partie des responsables des « Moustarchidines », un mouvement sorti des flancs de ladite confrérie. Le principal leader de ce mouvement, Serigne Moustapha Sy, un haut dignitaire tidjane, a porté le PUR sur les fonts baptismaux, le 3 février 1998.
Madické Niang est né à Saint-Louis le 25 septembre 1953. Après son baccalauréat dans sa ville natale, il étudie le droit à l’université d’Abidjan. Après sa formation, il devient avocat inscrit au barreau de Dakar. Il y développe une activité prospère et compte parmi ses clients de grandes entreprises. Il devient un proche d’Abdoulaye Wade, dont il défend les intérêts en tant qu’avocat. Sous les mandats présidentiels de Wade, il est ministre sans discontinuité de 2002 à 2012. Il est tour à tour ministre de l’Habitat, puis de l’Énergie et des Mines, puis ministre de la Justice, et enfin Ministre d’État, ministre des Affaires étrangères d’octobre 2009 à avril 2012.
Il est exclu du Parti démocratique sénégalais en octobre 2018, pour s’être porté candidat à l’élection présidentielle sénégalaise de 2019 alors que son parti soutient le fils de l’ancien président, Karim Wade, invalidé par le Conseil constitutionnel.
3. Des résultats du scrutin
Sur les 6 683 043 électeurs inscrits, 4 428 680 se sont déplacés pour voter le 24 février 2019 soit un taux de participation de 66,27%. Le président Macky Sall a remporté l’élection dès le premier tour avec 58,6% des suffrages exprimés. Il est suivi dans l’ordre par Idrissa Seck 20,51%, Ousmane Sonko 15,67%, Issa Sall 4,07% et Madické Niang 1,48%. Sur les 45 départements que compte le pays, Macky Sall est arrivé en tête dans 40 et dans la quasi-totalité (36) de ceux-ci il obtient la majorité absolue. Dans les départements du Nord-est (Kanel, Matam, Ranérou) il dépasse les 90% des suffrages exprimés. Les départements dans lesquels le succès de Macky Sall est moindre sont ceux de la Région de Dakar où mis à part le département de Rufisque, il est partout en dessous de la majorité absolue.
Le vote des Sénégalais de l’extérieur montre deux tendances contradictoires. Le vote des Sénégalais émigrés dans les pays africains est à bien des égards similaires à celui de ceux qui sont restés au pays. Ainsi Macky Sall arrive en tête en Afrique de l’ouest, du centre et australe avec la majorité absolue. En Afrique du Nord, il arrive en tête avec un nombre de voix inférieur au cumul de celui de ces adversaires. En Europe du sud, il fait jeu égal avec Ousmane Sonko et Idrissa Seck et est largement distancé par le cumul des voix de l’opposition. En Europe de l’ouest, du centre et du nord, il distance de peu Ousmane Sonko et a un nombre de voix en dessous de celui du cumul de l’opposition. Pour la l’Amérique il est distancé par le candidat Ousmane Sonko. On peut dire qu’en ce qui concerne le vote de la diaspora sénégalaise il y a un gradient sud nord en défaveur de Macky Sall.
Certains commentateurs ont vite fait de présenter les résultats du scrutin comme étant la preuve de l’apparition du vote « identitaire ». Pour étayer cette théorie, ils avancent les excellents scores de Macky Sall dans la vallée du Fleuve Sénégal (Podor, Matam etc.), de Ousmane Sonko dans la région de Casamance (Ziguinchor, Oussouye, Bignona) et d’Idrissa Seck dans le « pays mouride » (Mbacké). Si on ne peut nier le constat de ces bons scores on ne peut en l’absence d’étude sur les motivations des électeurs tirés une telle conclusion. D’autre part, il y a des raisons de ne pas abonder dans cette direction. Quand on considère la vallée du Fleuve Sénégal, le vote y a toujours été en faveur du pouvoir en place. Ce qui peut paraître nouveau, c’est l’ampleur de cette adhésion. Mais on peut y trouver une explication : le ralliement à Macky Sall de toutes les personnalités politiques de premier plan de cette région. De même le score important en Casamance d’Ousmane Sonko présenté comme étant le candidat de la jeunesse diplômée peut être expliqué par le fort taux de scolarisation dans cette région.
4. De la campagne électorale
Du déroulé de la campagne
La campagne électorale s’est déroulée mis à part quelques incidents dont un tragique, dans un climat apaisé et de liberté. Les différents candidats conformément à la tradition sénégalaise ont sillonné le pays sans entrave et déployé leurs programmes d’activités de type meeting, caravanes, visites de proximités, etc.
Au titre des incidents de campagne on peut signaler ainsi que certaines caravanes de candidats ont parfois été accueillies par des jets de pierres lorsqu’elles sillonnaient le pays. Plus grave, le 11 février 2019, deux personnes ont perdu la vie et de nombreuses autres ont été blessées dont des journalistes à Tambacounda, au cours d’affrontements entre des militants du PUR, le Parti de l’unité et du rassemblement d’Issa Sall, et ceux de la coalition au pouvoir, Benno Bokk Yaakaar (un Sénégal debout). Il serait plus conforme à la réalité de parler d’affrontements entre services de sécurité et bandes de jeunes voyous. Tous les candidats ont eu recours à des services sécurité privés que plusieurs observateurs n’ont pas hésité à qualifier de milices. Même le président Macky Sall, qui par sa fonction est protégé par les forces de sécurité publique a une la tienne : « les marrons de feu ». Après ce tragique incident, le gouvernement a finalement consenti à affecter des éléments de la gendarmerie et de la police à la sécurité de tous les candidats à la présidentielle. Le commissaire de police de cette localité, a été relevé de ses fonctions.
Les discours des candidats ont été relayés dans les différents média. Dans les média publics (radio, télévision) durant les vingt et un jours de la campagne électorale les cinq candidats ont eu conformément à la loi, le même temps d’antenne (sept minutes) au cours de l’émission quotidienne dédiée à la campagne électorale. Ces médias n’ont pas eu la même attitude pendant la précampagne : la radiotélévision sénégalaise (RTS) et le quotidien « national », Le Soleil, dont les dirigeants sont des militants actifs du parti présidentiel ont été transformés en instruments de propagande au service de la coalition au pouvoir.
Les principaux groupes de presse privés et les sites internet les plus importants ont été de puissants relais de la parole présidentielle.
Les Sénégalais ont été privés du débat entre les cinq prétendants. Le Conseil national de régulation de l’audiovisuel a en effet refusé de donner son accord à la tenue d’un tel débat. Cela a été perçu comme un coup de pouce à Macky Sall qui par la voix de son chargé de la communication avait indiqué avant la campagne électorale ne pas en vouloir. Le président sortant Macky Sall craignait sans doute d’être confronté à « un tir groupé » des autres candidats sur son action gouvernementale.
La campagne électorale a été marquée par l’importance des moyens déployés par le camp présidentiel. Ces moyens étaient sans commune mesure avec ceux de ses adversaires. Entre les casquettes distribuées, les dizaines de milliers de femmes habillées gracieusement de pagnes à l’effigie du président, les artistes et pas des moindres (Youssou Ndour, Baba Maal) chargés de l’animation, le bus à impériale ou les cortèges de dizaines de grosses cylindrées américaines. À combien s’élève le budget de la campagne de Macky Sall ? Si la presse fait état de 3 milliards de franc cfa, il demeure difficile d’en avoir une estimation fiable.
Fait notable dans cette campagne électorale, la participation de l’ancien président Abdoulaye Wade. Arrivé, quatre jours après son lancement, il y a participé non pas en apportant son soutien à un des candidats en lice mais en promettant… d’empêcher la tenue du scrutin. Après un bain de foule de plusieurs heures, il a tenu meeting au siège de son parti. Dans un discours très offensif, il a accusé Macky Sall d’avoir organisé la fraude avec l’existence de deux fichiers qui lui donnent une avance sur ses concurrents. Et de demander à son auditoire de brûler les cartes d’électeurs. À la fin de la campagne, après quelques visites à des personnalités politiques et religieuses et un voyage en Guinée, la consigne était moins radicale : boycott à titre personnel et appel aux militants du PDS qui ne le suivraient pas dans cette démarche, de voter contre Macky Sall. Abdoulaye Wade en refusant d’apporter son soutien à un candidat de l’opposition, a selon de nombreux analystes consolidé le boulevard électoral que s’est taillé Macky Sall en écartant de la course de nombreuses personnalités politiques.
Des thèmes de campagne des candidats
Ousmane Sonko qui se réclame du panafricanisme et dont les figures de références politiques sont Kwame Nkrumah et Thomas Sankara, a développé au cours de la campagne des éléments de programme tels que : sortir du franc CFA, réduire la dette et le train de vie de l’État, privilégier les entreprises et les emplois nationaux. Il s’est présenté comme le candidat qui veut en finir avec le « système » en place depuis l’indépendance du pays. Son programme « Jotna » (« c’est le moment » en wolof) fait de l’agriculture, de la pêche, de la promotion de la femme et de l’éducation des axes prioritaires. Pour Sonko, il faut changer le système, le mode de gouvernance, en donnant notamment moins de pouvoir au président de la République. Pour lui, l’institution présidentielle et son pouvoir exorbitant sont une entrave la mise en place d’une démocratie digne de ce nom. La transparence, la solidarité sont au cœur du pacte qu’Ousmane Sonko a proposé aux électeurs. Il a été la grande révélation du scrutin.
Macky Sall a fait sa campagne en mettant en avant son bilan à la tête du pays depuis 2012. Il a communiqué sur les nombreuses infrastructures (le Train express régional entre Diamniadio et Dakar, l’Autoroute Dakar-Touba, le pôle urbain de Diamniadio, l’Arène nationale, etc.) qu’il a inaugurées dans les dernières semaines précédant la campagne électorale. En libéral assumé, il a fait de la croissance économique retrouvée grâce au Plan Sénégal émergeant (PSE), des filets sociaux tel que le programme des bourses familiales et des perspectives ouvertes grâce à l’exploitation du pétrole et du gaz dès 2021, les principaux thèmes de sa campagne. Il a cherché à incarner la figure rassurante pour un Sénégal de paix dans un contexte sous régional fortement perturbé par diverses menaces. Il a été peu disert sur le thème des institutions, de la démocratie, etc.
Idrissa Seck a opté au cours de cette campagne pour la parole rare et distribuée à bon escient. Cette tactique visait sans doute à effacer l’image qui lui colle à la peau : celle d’un homme peu à l’écoute et qui a un avis sur tout. Son programme dans la droite ligne de la pensée libérale, ne diffère de celui du président en place que sur certaines priorités en matière d’investissements publics. Il n’a pas cessé de pointer l’incompétence du pouvoir, sa mal gouvernance qui se traduit par des surfacturations qui alourdissent la dette extérieure du pays. Il s’est fait le chantre de l’unité de l’opposition face un pouvoir qui revendique de vouloir la « réduire à sa plus simple expression ».
El Hadj Issa Sall a, tout au long de la campagne, tenu à lever les équivoques quant au caractère laïc de son projet de société. La phrase « Le PUR n’est pas un parti d’obédience religieuse » est revenue à de nombreuses occasions. Il s’est engagé à appliquer en cas de victoire la Charte des Assises nationales de 2009. Il a plaidé pour la suppression de toutes les « caisses noires » (fonds politiques et secrets) et au plan institutionnel proposé que le président de République ne préside plus le Conseil supérieur de la magistrature.
Madické Niang qui se réclame du libéralisme aura réussi par sa bonhomie à « décrisper » voire « animer » une campagne que les rieurs de tous les bords ont trouvé triste et atone. Son programme à l’intitulé « Jamm ak Xewel » (« Paix et grâce »), véritable appel du pied à l’électorat mouride est un inventaire à la Prévert des lieux communs de la politique. Il est surprenant que Madické Niang qui a réussi à passer l’écueil du parrainage n’ait pas eu un programme à la hauteur de son ambition.
5. De la précampagne et du processus électoral
Le jeu de massacre de la loi sur le parrainage
Le processus de l’élection présidentielle 2019 a été caractérisé par le comportement cavalier du pouvoir, l’absence de consensus et même de volonté de dialogue, sur les règles essentielles du jeu démocratique. De la reconstitution du fichier des électeurs aux modalités du vote, en passant par le système de parrainage des candidats, le transfert d’électeurs, la modification de la carte électorale, rien n’a été fait dans la concertation et le dialogue.
En avril 2018, soit dix mois avant l’élection présidentielle, au prétexte de « rationaliser » les candidatures aux élections, le gouvernement sénégalais a fait voter une loi dite de « parrainage citoyen ». Cette loi impose aux candidats à l’élection présidentielle un parrainage de 0,8 % à 1% du corps électoral.
L’application de cette loi au cours de la présidentielle 2019 a donné lieu à quelque chose d’inédit depuis l’adoption du code électorale de 1992 : moins de huit candidats à une élection. Sur les vingt sept candidats à la candidature, seuls sept ont passé le filtre du parrainage. Parmi les recalés, de grands commis de l’État, des anciens premiers ministres, des anciens présidents d’institution. Pour établir la liste des candidats le Conseil constitutionnel n’a pas vérifié l’authenticité des parrainages des candidats, mais a effectué un croisement des fichiers de listes de parrains des candidats avec le fichier électoral. En réalité, le Conseil constitutionnel a délégué aux services du ministre de l’intérieur le processus de validation en procédant à un exercice de croisement de fichiers informatiques.
L’élimination de Khalifa Sall et Karim Wade
L’ancien maire de Dakar Khalifa Ababacar Sall et Karim Wade le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade et ancien ministre n’ont pas participé au scrutin pour des raisons judiciaires et ceci en dépit du fait qu’ils avaient réuni le nombre requis et validé de parrains. Pour l’ex-maire de Dakar, le Conseil constitutionnel, s’appuyant sur les articles 27 et 31 du Code électoral, estime que sa condamnation en appel à cinq ans de prison ferme pour escroquerie et détournements de deniers publics, le prive de ses droits civiques, et cela même si la procédure en cassation n’est pas encore bouclée. Quant à Karim Wade, le Conseil constitutionnel invoque l’article 115 du Code électoral qui exige des candidats à la magistrature suprême qu’ils fournissent dans leur dossier leur carte d’électeur. Or son inscription a été rejetée en juillet 2018, par le ministère de l’Intérieur du fait de sa condamnation à une peine supérieure à cinq ans de prison. Il est important de dire qu’aucune cour de justice n’a privé Khalifa Ababacar Sall et Karim Wade de leurs droits civiques et que leur disqualification a été une décision du Conseil constitutionnel.
Conclusion
L’élection présidentielle sénégalaise et ses suites se sont déroulées dans un climat pacifique qui masque le champ de ruines politiques qu’elle a créé. Le rejet des résultats par l’opposition et aussi le refus de déposer des recours devant le Conseil constitutionnel doivent interpeller le pouvoir plutôt que d’être perçus comme l’expression de la frustration de mauvais perdants. L’opposition a suffisamment montré son légalisme et son respect des institutions pour que cette nouvelle attitude ne soit pas perçue pour ce qu’elle est : une forte demande de réformes. Le chantier de la justice doit être prioritaire tant la défiance est importante. Cela passe par des réformes visant à une véritable séparation. Des propositions ont été avancés dans ce sens par les Assises nationales mais aussi par les syndicats de la corporation comme l’Union des magistrats du Sénégal (UMS). Parmi celles-ci, on peut citer la fin de la mainmise de l’Exécutif sur les plans de carrières des magistrats par la mise en place d’une gestion autonome et indépendante, la transparence dans l’attribution des postes et la mise en concurrence des candidats. La suppression de la possibilité pour le ministre de la justice de donner des instructions aux magistrats du parquet sur des cas particuliers. La justice doit inspirer le respect. Pour cela il faut lui permettre d’avoir sa libre administration. Il faut qu’un terme soit mis aux incertitudes judiciaires. Le texte de la constitution doit être disponible et les lois votées après de véritables débats à l’Assemblée nationale. Que la loi, de son élaboration à son adoption fasse l’objet d’une publicité permettant aux citoyens de s’en faire une bonne idée.
La prochaine élection présidentielle est prévue pour 2024. Macky Sall qui entame son second mandat sera-t-il candidat à cette élection ? Si la constitution de 2016 en limite le nombre à deux successifs, la jurisprudence du Conseil constitutionnel laisse penser que Macky Sall ne se trouve pas dans ce cas. En 2012 le Conseil constitutionnel sénégalais avait reconnu à Abdoulaye Wade le droit d’être candidat car son premier mandat ne pouvait être comptabilisé puisque la réforme constitutionnelle a été faite après son élection. Il serait quand même surprenant d’un point de vu politique que le président s’aventure dans une telle direction. En effet, après avoir été l’un des plus véhéments opposants au troisième mandat d’Abdoulaye Wade en 2012 et promis de réduire son septennat en quinquennat sans le faire, il apparaîtrait définitivement comme quelqu’un de peu fiable, incapable de tenir ses promesses.
La croissance économique et les grands travaux pour impressionnants qu’ils soient, ne satisfont pas pleinement les Sénégalais qui attendent plus du prochain mandat de Macky Sall. Il doit viser le bien être des populations par la création d’emplois pour les jeunes, lutter contre la pauvreté et instaurer une plus grande équité territoriale.
L’une des principales leçons du scrutin du 24 février est la soif de changement de paradigmes de développement partagée par de larges composantes de la société sénégalaise. La gauche sénégalaise doit en prendre de la graine. Elle doit sortir de ces impasses que constituent les « larges rassemblements », s’armer de courage et proposer aux Sénégalais de véritables alternatives aux politiques néolibérales en cours. Il n’y a que comme cela qu’elle pourra redorer son blason et restaurer sa réputation qui est largement entamée.
Pour aller plus loin :
Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), Atlas démographique du Sénégal, Rapport définitif 2016, Rapport définitif – RGPHAE 2013 2014
Conseil constitutionnel, Résultats définitifs de l’élection présidentielle du 24 février 2019.
Conseil constitutionnel, Décision n°2-E-2019 affaire n°12-E-19 séance du 13 janvier 2019
Loi N° 2018-22 du 4 juillet 2018 portant révision du Code électoral portant révision du Code électoral, Gouvernement de la République du Sénégal
« La ménopause du modèle médiatique sénégalais« , Serigne Saliou Gueye, Dakar Matin, 27 mars 2019.
« Qui sont les cinq candidats à l’élection présidentielle sénégalaise ?« , Le Monde, 4 février 2019.
« Cinq candidats retenus pour la présidentielle au Sénégal« , BBC Afrique, 14 janvier 2019.
Sénégal : l’opposition « rejette fermement » les résultats de l’élection présidentielle, Radio France Internationale (RFI), 28 février 2019.
« Présidentielle au Sénégal, les faux semblants d’une « démocratie modèle », Etienne Smith, The conversation, 4 mars 2019.
Laboratoires Les Afriques et le Monde (LAM), Cartes des résultats électoraux : « SÉNÉGAL présidentielle 2019 »
« La gauche au Sénégal : repères pour une histoire politique singulière entre radicalisation et institutionnalisation« , Pascal Bianchini, note de la fondation Rosa Luxemburg, février 2018.
Rapports des commissions des Assises nationales au Sénégal
Banque africaine de développement, « Perspectives économiques en Afrique 2019 »
Mansoor, Mr Ali M., Salifou Issoufou, and Mr Daouda Sembene, « Race to the Next Income Frontier: How Senegal and Other Low-Income Countries Can Reach the Finish Line« , International Monetary Fund, 2018.
Dumont, Gérard-François, Seydou Kanté, La géopolitique du Sénégal. De Senghor à l’élection de Macky Sall, L’Harmattan, 2019.
Kohnert, Dirk, and Laurence Marfaing. « Senegal: Presidential elections 2019-The shining example of democratic transition immersed in muddy power-politics. » (2019): 1-17.