Recherches internationales, été 2024
Nous vous signalons la parution du dernier numéro de la revue dont le dossier central, coordonné par Alexis Coskun et Michel Rogalski est consacré au Moyen-Orient.
Présentation du numéro
Un brouillard de mythes fondateurs contradictoires, de souffrances accumulées et de mémoires invisibilisées entoure depuis des décennies la « question de Palestine ». Depuis les massacres du 7 octobre et la pluie incessante de bombes israéliennes qui ensanglante Gaza, la propagande de guerre s’y est ajoutée, renforcée et relayée massivement par le crépitement incendiaire et incessant des réseaux sociaux. Le halo théologico-politique qui s’est tissé et épaissi au cours des dernières années brouille deux réalités fondamentales.
Le conflit israélo-palestinien est d’abord affaire de colonisation, de territoire, de frontière et de respect du droit international auquel s’ajoute une interprétation religieuse avancée à des fins justificatives qui empoisonne et exacerbe le débat. Ensuite, par-delà les exégètes, souvent vulgarisateurs, d’un prétendu « conflit des civilisations », il est vain de vouloir isoler la lecture du conflit des rapports de forces entretenus par les grandes puissances, notamment dans le cadre de leurs stratégies moyen-orientales, d’abord et essentiellement mues par la recherche de leurs intérêts géopolitiques.
Dès lors, il ne s’agit pas simplement de s’engager dans un effort purement rationnel ni de procéder d’une volonté de distinction ou d’élégance académique. Bien au contraire. Arracher le conflit israélo-palestinien et ses acteurs à son étouffante mystique politico-religieuse constitue, en définitive, l’une des conditions essentielles pour l’ouverture d’un étroit chemin de paix dans la région. Car en dernier ressort, il faudra bien faire coexister deux peuples travaillés par des extrémismes religieux qui les poussent à s’opposer.
Sans jamais diminuer l’importance des engagements diplomatiques, pacifistes, internationalistes, la défense et la reconstruction d’une lecture géopolitique, historique, sociale et donc « profane », de toutes les dimensions d’un conflit toujours vivace recèle une importance décisive. Cet effort doit permettre de contrer l’hégémonisme d’une vision néoconservatrice, faisant du Proche-Orient le théâtre d’une opposition millénariste entre une prétendue civilisation judéo-chrétienne démocratique et un barbarisme arabo-musulman par essence obscurantiste. Cet engagement intellectuel ne saurait alors être neutre. Il doit contribuer à esquisser une solution de paix et de justice en Palestine, fondée d’abord sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le rejet des justifications religieuses et le refus du « risque de destruction physique ou partielle » subi par les « groupes de Palestiniens de Gaza », tel que reconnu par la Cour Internationale de Justice.
Alors que se poursuivent, au rythme d’une cadence macabre et effrénée, les morts et les destructions, dégager le conflit des lectures erronées, « chercher la vérité et la dire » comme nous y appelait en son temps Jean Jaurès, n’a jamais été aussi important.
Le numéro 129 de Recherches Internationales entend prendre toute sa part dans cette démarche. Ainsi, le dossier qui vous est proposé repose sur deux piliers essentiels : comprendre les racines et les évolutions du conflit israélo-palestinien d’une part, saisir son inscription dans les grandes contradictions du monde contemporain et régional d’autre part.
Une évidence semble devoir être rappelée au regard des débats ayant entouré la nouvelle éruption de violences au Moyen-Orient. L’injustice, le sang versé, le terrorisme, ne datent pas du 7 octobre 2023. Ils ont jalonné la région depuis la fin du 19e siècle, et sensiblement à partir de la « Nakba » de 1948. C’est ce que vient rappeler la Chronologie commentée préparée par Bernard Ravenel et Nordine Idir, qui s’étend des premières heures du sionisme politique aux développements les plus récents. Cette succession d’évènements induit, comme l’analyse dans une perspective originale Myriam Benraad, la fossilisation d’un cycle de vengeances, encore réactivé ces derniers mois.
Dans un article fondamental, Ilan Pappé rappelle combien le courant des nouveaux historiens israéliens a adopté une vision critique sur l’histoire de la fondation d’Israël, et les différentes évolutions du sionisme. Un regard acéré qui ne l’empêche pas de souligner, avec un pessimisme certain, toute la responsabilité de Benjamin Netanyahu et de son gouvernement dans la période récente. En miroir de cette domination des forces les plus conservatrices et extrémistes en Israël, la contribution de Thomas Vescovi nous permet de comprendre comment la gauche israélienne s’est fragilisée jusqu’à presque disparaître, alors même que le courant travailliste avait dominé la scène politique du pays jusqu’au milieu des années 1970.
Au-delà de son intensité, ce nouvel épisode du conflit israélo-palestinien agit comme un révélateur non seulement des grandes contradictions et tensions du monde contemporain, mais également du craquellement d’un ordre international façonné par la toute-puissance états-unienne et occidentale de l’après-guerre froide.
Trois exemples en constituent l’éclatante illustration. Tout d’abord, la Chine et la Russie en tête, qui ont reçu dans leurs capitales toutes les factions palestiniennes, l’ensemble des puissances émergentes, soutenues par la majeure partie de l’opinion mondiale, se sont positionnées fermement et en opposition aux occidentaux, en soutien des Palestiniens au cours des derniers mois. Cette mobilisation, amplifiée par une mobilisation mondiale populaire et de la jeunesse, a certes quelque peu bousculé le cours des choses diplomatique. Elle n’a, cependant, toujours pas empêché les États-Unis de conserver seuls la dernière capacité d’influence sur Israël. Ensuite le droit international, régulièrement accusé de constituer un outil entièrement tourné vers les pays dits du Sud, a, pour la première fois, connu une réelle mobilisation à l’encontre d’Israël et d’une puissance dite occidentale, au travers non seulement de la Cour Internationale de Justice mais également des réquisitions du procureur de la Cour Pénale Internationale à l’encontre de plusieurs ministres israéliens et de responsables du Hamas. Une évolution importante, mais là encore inachevée, tant le manque d’effectivité du droit international demeure patent.
Enfin, si le 7 octobre a mis, temporairement, fin au processus dit des « accords d’Abraham » de normalisation entre plusieurs pays Arabes et Israël, l’unité arabe demeure toujours plus proclamée que réelle, soulignant encore l’incapacité d’une grille de lecture ethnoreligieuse à saisir les déterminants des conflits.
Le grand reporter Pierre Barbancey nous livre à cet égard un entretien décortiquant avec précision le positionnement des différents régimes arabes, leur opportunisme face à la pression exercée par leur opinion publique et la conséquence, pour leur orientation, de leur inscription dans les grands schémas de déploiement des infrastructures énergétiques et dans la mondialisation.
Enfin, la nécessaire analyse de la géopolitique du conflit aurait été incomplète si une attention particulière n’avait été dévolue à l’action de deux acteurs clés : l’Iran et les États-Unis. Brahim Oumansour souligne toute l’emprise que Washington continue d’exercer en Méditerranée et combat l’idée selon laquelle le pivot vers l’Asie initié par l’administration Obama devait se comprendre comme un abandon de la région. Parallèlement, la lecture de la contribution de Théo Nencini permet de saisir les contradictions et hésitations du régime iranien, plus motivé par sa survie que par la réelle solidarité envers les Palestiniens, mais également de battre en brèche l’idée d’un prétendu axe turco-russo-arabo-iranien, agité par les courants néo-conservateurs et dont l’existence alléguée ne résiste pas à l’analyse.
Le dossier du numéro 129 de Recherches Internationales trace ainsi deux sillons : l’un historique, et l’autre géopolitique, pour nourrir la réflexion de ses lecteurs et s’engager dans le débat. Deux sillons qui abondent en définitive notre rubrique « controverse », donnant la parole à trois des spécialistes les plus engagés sur le sujet : Agnès Levallois, Stéphanie Latte Abdallah et Jacques Fath, ambitionnant chacun de « penser l’Après » qui risque hélas de poursuivre « l’avant ».
« Moyen-Orient: le chaos jusqu’où? », numéro 129, Recherches Internationales, été 2024.