Les 15 et 16 mars 2018, s’est tenu à l’Espace Niemeyer à Paris le colloque « Marx 1818-2018 » organisé par La Pensée et le Groupe d’étude du matérialisme rationnel sous l’égide de la Fondation Gabriel Péri. Cette rencontre s’est située dans le cadre des diverses manifestations marquant le bicentenaire de la naissance de Karl Marx. Le parti avait été pris de l’organiser autour de deux axes : d’une part, la pensée de Marx lui-même, avec la volonté d’apporter une contribution à la meilleure connaissance de celle-ci ; d’autre part et à travers quelques exemples éclairants, la diversité des appropriations et utilisations des apports de Marx, jusqu’à la période la plus contemporaine.
Comme pour les colloques antérieurs organisés depuis plusieurs années en commun par La Pensée et le Groupe d’étude du matérialisme rationnel, ce ne sont pas à proprement parler des actes que nous publions. En effet, au colloque lui-même les interventions étaient suffisamment brèves pour permettre la discussion, mais les auteurs savaient pouvoir disposer ensuite dans notre revue – dans ce présent numéro donc – de l’espace nécessaire pour asseoir leur argumentation. Il existe une incontestable forme de continuité entre ces précédents colloques (sur Rousseau, Diderot, Kant, Hegel, Althusser, sur les « Miroirs philosophiques de 1917 » en 2017). Avec cependant une originalité notable : ces derniers étaient exclusivement ou à très forte dominante philosophique. Il en allé autrement pour le colloque de cette année, même si la philosophie y occupe une place importante. Ceci tient à ce que fut Marx lui-même. La philosophie est de bout en bout mobilisée par lui et présente dans son oeuvre, avec de très substantiels apports de sa part. Mais elle n’est pas la source dont tout le reste découlerait et pourrait se déduire. L’oeuvre de Marx ne se prête pas non plus à un découpage juxtaposant un Marx philosophe, un Marx économiste et un Marx révolutionnaire. Plus opérante nous a paru, comme à d’autres, une démarche s’attachant à voir comment s’est constitué l’ensemble des idées et engagements devenus précocement irrévocables pour Marx et comment ce dernier a évolué, modifié et approfondi ses analyses et conceptions au long de son existence. Procéder ainsi nous paru propre aussi à mieux mettre en perspective les interprétations et réutilisations, inégalement pertinentes en vérité, dont la pensée de Marx ou des aspects de celle-ci ont fait, au cours de l’histoire, et font, jusqu’à aujourd’hui, l’objet.
Le temps viendra bientôt de porter un regard d’ensemble sur ce qu’aura été le bicentenaire de la naissance de Karl Marx, ses tendances, ses forces et, sans doute aussi ses faiblesses et lacunes. Ce numéro de La Pensée a, bien entendu, vocation à ne pas échapper à un tel examen qui sera nécessaire pour poursuivre la réflexion.
La Pensée
Sommaire
Hommage à Patrick Ribau
- Patrick Ribau 1944-2018
- Femmes d’Irak, par Patrick Ribau.
- L’Iran de 1800 à nos jours, par Patrick Ribau.
Marx 1818-2018
- La GEME : projet théorique et enjeux de traduction, par Victor Béguin. A plusieurs égards, la situation actuelle sur
le front des traductions françaises de Marx et Engels est originale ; cet article en brosse un rapide portrait à partir de l’exemple du projet d’une Grande édition Marx-Engels (GEME), lancé en 2008 et qui tient compte des différents enjeux relatifs à la traduction en français des textes de Marx et Engels. Sont notamment impliqués par ce projet une interrogation sur le statut exact de l’entreprise marxienne, une réflexion sur ce qu’est l’acte même de traduire des textes théoriques et une attention extrême à l’établissement des textes originaux, qui a fait de considérables progrès grâce au travail de la Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA). Un enjeu central propre à la nature même de ces textes
est enfin que leur publication ne peut servir un objectif purement académique, mais permet toujours en même temps d’alimenter le débat d’idées et la pensée critique. - Souveraineté de l’état ou souveraineté du peuple ?, par Pierre Dardot. Contre Hegel qui affirme que la souveraineté s’incarne dans le monarque, Marx répond que le peuple est souverain. Mais cette rectification n’est pas fondée sur une analyse politique, elle se développe à partir d’une critique interne de la logique de Hegel : celui-ci pose la souveraineté comme un sujet autonome à la recherche d’un substrat alors qu’elle est en vérité la qualité relative à un sujet ; et « un » sujet ne signifie pas que ce sujet doit être unique, il peut être multiple, et c’est le peuple qui est souverain. La dialectique de Hegel est le masque d’un choix politique préalable, comme le montre aussi l’affirmation selon laquelle une Constitution ne peut pas être totalement changée par une décision extérieure, affirmation qui ignore la réalité des révolutions. En fait Hegel propose une idée de la politique calquée sur la religion, et sépare l’état de la société civile ; Marx propose au contraire de les unifier : c’est en tant que cordonnier que le cordonnier sera député.
- Les femmes : une classe à part pour Marx ?, par Saliha Boussedra. La fameuse analogie d’Engels selon laquelle la femme est à son mari ce que le prolétaire est au bourgeois a longtemps laissé entendre que les femmes pouvaient être envisagées comme une classe sociale. Pourtant dans le Livre I du Capital nous ne trouvons aucune trace de l’idée selon laquelle les femmes seraient une classe à part. Faut-il en déduire que, pour Marx, les rapports sociaux de sexe seraient « secondaires » par rapport au prolétariat ? En réalité les rapports sociaux de sexe ne sont ni secondaires ni ne priment sur d’autres rapports : si les femmes ne relèvent pas d’une classe sociale, elles sont en revanche une catégorie de salariés. Toute la difficulté dont elles sont l’objet vient de ce qu’elles se trouvent au coeur de la contradiction entre propriété privée familiale et propriété privée capitaliste.
- Le fétichisme chez Marx : une mise en scène du capitalisme, par Norbert Lenoir. Le fétichisme est un concept critique central chez Marx car il met au centre cette idée : le capitalisme ne peut se reproduire que par la création d’une mise en scène. Cette mise en scène n’est pas simplement un certain mode d’apparition d’objets. Mais, c’est dans ce mode d’apparition des objets marchands que se constitue une subjectivité proprement capitaliste. La reproduction du capitalisme dépend de sa potentialité à produire des sujets comme effets du monde social de l’objectivité marchande.
- Le naturalisme critique de Marx et l’écologie, par Timothée Haug. Peut-on se positionner avec Marx dans le
champ contemporain des théories de l’écologie politique ? Contre les critiques habituelles adressés au marxisme pour avoir délaissé cette question, il s’agit ici de renverser le stigmate en pointant les limites des deux grands courants qui se sont succédé dans ce domaine : l’écologie essentialiste et l’écologie anthropologique de Bruno Latour. Contre la présupposition d’une nature substantielle de la première et la dissolution de l’opposition de la nature et de la société opérée par la seconde, une lecture renouvelée du « naturalisme critique » de Marx permet d’envisager la question écologique d’un point de vue proprement social. - Marx dans le combat politique (1864-1883), par Jean Quétier. À travers l’analyse de deux exemples, celui du débat sur l’abolition du droit d’héritage au sein du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs en 1869, et
celui des directives adressées aux dirigeants de la social-démocratie allemande au sujet du ralliement d’individus issus de la classe dominante au mouvement prolétarien en 1879, cet article vise à rendre compte d’un type d’écriture propre à ce combat politique dans lequel Marx n’aura de cesse d’intervenir jusqu’à sa mort. Dans un cas comme dans l’autre, les interlocuteurs de Marx, qu’ils soient ou non des adversaires politiques, ne sont pas étrangers à un processus d’élaboration théorique que je désigne sous le nom de « travail de parti ». - Marx politique : 1848 au prisme du « matérialisme historique », par Hugues Poltier. Il s’agit ici d’interroger la manière dont les éléments du « matérialisme historique » développés par Marx et Engels dans les écrits des années
1845-1848 viennent se projeter dans l’analyse par Marx de la séquence historique ouverte en France par la Révolution de février 1848. Après un rappel d’aspects centraux du matérialisme sous l’angle de son épistémologie, un examen,
fragmentaire, de Les Luttes de classes en France (Londres, 1850), examine le mode de cette projection et comment, aussi, Marx y est amené à accorder une place centrale à ce qu’on pourrait appeler la « scène politique ». La conclusion en tire des enseignements sur la conception marxienne de la politique. - Note sur la pratique théorique de Marx (à partir du Livre IV), par Claude Morilhat. Le Livre IV du Capital devait être consacré à l’histoire de l’économie politique. Malheureusement, les manuscrits édités sous le titre Théories sur la plus-value ne peuvent être considérés véritablement comme une histoire de l’économie politique, en revanche ils nous permettent d’entrevoir Marx dans son laboratoire théorique. L’analyse des doctrines économiques, de leurs limites, constitue essentiellement pour lui le moyen de préciser et de mettre à l’épreuve les concepts et les thèses acquis précédemment, dans les Grundrisse et la Contribution. À travers cette confrontation avec ses prédécesseurs il vérifie
la consistance, la portée théorique de son analyse du capitalisme. - Le concept d’élément dans la philosophie marxiste, par Luc Vincenti. Cette intervention prétend qu’un concept
essentiel du marxisme a été peu étudié, celui d’élément. Le marxisme est une science de l’histoire parce que les sociétés humaines, constituées de tensions, sont nécessairement en devenir. L’étude de leur composition et
décomposition met au jour leurs éléments constitutifs. Qu’il s’agisse de la société féodale, du capitalisme ou de son dépassement, du procès de travail ou du mode de production, le concept d’élément parcourt l’oeuvre. En tant que principe des évolutions possibles il relie l’analyse théorique et les perspectives transformatrices. - La première réception de Marx dans le monde soviétique, par Guillaume Fondu. Cet article se propose de pointer le caractère problématique de la réception soviétique de Marx en repartant de sa première réception russe. Trois phénomènes historiques et sociaux ont en effet rendu nécessaire pour les Russes, puis les Soviétiques, non pas une simple lecture des travaux de Marx mais une élaboration originale à partir d’eux : la spécificité de la société russe du xixe siècle, la révolution d’Octobre et la transition au socialisme.
- Paul Boccara et la mise en mouvement du Capital, par Catherine Mills. Les travaux de Paul Boccara consistent
d’abord en une relecture des trois Livres du Capital de Marx, afin d’aboutir à une histoire de la pensée économique sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital. C’est aussi une analyse originale des théories sur les crises systémiques nourrie de la théorie des cycles longs, à partir notamment de Kondratieff. Ce sont les analyses
fines des transformations du système capitaliste. Cela conduit Paul à sa Théorie du capitalisme monopoliste d’état puis de sa crise systémique en cours, repérée dès novembre 1967. Ce sont encore ses travaux sur la régulation dès 1971 et ses recherches pour une nouvelle régulation systémique en économie et en anthroponomie, nouveau concept qu’il a forgé. Enfin ce sont ses analyses sur la civilisation et pour une nouvelle civilisation. - Du marxisme-léninisme à Marx au Parti communiste français, par Claude Gindin. Des années soixante aux années quatre-vingt-dix du vingtième siècle, le Parti communiste français passe de l’affirmation selon laquelle il fonde sa politique sur le marxisme-léninisme à l’expression d’un jugement sur Marx : l’importance capitale des apports de
celui-ci. Quelles sont les causes, les étapes, la signification, la portée de ce changement ?
La revue des revues
- Sujets divers, par Patrick Coulon
ISBN : 978-2-37526-027-2, n°394 Avril-juin 2018