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Séminaire de septembre à décembre 2005 et d’avril 2008 à décembre 2009, sous les responsabilités de Denis Cohen.

Le séminaire s’articule autour de différents ateliers de recherche, suscitant la rencontre et le débat entre citoyens, scientifiques et politiques.

Denis Cohen est ancien secrétaire de la fédération CGT de l’énergie.

Présentation

Sans énergie, les droits les plus élémentaires que sont l’éducation, la santé, le travail, ne peuvent pas être assurés. C’est la condition du droit au développement et à la vie digne des peuples.

Or, force est de constater que nous atteignons une limite dans l’équilibre entre l’Homme et son environnement. Les impacts écologiques et climatiques de notre consommation énergétique deviennent irréversibles et des ressources naturelles comme le pétrole ou le gaz s’épuisent.

Pour à la fois survivre et répondre à ses besoins, l’humanité doit trouver « autre chose ».

La recherche scientifique doit dans ce cadre occuper une place prépondérante : pour diminuer les pertes énormes dues au transport et au stockage de l’énergie, pour développer de nouveaux vecteurs de transmission, pour une énergie nucléaire prenant en compte le cycle des combustibles et la gestion des déchets, pour développer les énergies éoliennes et photovoltaïques.

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Si l’énergie est un droit, il semble naturel qu’elle soit gérée en service public. En s’appuyant sur l’idée grandissante en Europe d’une politique énergétique commune, une réflexion pourrait s’engager autour de axes :

  • indépendance énergétique
  • respect des engagements de Kyoto
  • droit à l’énergie
  • droit des salariés

Mais si les résultats des déréglementations aux Etats-Unis ou en Angleterre comme dans les pays du Sud renforcent ce sentiment, on ne peut faire l’économie d’une réelle réévaluation des services publics, leur rénovation leur démocratisation et leur humanisation. Pour faire face à l’urgence des évolutions climatique, il est maintenant prouvé qu’il faut combattre les gaz à effet de serre. Les énergies renouvelables n’étant pas dans l’immédiat au niveau des exigences de consommation, le nucléaire est incontournable. Cela soulève au moins deux questions urgentes :

  • La sécurité. Cela passe par la transparence de l’information et l’écoute des citoyens, un haut niveau de qualification des salariés et le refus de la précarité de l’emploi.
  • Le retraitement de déchets. En particulier avec le programme EPR et les réacteurs de 4ème génération.

Mais les changements structurels de nos modes de production prendront du temps. La disparition de ressources énergétiques au niveau planétaire pose de façon accrue des questions de coopération :

  • pour des prix politiques des hydrocarbures, stables et acceptables par tous
  • pour des transferts de compétences qui permettent une certaine stabilité des pays producteurs

Les questions d’aménagement des territoires revêtent elles aussi une grande importance dans ce débat : réduire les longueur de transport entre lieu de vie, de loisir et de travail, développer les transports collectifs, utiliser mieux le ferroutage et les voies navigables pour le fret, amplifier les programmes d’économie d’énergie notamment en termes d’isolation thermiques des habitations. Enfin, il convient de se souvenir que deux milliards d’êtres humains n’ont accès qu’au bois de chauffe pour toute énergie, et qu’il faut absolument dépasser le cadre des rapports établis par l’inégalité des richesses sous peine de condamner le tiers de la planète à la décroissance. Notre séminaire se propose d’appréhender ces problématiques, de poser clairement les termes du débat nécessaire, d’en éclairer les enjeux.

Séance inaugurale

Séance du 20 septembre 2005 avec P. Gadonneix, F. Imbrecht, P.-R. Bauquis et R.Hue.

La première idée qui se dégage de la séance inaugurale du séminaire sur le thème de l’énergie est bien que cette question est devenue majeure pour l’humanité.

C’est parce que cette question est devenue un enjeu de civilisation qu’il est impératif d’initier un débat collectif où chacun, chef d’entreprise et syndicaliste, expert et militant associatif, responsable politique et plus généralement citoyenne et citoyen, dispose d’une information complète et sincère. Il en est fini du temps où un homme, ou un groupe d’hommes – aussi brillants soient-ils – disposaient d’un avis éclairé qui s’imposerait à tous.

L’ambition de la Fondation est bien de restituer l’ensemble des informations des choix possibles et de leurs conséquences afin de permettre à chacune et à chacun d’être acteur, auteur et décideur.

Ce parti pris est en rupture avec la façon de traiter habituellement les questions de l’énergie qui enferment plutôt la pensée dans un couple catastrophisme/culpabilisation, réducteur pour l’intervention humaine. Culpabilisation des salariés qui n’ont d’autre possibilité que d’utiliser leur voiture pour aller travailler, culpabilisation renforcée par la conscience grandissante qu’aujourd’hui l’activité humaine peut conduire à une dégradation climatique remettant en cause la survie d’espèces, y compris l’espèce humaine.

Un débat s’instaure sur le statut de la question énergétique.

Les réponses ne laissent aucune hésitation : parce qu’il s’agit de questions de civilisation, elles appellent des réponses politiques.

Des intervenants parlent de vide laissé par la politique alors que l’énergie est une question au cœur des enjeux de classe. La raréfaction des ressources naturelles, comme le pétrole et le gaz, conduit à des tensions géopolitiques, des conflits régionaux, des tentatives de déstabilisation politique comme au Venezuela.

Les inégalités en matière d’accès à l’énergie sont probablement les signes les plus criants de la fracture nord-sud. Aujourd’hui, 1,6 milliard d’êtres humains n’ont accès à l’énergie qu’au travers du bois de chauffe. Sans énergie, l’éducation, la santé sont impensables. Véritable droit à l’émancipation humaine, l’énergie doit être abondante et accessible. Nous avons consommé lors des quarante dernières années, l’équivalent de la consommation de toutes les générations depuis l’apparition de l’Homme sur la planète.

Lorsqu’une question est à ce point au cœur des inégalités, des flux migratoires, des guerres du développement, le vide laissé par la politique ne peut qu’interpeller une fondation politique et surtout celle du Parti communiste.

La force de la mise en commun de personnalités en responsabilité politique, syndicale, d’entreprises et d’expert est bien qu’à aucun moment le débat ne sorte du réel.

L’actualité sur le prix du pétrole a mis en relief le besoin d’articuler l’urgence et la visée. Urgence pour répondre aux problèmes des salariés soumis au prix de l’essence et du fioul domestique et visée quant à la nécessité de solutions alternatives au pétrole, notamment dans le logement et les transports. Si les quatre hommes partagent les enjeux de civilisation que pose l’énergie, ce qui laisse à penser que l’énergie pourrait être, comme elle l’a été à la Libération , un élément du contrat social, les arrêtes vives du débat apparaissent rapidement. La première contradiction réside dans la recherche de rentabilité à court terme face à des choix de civilisation qui nous engagent pour des décennies. La question du rapport au temps devient une question politique.

Sans doute, le débat sur le climat en est une des illustrations les plus fortes. Les mesures prises pour réduire l’ampleur des changements climatiques ne porteront leurs fruits qu’après plusieurs décennies au cours desquelles la température continuera de croître au même rythme que précédemment, sans espoir de retour.

Autrement dit, si nous attendons de constater les conséquences néfastes du changement climatique pour agir, nous condamnons les générations futures à connaître un climat bien plus dégradé que celui qui nous a décidé à réduire nos émissions de gaz à effet de serre.

Arrête vive encore à travers le débat sur la maîtrise publique au moment où le gouvernement s’apprête à ouvrir le capital d’EDF. Comment répondre au besoin de financement pour investir dans la réponse aux besoins, sans remettre en cause les logiques publiques. C’est la question que pose la revendication d’un EDF 100 % public.

Autre arrête vive de ce débat sur les questions de coopérations : comment ne pas voir le caractère pertinent du territoire européen pour la recherche, les normes environnementales, tant il est vrai que ni les pluies acides ni les marées noires, ni le nuage de Tchernobyl ne s’arrêtent aux frontières, le niveau des investissements. Comment ne pas s’interroger sur le paradoxe que représente la décision d’Iter, ce qu’elle représente de coopération et la logique de la concurrence non faussée qui perdure et s’oppose à une politique énergétique de l’Union européenne.

Face à la raréfaction des hydrocarbures et le défi climatique, la question est bien de prendre des décisions politiques favorisant les productions qui n’émettent pas de CO2 . Là encore, sincérité du débat, les énergies à promouvoir sont bien en l’état de nos connaissances les énergies nucléaires et renouvelables.

Dans la situation actuelle, le nucléaire est une réponse aux besoins croissants des peuples.

Les efforts de recherche actuelle sont orientés vers le nucléaire durable de nouvelle génération susceptible de minimiser les effets sur le climat, d’accroître l’efficacité énergétique et réduire le volume et la toxicité des déchets.

On l’aura compris, le séminaire engagé par la Fondation a un parti pris pour nous sortir d’un débat souvent dominé par une sorte d’intégrisme jouant des peurs et des culpabilisations pour aller vers une restitution démocratique aux citoyennes et citoyens de tous les enjeux et de toutes les solutions possibles.

Trois mots viennent à l’esprit pour qualifier cette séance inaugurale : esprit de responsabilité, démocratie et créativité.

Pour lire les interventions:

La fin du pétrole : marasme économique ou transition maîtrisée ?

Séance du 18 octobre 2005 avec Claude Aufort.

C’est en faveur d’un « véritable changement de civilisation » qu’a plaidé Claude Aufort à l’occasion du premier atelier du séminaire sur les enjeux énergétiques organisé par la fondation Gabriel Péri. L’ingénieur des Arts et Métiers, ancien administrateur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) qui a collaboré à l’élaboration de Superphénix, s’est employé à soulever toutes les conséquences et les implications liées à la fin du pétrole, avant de définir les nouveaux systèmes énergétiques possibles et les moyens de parvenir à leur mise en œuvre.

C’est en faveur d’un « véritable changement de civilisation » qu’a plaidé Claude Aufort à l’occasion du premier atelier du séminaire sur les enjeux énergétiques organisé par la fondation Gabriel Péri. L’ingénieur des Arts et Métiers, ancien administrateur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui a collaboré à l’élaboration de Superphénix, s’est employé à soulever toutes les conséquences et les implications liées à la fin du pétrole, avant de définir les nouveaux systèmes énergétiques possibles et les moyens de parvenir à leur mise en œuvre.

« Le pic pétrolier mondial pourrait intervenir aux environs de 2008. A compter de cette date, la production pétrolière entrera en déplétion. Autrement dit, elle entamera une baisse inexorable du fait de l’épuisement de la ressource », explique le scientifique qui se fie aux travaux de l’Association for study of peak oïl and gas (APSO), un groupe international d’experts indépendants. « Ce groupe, fondé par l’irlandais Colin Campbell, est le seul à avoir justement prévu le pic pétrolier nord-américain au début des années 1970 », avance Claude Aufort pour justifier de sa préférence pour cette hypothèse plutôt que celle des groupes pétroliers, qui estiment que le pic de production devrait intervenir « aux environs de 2020 ». La prévision de l’APSO intègre le recours à des gisements pétroliers encore non exploités, comme les réserves en grandes profondeurs ou les schistes bitumeux. L’ingénieur des Arts et métiers invite à ne pas « s’illusionner » sur le potentiel de ces deux sources. « Il y a deux freins à leur exploitation. Le premier, la rentabilité, sera levé avec la hausse inexorable du prix du baril. Le second est physique : l’exploitation de ces pétroles n’est concevable que dans la limite où « le volume d’énergie nécessaire à leur extraction ne dépasse pas le potentiel de l’énergie extraite ».

L’imminence de la déplétion et le surenchérissement du prix de l’or noir qui va l’accompagner incite à développer de nouveaux systèmes énergétiques dégagés de toute dépendance vis à vis du pétrole. Une exigence renforcée par la nécessité de contenir le réchauffement climatique et donc de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour Claude Aufort, il s’agit que « la courbe de la demande en pétrole accompagne à l’avenir celle de l’offre ». Or, l’explosion de la consommation, sous le poids de la Chine et de l’Inde, et la forte dépendance de nos sociétés à cette énergie (37% de la consommation d’énergie primaire mondiale, 41% de la consommation européenne et 37% de la consommation française), témoignent de l’ampleur des efforts à fournir pour parvenir à une situation idéale où « le pétrole sera utilisé uniquement pour les besoins qui ne peuvent être satisfaits par le recours à une autre énergie », comme la pétrochimie ou le transport aérien.

Dès lors, « quelles énergies pour un développement durable ? », interroge Claude Aufort. Et le scientifique d’établir, en quelque sorte, un cahier des charges et de pointer les problématiques qui en découlent. Tout d’abord, l’ancien administrateur du CEA, qui souligne que « l’efficacité inégale des énergies selon leur application, » invite à les utiliser à bon escient, plaide en faveur de « la complémentarité des ressources, » plutôt que dans « leur mise en concurrence » comme c’est actuellement le cas avec la politique énergétique gouvernementale dans le domaine du gaz et de l’électricité. Deuxième objectif défendu par Claude Aufort : réduire les pertes. « 37% de l’énergie primaire consommée chaque année sont perdus ». Réduire ce pourcentage implique de fournir d’importants efforts de recherche pour élaborer des matériaux plus résistants à la chaleur afin de réduire les déperditions d’énergie.

Troisième objectif : préserver les ressources. « Le rendement des générateurs nucléaires actuels étant de 33%, les réserves prouvées d’uranium représentent 70 années de consommation actuelle. L’utilisation de surgénérateurs nucléaires qui ont un rendement supérieur permettrait de porter ces réserves à 3000 ans ».

Quatrième objectif : réduire les gaz à effet de serre. « Il reste encore une énergie fossile : le charbon. Le niveau des réserves est évalué à 220 années de consommation actuelle. Cette ressource est assez également répartie sur l’ensemble des continents. A l’avenir, son exploitation peut permettre de faire face à la raréfaction du pétrole » explique Claude Aufort, qui insiste sur la nécessité d’investir dans la recherche, en particulier dans le « domaine du stockage du CO2 » pour réduire l’effet de serre.

Plus généralement l’effort en matière de recherche devra être considérable car, comme le souligne l’ingénieur « le recours à de nouveaux vecteurs énergétiques implique de faire sauter des verrous scientifiques ». A savoir, réaliser un certain nombre de progrès techniques. Ainsi, « la production éolienne d’électricité ne pourra se développer que si l’on résout la question du stockage de l’électricité. En effet, les pics de consommation de cette énergie ont lieu l’été et l’hiver. Or, à ces saisons, il y a peu de vent en raison de la présence de l’anticyclone sur l’Europe de l’Ouest », explique le scientifique.

Réduction des pertes, préservation des ressources, complémentarité des énergies, la fin du pétrole invite aussi à « deux révolutions ». La première, en matière de politique du logement, doit permettre d’effectuer de sérieuses économies d’énergie : proximité du domicile avec le lieu de travail pour diminuer les distances de transport, recours à l’électricité plutôt qu’au fuel en matière de chauffage doivent devenir la règle. La seconde révolution concerne les transports, avec une priorité donnée au ferroutage, au transport maritime et aux transports collectifs.

Claude Aufort, qui pointe « l’extrême dépendance » de l’économie mondiale vis à vis du pétrole, s’inquiète de l’absence de politique publique forte pour préparer la transition vers une société post pétrolière. « La mise en concurrence des entreprises du secteur énergétique et donc des énergies, l’abandon de la maîtrise publique, comme c’est le cas avec l’ouverture du capital d’EDF et de GDF, et la diminution ininterrompue de l’effort de recherche » empêchent l’émancipation vis à vis du pétrole. A terme, l’économie mondiale peut être victime de pénurie d’énergie. Une pénurie qui peut entraîner « marasme économique, crise aiguë et guerre. Seule une maîtrise nationale et européenne, voire internationale peut permettre une transition douloureuse mais maîtrisée », prévient le scientifique.

Compte-rendu réalisé par Pierre-Henri Lab

Pourquoi les sciences humaines en temps de crise énergétique ?

Séance du 17 avril 2008 avec Aurélien Cohen.

Mon objectif sera de montrer que, si nous voulons sortir de la crise énergétique actuelle, il nous faut travailler à ce que l’énergie cesse d’apparaître comme intrinsèquement liée aux sciences dures et plus généralement aux approches techniques qui en assurent les développements.

En guise de préambule, intéressons nous aux obstacles à l’entrée des sciences humaines dans ce champ de réflexion. Il me semble important de revenir sur cette absence pour montrer qu’elle n’est le fruit d’aucune nécessité.

Malgré son importance dans notre quotidien, le thème de l’énergie occupe l’espace du débat public sans véritablement parvenir à éveiller l’intérêt de nos concitoyens. Le secteur reste très largement méconnu, perçu tour à tour comme la chasse gardée des spécialistes des sciences de la nature ou comme une entité mystérieuse au fonctionnement autonome, un « déjà-là » dont on se contente de bénéficier, reflet de son statut de simple moyen.

Ces différentes visions de l’énergie s’expliquent à la fois par la façon dont nous l’utilisons et par la façon dont nous la produisons : à la simplicité de notre consommation, s’oppose la complexité de sa genèse. L’énergie est présente en abondance dans nos foyers, prête à l’emploi ou facilement obtenue, mais elle est, dans le même temps, le fruit d’un savoir scientifique inaccessible et de gigantesques machines, aussi étranges qu’éloignées de nos centres urbains. Par ces deux aspects opposés, elle reste dans l’ombre des finalités de son emploi et échappe au questionnement social sur son essence, questionnement où les sciences humaines pourraient justement trouver leur place.

Cette posture marginale est aussi le fait des sciences sociales elles-mêmes. Comme l’a clairement exposé Jean-Claude Debeir : « L’énergie est un impensé historique. Elle n’existe pas comme objet spécifique de connaissance pour les sciences humaines. Depuis l’avènement de la thermodynamique nous la pensons comme pure réalité physique, maîtrisable par des procédés techniques, suivant une logique purement économique. La richesse pétrolière et électrique de nos sociétés a pour contrepartie la pauvreté de ses représentations ». Ainsi s’expliquerait le fait que des disciplines telles que la sociologie et l’anthropologie, dont la spécialité est l’étude des représentations, n’investissent pas davantage un champ qu’elles perçoivent comme vide.

Objet réservé aux spécialistes des sciences dures et domaine déserté par l’imaginaire, ainsi apparaît l’énergie au premier abord. Ces différentes perceptions constituent des obstacles majeurs à l’entrée des sciences humaines dans le débat. Or, nous le verrons, la vraie difficulté n’est pas tant d’en dénoncer le caractère, sinon erroné, du moins lacunaire, que de déterminer le lieu où l’approche de l’énergie par les sciences humaines trouve sa pertinence.

Des histoires anthropologiques de tel ou tel objet technique lié à l’énergie ont déjà été écrites. On peut penser par exemple à Gaston Bachelard et son ouvrage La flamme d’une chandelle. Mais, dans un contexte de crise, il nous semble prioritaire de chercher à définir et à comprendre les systèmes énergétiques, puisque c’est à ce niveau plus vaste que se situent les enjeux énergétiques actuels.

Ce n’est qu’une fois cette tâche accomplie qu’il sera possible de montrer l’urgence d’une appropriation du thème de l’énergie par les sciences humaines, étape nécessaire pour atteindre un objectif plus ambitieux encore : donner à chaque citoyen les outils pour devenir acteur de son futur énergétique. Il est peu probable, en effet, que nous parvenions jamais à intéresser la majorité des consommateurs si nous nous limitons aux seuls aspects techniques du problème. Des questions telles que les mérites comparés du RNR-Na et du RNR-Pb – je parle bien entendu des réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium et des réacteurs rapides à caloporteur plomb, dans les centrales nucléaires de génération IV – susciteront toujours un intérêt très limité. On peut déplorer ce manque de curiosité ou chercher de nouvelles médiations pour inscrire la technique dans le social et la restituer aux citoyens. C’est par l’intermédiaire des sciences humaines que nous voudrions tenter de renouer le dialogue. Il en va de la qualité de notre fonctionnement démocratique et peut-être même de notre survie.


L’énergie, nous l’avons dit, apparaît comme un domaine réservé aux sciences de la nature, aussi bien pour les citoyens que pour les professionnels des sciences sociales eux-mêmes. Pourtant, lorsque l’on y regarde de plus près, les questions énergétiques renvoient toutes à des champs fondamentaux de la réflexion en sciences humaines. La pénurie annoncée d’énergie, l’impact environnemental des énergies fossiles ou l’inégalité dans l’accès à l’énergie se rattachent ainsi directement aux thèmes du rapport de l’homme à ses besoins, à la nature et à sa conception de l’éthique. Avant de voir comment s’articulent ces différentes questions, il convient de bien insister sur l’origine proprement sociale des trois aspects fondamentaux de la crise énergétique. Cette caractérisation nous invite, en effet, à mettre en valeur des solutions de sortie de crise reposant sur un questionnement de notre organisation sociale.

C’est dans cette perspective que nous abordons la difficile équation énergétique suivante : comment faire face à l’augmentation de la demande mondiale, satisfaire les légitimes aspirations au développement des pays du sud, quand notre consommation déjà élevée met en péril le milieu naturel et quand, dans le même temps, les ressources s’épuisent ? Ces problèmes sont si étroitement liés, que résoudre isolément l’un d’entre eux est prendre le risque d’aggraver la situation sur un autre plan. La soudaine découverte d’un immense gisement de pétrole ou l’accès immédiat de toute la population à des standards de consommation occidentaux accélèreraient la détérioration de l’environnement, tandis qu’un rationnement planétaire n’aurait pour effet que de laisser en place les inégalités. Autre difficulté : nous ne disposons d’aucune perspective technologique proche pour venir à bout simultanément de tous ces aspects de la crise. A l’heure de la flambée des cours sur les bases alimentaires, les biocarburants sont en passe d’être reconnus pour ce qu’ils sont : une aberration en terme de bilan énergétique, écologique et social ; tandis que les résultats des projets de fusion ne seraient attendus que pour la fin du siècle. Voici une raison supplémentaire d’aborder les enjeux sociaux de la crise énergétique en recherchant des réponses sociales.

La situation revêt l’apparence d’une impasse. Un regard sur l’histoire des civilisations peut pourtant nous donner quelques motifs d’espoir et stimuler notre imagination. Après avoir étudié le cas d’une vingtaine de sociétés, du passé à nos jours, Jared Diamond rejoint Jean-Paul Deléage sur le constat suivant : toutes les sociétés connaissent tôt ou tard une butée énergétique, dont les caractéristiques sont étonnamment similaires à celles que nous rencontrons. Le problème de la surexploitation du milieu et de l’épuisement des ressources énergétiques, dans un contexte d’augmentation de la population et donc des besoins, fut une expérience partagée en divers points du globe et à différentes époques. Certaines sociétés parmi les plus prospères ont rejoint les vitrines de nos musées faute d’avoir su y faire face. Ce fut le cas des mayas mais aussi des grecs et des romains comme le montrent des travaux récents consacrés à l’histoire des systèmes énergétiques de ces empires. Pour sauver leur environnement et tout simplement survivre, d’autres peuples ont su, au contraire, engager à temps et souvent in extremis des transformations importantes dans leur façon de vivre, en accordant avant toute chose une attention particulière à leur consommation. Stricte réglementation du prélèvement de bois au Japon médiéval, abandon de l’élevage bovin en Islande ou même plus amusant mais pas moins révélateur, abandon de la consommation de porc par les chefs de la minuscule île polynésienne de Tikopia, pourtant seul privilège marquant leur puissance. La leçon du passé est éloquente : quel que soit le cas étudié, les sociétés qui survivent aux crises environnementales et/ou énergétiques sont celles qui savent faire le pari de modifier leur organisation sociale, leurs habitudes de consommation, plutôt que de se reposer entièrement sur d’éventuelles découvertes techniques.

Les solutions mises en place actuellement ne participent pas de ce type d’approche. Toutes découlent, en effet, d’un même paradigme social et économique fondé sur la croissance. Cette démarche est parfaitement cohérente du point de vue de l’histoire de notre développement depuis la Révolution Industrielle. Elle s’appuie sur de nombreux succès dont il ne s’agit pas de minimiser l’importance. Toutefois, sa réussite n’a été mesurée qu’à l’aune de sa capacité à remplir l’objectif de générer toujours plus de richesses, dans un monde où les ressources étaient tenues pour infinies. On connaît, à ce propos, la fameuse affirmation de Jean-Baptiste Say selon laquelle :« Les ressources naturelles sont illimitées sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement ». Aujourd’hui, nous savons au contraire que cette formidable production reposait sur la mobilisation d’un stock, celui de nos énergies fossiles, dont les crises répétées depuis le début des années 70 nous ont révélé les limites. La prise en compte réelle de la pénurie est une donnée récente qui impose des solutions nouvelles et notamment d’autres logiques d’évaluation de notre système de production. Ce n’est qu’à cette condition que les pays développés éviteront le sort de leurs illustres aïeux.

Il s’agit également d’une obligation morale envers les pays en voie de développement. Puisque les limites physiques de notre environnement interdisent une production infinie de richesses, nous devons reconnaître que nous ne pourrons pas atteindre le rêve des bonnes consciences qui entendent vaincre les inégalités mondiales en multipliant simplement les biens. En conséquence, la priorité doit être donnée à une politique volontaire de redistribution des richesses, afin d’assurer le développement des pays les plus pauvres. Cela est d’autant plus indispensable dans le cas des ressources énergétiques, que des facteurs essentiels de développement social comme l’éducation, la santé et les transports en dépendent directement. L’association Droit à l’énergie a déjà, lors d’une précédente séance de ce séminaire, développé l’importance de l’inscription d’un droit mondial à l’énergie. Cela reviendrait finalement à ajouter à l’éthique du futur de Hans Jonas, une éthique du présent qu’il nous faut encore élaborer collectivement, tâche à laquelle l’ONU est en train de s’atteler.

Il y a enfin le versant environnemental de la crise énergétique. L’autre enseignement de ce siècle est, en effet, qu’il ne saurait y avoir production sans production de déchets, dans un système qui repose sur les énergies fossiles. Il ne s’agit là que de la conséquence de la seconde loi de la thermodynamique, ou loi d’entropie, selon laquelle tout travail suppose la transformation d’énergie de basse entropie, facilement utilisable, en énergie de haute entropie qui n’est plus utilisable et qui est ce que nous appelons déchet au sens large. Alors que cette loi (qu’Einstein jugeait pourtant comme « la seule loi au contenu universel, au sujet de laquelle je suis intimement convaincu qu’elle ne sera jamais dépassée ») a été formulée depuis bientôt deux siècles, nous continuons à vivre en décalage avec notre savoir.

On peut tourner le problème comme on le voudra, en appeler à une économie dématérialisée, au développement vert, durable, à la conjugaison de ces différentes approches ou même à une économie stationnaire, nous resterons confrontés à l’impact environnemental de notre production, même pour ce dont nous ne saurions nous passer : la nourriture, les vêtements, les médicaments. La contrainte est claire, il est urgent de nous organiser pour ne pas dépasser la biocapacité terrestre.

Les différents points de la crise énergétique que nous avons abordés montrent la nécessité d’une réponse qui ne peut être par essence que sociale puisqu’il s’agit de réapprendre la sobriété. Mais pour mettre en place de façon concertée et acceptable cette modération dans notre consommation d’énergie il est nécessaire, au préalable, de comprendre comment fonctionnent nos systèmes énergétiques.


La crise énergétique actuelle pose, en effet, des questions dont les enjeux portent non plus sur la question du « combien » nous consommons mais sur celle du « comment » cette consommation est rendue possible. Si chaque type d’énergie, chaque solution technique, pose localement ses problèmes propres – de coût, de pollution ou de risque- au niveau structurel supérieur, celui des systèmes énergétiques, c’est notre construction sociale toute entière qui se trouve engagée. Il nous faut tenter de décrire ces systèmes pour voir si, en comprenant le « comment », nous pouvons éclairer le « combien » problématique.

Notre consommation d’énergie n’aurait pu atteindre cette ampleur sans une organisation particulière de sa production et de sa distribution. Depuis la révolution industrielle, nos systèmes énergétiques se caractérisent par le renforcement des traits suivants : prépondérance du fossile, grande abondance de l’énergie mise à la disposition des consommateurs, concentration de la production dans des pôles industriels et donc séparation des lieux de production et de consommation. Ces facteurs sont devenus la norme mais aussi le cadre dans lequel nous nous plaçons pour envisager toutes nos solutions. Nous pensons pouvoir sortir de la crise structurelle par des innovations technologiques conçues en relation à ces seuls aspects. Mais peut-être assignons nous là de trop strictes limites à notre imagination. Le nucléaire, par exemple, aussi complexe soit-il sur le plan technologique, est-il autre chose que la reprise de cette vieille représentation selon laquelle l’énergie se produit par combustion ? Ne devrions nous pas chercher d’autres types d’organisation plutôt que de nouvelles sources d’énergie ?

Un regard sur le développement de l’électricité domestique aux Etats-Unis confirme cette idée que l’innovation technique est tout autant l’affaire d’un objet que du système social dans lequel cet objet vient prendre place. Ainsi, d’après l’anthropologue des techniques Alain Gras, le génie d’Edison ne s’est pas manifesté uniquement dans l’invention du filament à incandescence mais aussi dans le fait d’avoir su insérer l’ampoule dans un système, celui du réseau de distribution de gaz déjà en place. En revanche, Edison faillit manquer son rendez-vous pour avoir négligé le rôle de l’abolition des grandes distances aux Etats-Unis dans l’imaginaire du progrès de ses concitoyens, fortement marqués par le développement du chemin de fer. Il opta ainsi, dans un premier temps, pour le courant continu dont le transport sur de longs trajets est bien plus complexe. Deux représentations de l’électricité s’affrontaient. Celle du magicien de Menlo Park était implicitement construite autour de l’idée que la production serait locale et s’appuierait sur des petits générateurs. On sait le sort que notre modernité a réservé à ce projet.

Dans le domaine de la technique, pour qu’une invention puisse s’imposer comme une véritable solution aux difficultés rencontrées par une civilisation, il faut qu’elle sache tirer parti du système dans lequel elle veut prendre place. Mais cela implique également qu’elle sache passer le test de son implantation sociale. Changer le système énergétique ou changer de système énergétique ne va pas, en effet, sans profondes conséquences sur nos constructions sociales. La proximité système/société est même si grande parfois qu’un doute s’installe : qui fait quoi ? Qui façonne qui ? Est-ce notre société qui donne naissance aux systèmes énergétiques ou bien l’inverse ? Sans tomber dans le déterminisme énergétique strict, celui de la loi de White – selon laquelle la complexité sociale n’est que le reflet de la quantité d’énergie qu’elle met à disposition de chacun – il faut mesurer l’impact des systèmes énergétiques sur notre construction sociale. Et ne pas négliger non plus le fait que nos représentations collectives déterminent à leur tour nos choix techniques, énergétiques. Le rapport entre les systèmes énergétiques et nos sociétés est bien d’interdépendance. Impossible, par exemple, d’imaginer le Londres d’aujourd’hui, celui du péage urbain, s’enorgueillir de la pollution de son centre ville par les fumées de charbon. A l’époque de la Révolution Industrielle, cette fumée était pourtant perçue comme un signe de puissance industrielle. Le va-et-vient des valeurs ne s’arrête d’ailleurs pas là. Quand on remonte encore un peu le cours de l’histoire on s’aperçoit que le passage de la découverte des possibilités du charbon à son appropriation collective et à son utilisation massive ne s’est pas fait sans résistances. Il a d’abord fallu que les représentations évoluent, façonnent un autre rapport à la terre, une sorte de consensus social pour l’exploitation des ressources, non plus seulement à la surface avec l’agriculture ou l’exploitation forestière mais aussi en profondeur.

Lorsque nous tentons aujourd’hui un retour vers les énergies renouvelables, tout en affirmant qu’il ne saurait s’agir que d’une solution d’appoint, dans la mesure où elle ne seraient pas capable de répondre à la totalité de notre demande, nous ne faisons qu’exprimer une hiérarchie de valeurs sociales qui fait passer les exigences de notre confort avant celles de la préservation de l’environnement et non pas notre connaissance de la supériorité intrinsèque de tel ou tel système technique sur tel autre. Ce type de représentation du développement des techniques – selon lequel c’est parce qu’une technique est la meilleure qu’elle est choisie – n’est que la marque d’une rhétorique progressiste, qui n’hésite d’ailleurs pas, lorsqu’elle y trouve avantage, à déclarer que la technique est neutre. Dans le documentaire que Marie-Monique Robin a récemment consacré aux OGM, on peut entendre le PDG de Monsanto déclarer que la technique n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même et que tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. Certes, d’un point de vue moral, la technique n’est ni bonne ni mauvaise. Mais d’un point de vue absolu non plus ! Le courant alternatif n’est pas intrinsèquement « meilleur » que le continu, les OGM que les semences bio, ils ne le seraient que relativement à certains choix sociaux. Il n’y a de recherche sur les OGM que parce qu’en amont nos sociétés industrielles regardent avec bienveillance les fruits de la science, surtout lorsqu’ils permettent d’augmenter production et bénéfices. La neutralité de la technique n’est qu’un mythe lorsqu’on l’interroge en la replaçant au sein des systèmes de valeur. Pour le dire avec les mots de Herbert Marcuse : « Ce n’est pas après coup qu’on définit les finalités de la technique, la technique est d’emblée tout un projet socio-historique ».

Il ne suffit malheureusement pas de s’en convaincre pour agir. Nos habitudes et nos valeurs sont des éléments très longs à faire évoluer, même lorsque tout nous incite à les interroger. Souvenons nous que dans sa description des paradigmes scientifiques Thomas Kuhn notait, avec un humour un peu noir, que parfois le seul moyen pour qu’une représentation du monde en chasse une autre est d’attendre que les tenants du savoir officiel meurent de leur belle mort. Le problème, dans le cas présent, est que si nous attendons trop longtemps nous risquons la disparition collective.

Face à la crise énergétique actuelle, qui met à mal les conceptions progressistes selon lesquelles l’évolution technique résoudra tous nos problèmes, le temps semble venu d’étudier nos représentations, de l’homme, de la nature, du monde… là où nous nous sommes cantonnés à d’autres aspects, certes tout aussi essentiels, comme la faisabilité technique ou la rentabilité économique. Quels meilleurs outils, alors, que ceux des sciences sociales pour remplir cet objectif ? Nous pourrions, par leur intermédiaire, nous donner une chance d’anticiper quelque peu sur le développement de la crise et de déjouer, pour une fois, le déterminisme pessimiste exprimé dans le constat de Jean-Pierre Deléage : « les sociétés ne cherchent pas à résoudre leurs problèmes en changeant les systèmes énergétiques mais en poussant à fond les logiques existantes. L’inertie des grands systèmes énergétiques tient donc dans la multiplicité des facteurs à réunir pour parvenir à une crise du système et pour que soient recherchés d’autres solutions ».

Mais, il faut reconnaître que les facteurs énergétiques seuls ne sont pas suffisants pour créer une crise aussi étendue. Si nous avons tant de difficultés à mettre en place des mécanismes de gestion pour remédier à nos difficultés, c’est aussi parce que ce secteur énergétique que l’on dit politique, ne l’est qu’au sens où toutes les décisions ont été déléguées, où les citoyens ont bien du mal à faire entendre leurs voix.


La crise énergétique actuelle se double donc d’une crise politique, déjà annoncée par Habermas, qui avait relevé dans La technique et la science comme idéologies la menace que représente pour la démocratie, la consultation systématique d’experts dans le but d’orienter les choix politiques. La volonté de prendre une décision éclairée est tout à fait louable, mais le recours croissant aux spécialistes n’en a pas moins pour conséquence d’exclure les citoyens de choix qui déterminent de multiples aspects de leur vie au jour le jour. La complexification technique dans le domaine de l’énergie impose la mise en place de procédures de décision qui annihilent la possibilité d’une participation démocratique. Faute de pouvoir acquérir les connaissances poussées qui seraient nécessaires à la compréhension des enjeux, les citoyens sont contraints d’abandonner leur pouvoir de décision. Si le recours à la science permettait de mieux nous orienter, au moins aurions nous une raison pour nous réjouir de cet abandon. Mais, toujours selon Habermas, la consultation du savoir scientifique ne donne que l’illusion d’un changement de nature du politique, sans nous débarrasser réellement – le faudrait-il d’ailleurs ? – de la contingence des valeurs sur lesquelles reposent par essence toute prise de décision. Les faits scientifiques et leur prétendue objectivité confèrent, en cas de besoin, une autorité indiscutable, puisque prétendument éclairée, qui permet d’imposer sans débattre des projets fondés en dernière instance sur les seules opinions de ceux à qui reviennent les décisions.

Il faut opérer un bref retour sur un moment historique essentiel dans le processus qui nous a conduit à privilégier nos techniques complexes au détriment de notre liberté de choix. Peut-être pourrons nous ainsi identifier les étapes qui ont marqué cette transition vers la désappropriation et nous donner une chance de voir à quelles conditions une technique est soluble dans la société qui lui donne naissance.

Dans notre système énergétique, le phénomène de dépossession s’est trouvé amorcé au moment de la Révolution Industrielle, ou plutôt « Thermo Industrielle » selon l’expression de Jacques Grinevald, en même temps que la machine thermique s’imposait pas à pas comme principal puis unique moyen de puissance. Afin d’accompagner le changement d’échelle des pratiques industrielles, induit par le développement de cet outil, des structures de production d’énergie de plus en plus grandes se sont mises en place, tandis que l’exploitation des ressources fossiles prenait de l’ampleur. Le corollaire de cette évolution à la fois quantitative et qualitative fut la séparation toujours plus marquée de la production et de la consommation. Ce qui allait de soi par le passé avec les énergies renouvelables, à savoir une appropriation naturelle des techniques et de leur fonctionnement, a laissé place à la jouissance passive des bienfaits de ces techniques. Nous avons perdu le contact avec l’énergie au moment où sa production s’est éloignée de nos foyers et pris l’habitude de l’utiliser sans même en avoir encore conscience. Ivan Illich, dont on connaît le goût pour les calculs surprenants, avait créé le concept d’« équivalent-esclave » pour exprimer la force de travail représentée par un kilowatt. Cette notion a été reprise par Jancovici dans son dernier livre avec le bilan suivant : un individu des classes moyennes bénéficie quotidiennement de l’équivalent d’une centaine d’esclaves disponibles 24 heures sur 24, sous forme d’énergie domestique. A titre de comparaison, le nombre de domestiques en Angleterre entre 1840 et 1850, établi à partir des taxes payées par leurs employeurs, représentait le chiffre déjà énorme de 7% de la population. Qui aujourd’hui est capable de percevoir précisément derrière le confort de la vie moderne, la puissance énergétique que celui-ci requiert ?

La disparition progressive de l’aspect visible de l’énergie a, bien entendu, des avantages immédiats qui compensent en partie ses effets sociaux problématiques à long terme. Sans cela nous serions bien en peine pour expliquer notre désengagement. Dans Les sens de l’évolution technique Xavier Guchet note que l’un des traits caractéristiques de l’oubli est d’être la marque d’une appropriation réussie. Ce n’est, en effet, que lorsque un objet technique rencontre un problème, lorsqu’il est cassé, qu’il réapparaît sous la fonction qui le dissimulait. Mais, dans le même temps, cet oubli est un lourd handicap en cas de crise puisqu’au moment où l’objet fait son retour en tant qu’objet entre nos mains, nous nous retrouvons confrontés à l’inconnu. Robert Pirsig a décrit avec beaucoup de pertinence la rage et l’impuissance qui s’emparent de nous quand nous sommes confrontés au dysfonctionnement des objets du quotidien, quand les prolongements de notre corps passent du statut d’auxiliaires à celui d’obstacles. Aujourd’hui, c’est au sein de notre système énergétique en péril que l’on observe la sphère politique, prise de panique, lancer à l’aveuglette des mesures contradictoires sous couvert de développement durable.

D’autre part, si le système énergétique à tendance à se dissimuler (on pourrait dire, par comparaison, comme les fils électriques dans les murs de nos maisons) ce sont aussi les conséquences de son expansion qui demeurent dans l’ombre de ses bienfaits et posent un problème de nature politique. Le train, par exemple, au-delà de sa fonction première de moyen de transport, a imposé des valeurs, comme celle du temps collectif, qui ont redéfini tout notre fonctionnement social. La complexification de notre système énergétique donne, quant à elle, de nouveaux arguments à ceux qui revendiquent un renforcement de la surveillance généralisée. Sans aller, comme Habermas, jusqu’à voir dans la technique un projet de domination, il faut reconnaître que l’accroissement du contrôle est le pendant inséparable des risques que nous fait encourir les très grandes taille et complexité de nos systèmes énergétiques. Et il y a tout lieu de penser que ce contrôle est appelé à se développer. Le maillage de plus en plus serré du réseau des technologies sur le territoire crée les conditions de sa propre pérennité, en condamnant à son profit les possibilités d’envisager d’autres manières de concevoir le développement technologique. Dans la logique énergétique présente, le local et ses spécificités perdent toute importance au profit d’une solution uniforme et globale basée sur le transport de l’énergie sur de grandes distances. L’interdépendance des différents objets techniques, dont nous ne savons plus nous passer, et de ces réseaux énergétiques finit de renforcer le verrouillage. Nous manquons de voir l’impact des petites technologies de la vie quotidienne parce que nous ne les relions pas aux infrastructures cachées qui sous-tendent leur existence. Il nous semble que nous n’avons plus le choix, qu’il est impossible de se débrancher sans mettre en péril sa vie sociale.

Le risque, quand la technique n’est plus soumise au questionnement social relatif à son utilité, est de la voir échapper également au contrôle politique. Elle ne se développe alors plus que pour elle-même, devenant son propre but. Cette prise d’autonomie renforce l’impossibilité de l’émergence de toute critique et le « progrès » technologique devient l’a priori de chaque décision, un a prioriinséparable de celui que nous avons évoqué précédemment, lorsque nous parlions des bornes que posent les systèmes énergétiques à nos capacités d’imaginer de nouvelles solutions sociales. Les jalons technologiques n’ont alors plus tant pour effet de nous indiquer un chemin que de nous empêcher de le quitter et les dangers du développement disparaissent derrière l’impératif de le poursuivre à tout prix. Ne serait-il pas temps au contraire, pour favoriser une prise de parole citoyenne, de poser la question du sens de nos techniques, de leur pertinence sociale, plutôt que de s’assigner comme seul enjeu de réflexion les moyens de faire plus ? La question posée par le nucléaire est-elle uniquement de déterminer s’il arrivera à combler pour toujours tous nos besoins ou bien de savoir vers quel type d’organisation sociale nous mène cette sophistication extrême des techniques du fossile ?

J’ai emprunté le titre de cette intervention à une formule de Hölderlin, que je vais solliciter une nouvelle fois pour la conclusion de cette partie à travers l’une de ses élégies Pain et Vin : « Mais là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve ». Martin Heidegger dans La question de la technique a longuement médité cette parole mystérieuse à laquelle Alain Gras a proposé l’interprétation suivante : la technique moderne est le danger mais également le salut, à condition de chercher celui-ci dans l’essence même de la technique, qui est non pas technique mais sociale. Remettre la composante sociale au centre de notre approche des techniques voilà la tâche à laquelle nous allons tenter de nous consacrer lors des prochaines séances.


Pain et Vin.

L’actualité est justement à la crise des denrées alimentaires, qui agite de nombreux pays en voie de développement. Une trentaine serait menacée aujourd’hui par les émeutes de la faim qui ont secoué le Caire et Haïti. Il faut voir cette crise comme ce qu’elle est : une face de la crise énergétique. Non pas seulement parce que le développement des biocarburants empiète sur les terres cultivables, mais aussi tout simplement parce que la nourriture est la forme d’énergie la plus basique que nous consommons. L’énergie est partout et elle est vitale. La tentation était grande alors de réduire tout problème humain à sa seule dimension énergétique quantitative, au détriment de l’homme lui-même. Il nous apparaît primordial de valoriser au contraire l’approche qualitative des sciences humaines en nous recentrant sur l’aspect social de l’énergie et en allant peut-être au-delà du simple rôle de lanceur d’alerte qui est souvent celui des sciences sociales au sein des entreprises.

Seule une réappropriation de la technique et des enjeux énergétique par les citoyens pourra nous donner les moyens de sortir de la crise actuelle. Mais cette réappropriation semble à son tour inséparable à la fois d’une modification du rapport de l’homme aux techniques énergétiques et de la représentation qu’il se fait de lui même.

Nous devons apprendre à poser la question d’un autre point de vue que depuis celui du productivisme, si ce dernier ne peut qu’engendrer des systèmes techniques échappant à tout questionnement social. La réflexion qu’il faudrait mettre en place doit émaner des citoyens et non pas de quelque autorité supérieure qui déciderait à notre place de ce qui est bon pour nous. Enfin, l’homme doit recommencer à se définir non plus à travers les conditions de confort du milieu dans lequel il évolue mais comme celui qui donne sens aux moyens qu’il emploie pour s’assurer de mener une vie digne. La sobriété volontaire, au sens où ont pu l’entendre par le passé les morales grecques que furent le cynisme et le stoïcisme mais aussi l’épicurisme, dont le travail fondamental fut de montrer à l’homme comment se libérer de ses asservissements, semble une base de réflexion intéressante pour renouveler l’appréhension de ces problèmes. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle pensée autoritaire qui dresserait la liste de ce que l’homme doit ou non produire, mais de faire la démarche d’adopter, au moins à titre méthodologique, un autre point de vue sur cette production. Nous concevons cette conversion du regard comme une démarche d’ouverture. C’est d’ailleurs le sens, me semble t-il, de cette réflexion de Georgescu-Roegen, père du concept de décroissance en économie et défenseur de la sobriété : « Peut-être le destin de l’homme est-il d’avoir une existence brève mais fiévreuse, excitante et extravagante, plutôt qu’une existence végétative et monotone ». L’important est d’avoir le choix.

L'énergie comme idée politique

Séance du jeudi 11 décembre 2008, avec Laure Dobigny,

doctorante en socio-anthropologie au CETCOPRA, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Discutant : Eric Le Lann auteur de Progrès et décroissance (Éd. Bérénice, 2004), animateur du site http://www.lafauteadiderot.net/

Je vais aborder ce soir l’énergie dans sa dimension politique, c’est-à-dire montrer que penser l’énergie, c’est nécessairement penser la société. L’énergie est bien entendu un enjeu politique ou géopolitique, puisqu’en tant que ressource indispensable aux sociétés humaines, elle est enjeu de pouvoir et de domination sociale. Si l’actualité internationale nous le montre assez clairement, ceci n’a pour autant rien de nouveau, et on l’observe tout au long de l’histoire de l’énergie, quelles que soient les sources utilisées (l’énergie humaine à travers l’esclavage, le bois, etc.). Mais vous savez cela tout aussi bien que moi, ce n’est donc pas du sens commun de politique dont il sera question, à savoir ce qui concerne l’Etat, ou le gouvernement, mais de sa définition plus générale : ce qui a trait à la vie collective dans un groupe d’hommes, ou société. Il me paraît en effet indispensable, puisque nous allons devoir, d’une façon ou d’une autre, réorienter nos choix énergétiques, de montrer que l’énergie n’est pas un simple problème « technique », affaire de spécialistes, mais que les systèmes énergétiques sont intimement liés à l’organisation sociale. Et que, si l’énergie est moyen et support d’idées politiques – ou de contestations – c’est parce que ce choix engage une vision spécifique non seulement de la place de l’homme vis-à-vis de la nature, mais aussi de ses rapports sociaux. C’est donc toute l’organisation sociale qu’impliquent nos choix énergétiques : aussi bien politique qu’économique, et au delà même, notre culture, puisque poser la question de l’énergie c’est poser la question des besoins et des modes de vie. Si la crise énergétique révèle donc, en un sens, la crise de cette société, en montrant ses limites, la question qu’elle pose est plutôt : dans quelle société voulons nous vivre ?

La dimension politique de l’énergie

L’efficacité introuvable

Alors, s’il me semble nécessaire de montrer la dimension politique de nos choix énergétiques, et les liens entre système énergétique et organisation sociale, c’est parce que, d’une certaine façon, ils ne nous apparaissent pas distinctement. Le caractère social de la technique semble pourtant être une idée largement partagée et les critiques qui émergent à l’encontre d’un certain nombre de nouvelles technologies le prouvent (telles que les nanotechnologies et la biométrie, etc.). Cela est bien moins vrai en ce qui concerne les systèmes énergétiques et ce, malgré une grande médiatisation de la question de l’énergie en ce moment. Tout d’abord, parce qu’elle reste, comme le dénonçaient Jean-Claude Debeir et al. en 1986, « un impensé historique » [1], et des sciences sociales en général. Probablement aussi parce que les liens entre systèmes énergétiques et organisations sociales sont tellement imbriqués, que ces systèmes se fondent dans le paysage social et en deviennent invisibles. Enfin, parce que, même si elle a suscitée de nombreux travaux s’attachant à l’invalider, et que le corps social s’est approprié cette critique comme je viens de le souligner, l’imaginaire collectif reste malgré tout marqué, pour une part, par l’idéologie du Progrès. Cette idée qui a accompagné la modernité, selon laquelle la technique est neutre et comme en dehors de la société, suivant une évolution plus ou moins autonome, vers d’avantage d’efficacité, c’est-à-dire qu’une technologie en remplacerait une autre parce qu’elle est plus efficace ; est d’ailleurs une idée entretenue par un certain nombre de discours émanant de différents pouvoirs qui sont à l’œuvre dans la société, qu’ils soient médiatiques, politiques, techno-scientifiques, etc. Pourtant lorsqu’on observe un changement énergétique radical, comme l’usage des énergies fossiles, il est difficile de soutenir que ce choix fut guidé par la recherche d’efficacité énergétique. Il s’installe en effet véritablement avec l’utilisation du charbon et de la machine à vapeur dans les filatures, et son rendement est alors inférieur à 1%. Pourtant cet usage va, en quelque sorte, « remplacer » l’énergie hydraulique, majoritairement employée, qui atteignait à la même période, de très bons rendements.

C’est donc bien le sens social de cet usage qui peut expliquer ce choix, à savoir, comme le décrit Alain Gras, de délocaliser la puissance, ainsi que la main d’œuvre, qui n’a d’ailleurs plus besoin d’être qualifiée et peut donc être moins payée.

Et c’est bien pour cela que la machine à vapeur ne « remplace » pas la turbine hydraulique, elle permet « autre chose », qu’est l’industrialisation et la société de consommation, mais aussi la domination sociale qui l’accompagne [2].

De même, dans la concurrence entre deux systèmes d’électrification, sera choisi le courant alternatif, alors qu’il est plus entropique que le courant continu en petits réseaux (c’est-à-dire qu’il entraîne une plus grande perte d’énergie), mais il permet la mise en place de grands réseaux centralisés.

Ce choix énergétique qu’est l’usage d’énergies fossiles dans de grands réseaux, est en effet si imbriqué – parce que constitutif de nos sociétés modernes – que cela rend difficile la mise en cause de sa prétendue « neutralité » et surtout nécessité, si ce n’est en opérant un détour par l’histoire de l’énergie.

Systèmes énergétiques et organisations sociales

Il y a pourtant des liens très clairs entre le choix d’un système énergétique et l’organisation sociale en place ou en devenir dans une société donnée. Le système énergétique de la Grèce antique par exemple, était en partie basé sur l’esclavage, donc l’utilisation de l’énergie humaine. Il n’avait pas d’autre nécessité que de correspondre à la conception très spécifique de l’organisation sociale et politique des citoyens grecs. Le fait que cette même société possédait tout un savoir technique et scientifique montre bien qu’il n’y a aucun déterminisme à ce choix.

Un autre exemple de ces liens est le rôle central de l’électrification dans la mise en place du communisme en URSS ; celle-ci étant considérée comme « axe prioritaire de la construction d’une économie socialiste » [3]. Ainsi, lorsque Lénine défini le communisme comme « le pouvoir des soviets plus l’électrification du pays », cela veut-il dire que le communisme était impossible sans ce système énergétique ?

Quoi qu’il en soit, cela a le mérite de mettre à mal, s’il en est, la prétendue « neutralité » de la technique, et de démontrer que le choix d’un système énergétique au détriment d’un autre est lié à l’organisation sociale d’une société donnée, et en ce sens, a une dimension politique.

Parce que même dans l’usage de systèmes techniques similaires, il est étonnant d’observer que le choix de gestion de l’énergie n’est pas sans lien avec la répartition des pouvoirs en place. Ainsi, un pays comme la France, avec un pouvoir politique centralisé, a mis en place un système électrique dont la gestion est également très centralisée, avec un seul opérateur, organe d’Etat. Alors que dans des pays fédéraux comme l’Allemagne ou l’Autriche, la gestion de l’électricité est décentralisée et ce, avant la libéralisation de l’énergie.

La pluralité des organisations sociales possibles permet donc aussi de penser une pluralité de formes d’appropriation sociale de l’énergie ou systèmes énergétiques.

L’énergie comme moyen et support de contestations politiques

S’il y a donc une dimension politique dans le choix d’un système énergétique, c’est-à-dire non seulement la source d’énergie mais aussi la mise en œuvre de son appropriation, à savoir les convertisseurs et le système technique dans lequel ils s’insèrent, c’est parce qu’ils engagent une vision spécifique des rapports sociaux. C’est-à-dire que les choix énergétiques représentent toujours une certaine conception de l’organisation sociale, une certaine vision de la société, et c’est pour cette raison que l’énergie est moyen et support de contestations politiques.

Parce qu’en effet, s’il n’y a aucune nécessité dans la mise en place d’un système énergétique au détriment d’un autre, mais qu’il résulte d’un choix, orienté par une vision particulière de la société, ou idée politique, cela pose la question légitime : qui choisit ? Et comme c’est le cas pour d’autres questions politiques, lorsque ce choix ne représente pas ou ne représente plus une conception partagée par tous les membres d’une société donnée, il est l’objet d’oppositions.

Ainsi, ce changement énergétique radical qu’a constitué l’usage du charbon et de la machine à vapeur, ne s’est pas fait sans contestations ni luttes. Puisque, comme nous l’avons vu, c’est avant tout une nouvelle forme d’organisation sociale qui se met en place avec ce système énergétique, qu’est le capitalisme et la société industrielle.

Et c’est bien parce que cette nouvelle forme d’organisation sociale ne faisait pas l’unanimité, que ce système énergétique a été l’objet de critiques et de luttes, comme la révolte des Luddites, ces artisans qui brisèrent plus de 1 000 machines à vapeur de l’industrie textile en 3 mois [4]. Ce système énergétique s’inscrivait de plus dans un tout autre rapport à la nature, de prédation et de domination, qui n’allait pas de soi.

Cependant, une fois ce système majoritairement adopté en Occident, il a ouvert la voie, dans une continuité, à l’usage du pétrole, du gaz ou du nucléaire.

Alors on peut se demander pourquoi le nucléaire, qui s’inscrit dans la continuité technologique des centrales thermiques – il s’agit toujours de produire de la vapeur d’eau – et qui s’inscrit aussi totalement dans le système énergétique existant, a suscité autant d’oppositions et de luttes ?

Ne serait-ce justement pas cette « continuité » que souhaitait rompre une partie de la société ?

L’imaginaire collectif reste tout d’abord profondément marqué par l’usage de la bombe nucléaire et de ses destructions. Vouloir s’approprier cette puissance, c’est pousser à son paroxysme l’image de l’homme qui, par la science et la technique tente de maîtriser la nature. Or les conséquences réelles d’Hiroshima en ont montré les dangers et donc les limites. C’est aussi, à travers le risque que représentent les centrales, remettre entre les mains de quelques uns, la sphère technoscientifique, ce pouvoir sur la vie, qui peut être pouvoir de mort.

Cet usage soulève donc fondamentalement la question du rapport au monde : celle de la place de l’homme vis-à-vis de la nature et celle de ses rapports sociaux.

L’opposition au nucléaire s’inscrit en effet dans une période de fortes contestations sociales. D’une part, l’émergence des mouvements pacifistes et la contestation des conflits armés. Or « le nucléaire civil était le cache sexe du nucléaire militaire » selon un acteur militant de l’époque [5], c’est-à-dire que ce qu’il représente surtout, à ce moment là mais aussi aujourd’hui au vu de l’actualité internationale, c’est l’armement.

D’autre part, une forte critique de la société de consommation émerge à travers le développement des mouvements écologistes. Et dans cette période de crise énergétique, l’usage du nucléaire permet justement d’éviter la question de la consommation, mais au prix des risques sanitaires et écologiques des déchets nucléaires.

La lutte anti-nucléaire était donc bien une lutte politique, le support d’une remise en cause plus vaste de l’organisation sociale en place. Et c’est bien parce qu’il y avait une dimension politique dans ce choix énergétique, qu’il engageait une certaine vision de la société et dès lors tous ses membres, que certains pays ont décidé qu’il devait faire l’objet d’un référendum, comme l’Autriche par exemple, et que d’autre n’ont surtout pas pris ce risque, comme la France.

Parce que, si l’énergie est support de contestations politiques, elle est aussi moyen d’action politique, de transformation sociale.

Le moulin à vent, par exemple, se développe fortement à partir du XIIème siècle, dans une période de protestation contre les banalités. Il permet en effet de se soustraire aux privilèges et bans seigneuriaux auxquels est soumise l’utilisation du moulin à eau, puisque annexée à une propriété. Ce choix était donc avant tout un moyen d’action sur le monde social.

Le développement d’installations autonomes d’énergies renouvelables à partir des années 80 en est un autre exemple. Les chocs pétroliers ont en effet dévoilé à quels dangers les monopoles énergétiques exposent nos sociétés très dépendantes. Mais ces installations s’inscrivent surtout dans une opposition au nucléaire.

Et c’est toujours le cas en France, comme en témoigne un acteur pour qui une installation autonome par des EnR, « c’est de la politique, pour dire merde à EDF ». Or comme nous l’avons vu, la lutte anti-nucléaire repose sur une critique profonde des sociétés modernes, que ce soit à travers le développement technique, la consommation, les guerres, l’écologie, etc. Et en ce sens, s’extraire du système énergétique dominant, par la mise en place d’une alternative, est toujours un moyen d’action sur la société. Puisque ce qu’il réalise, même à l’échelle individuelle, c’est plus généralement un phénomène d’autonomisation, une liberté de pensée, de choix et d’action.

Nous y reviendrons, mais l’on peut déjà se demander si les oppositions que l’on observe en ce moment, entre les défenseurs et les détracteurs de telle énergie ou système énergétique, entre les pro- et anti- nucléaire, EnR, centralisation, décentralisation, etc., ne sont pas la confrontation de diverses conceptions de la société ?

Le système énergétique comme fait social total

Parce ce que, si ces différents exemples montrent bien que les choix énergétiques ont une dimension politique, qu’il y a un lien entre système énergétique et organisation sociale, et que ceux-ci représentent une certaine conception de la société, que dévoilent plus particulièrement les oppositions qu’ils peuvent susciter ; ces exemples révèlent également que les choix énergétiques n’ont finalement pas qu’une dimension politique. Que ce soit à travers l’exemple du charbon et de la machine à vapeur, ou du nucléaire, ces choix représentent et engagent non seulement une certaine conception des rapports sociaux, mais aussi de la place de l’homme vis-à-vis de la nature, c’est-à-dire plus globalement un rapport particulier au monde. Et celui-ci n’est pas représenté dans le simple choix d’une source d’énergie au détriment d’une autre, mais au regard du système énergétique dans son entier.

L’usage d’un moulin à eau autonome n’a pas le même sens social et révèle un tout autre rapport au monde que celui d’une gigantesque centrale hydroélectrique insérée dans un macro-système technique. Il s’agit pourtant de la même source d’énergie.

Une réflexion sur l’énergie nécessite donc d’observer le système énergétique dans son ensemble. Celui-ci a non seulement une dimension politique, mais aussi juridique, religieuse et économique, c’est-à-dire qu’il suppose des formes particulières de production et de consommation, etc. Si le système énergétique peut donc être considérée comme un « fait social total », au sens de Marcel Mauss, c’est parce qu’à travers lui, s’expriment à la fois toutes sortes d’institutions.

Un changement énergétique radical signifierait dès lors une modification de ces institutions, c’est-à-dire aussi une société différente.

L’exemple de l’autonomie énergétique

Alors, l’exemple de l’autonomie énergétique locale me semble représentatif du fait que notre système énergétique comporte ces différentes dimensions, parce qu’à travers ce choix, il y a une remise en cause d’un certain nombre de ces institutions. Le choix d’une autonomie locale au moyen d’énergies renouvelables rompt en effet totalement avec le système énergétique en place. Et si je parle « d’autonomie » et non « d’auto-suffisance », c’est bien parce que cela dépasse le simple cadre de l’énergie, il s’agit davantage, au sens de Castoriadis, d’un processus, où ce qui se modifie, c’est le rapport entre le groupe et ses institutions [6].

Cette analyse repose sur une étude de terrain, réalisée auprès de quatre communes autonomes, de 800 à 4 000 habitants, en Allemagne et Autriche. Mais je vais me limiter à quelques éléments, puisque je ne souhaite ici l’aborder qu’à titre d’exemple.

Concernant la dimension politique, il est tout d’abord intéressant d’observer que ces projets ont été principalement initiés et mis en place par les habitants et rarement par les élus. C’est d’ailleurs également le cas en France concernant la remunicipalisation des régies d’eau.

Cela interroge donc directement l’organisation politique et son rôle.

Il n’y a en effet qu’une commune, dont l’autonomie énergique ait été initiée par le maire, et donc où la gestion de l’énergie est municipale ; mais selon celui-ci, l’autonomie d’une commune doit être choisie par les habitants, et non par la mise en place de mesures politiques nationales. Dans les autres communes, les projets ayant été élaborés par les habitants, la production d’énergie est gérée sous forme de coopératives.

Et cette dimension de l’énergie comme idée politique, ressort bien dans le récit des processus décisionnels entre les habitants pour ou contre le projet. Ainsi, selon une habitante, je cite : « On avait son opinion comme on a une opinion politique, mais sans plus. On en parlait, on en discutait. », « Mais je crois que ça a dû créer, dans certaines familles, des conflits. Parce que il y avait peut-être un partenaire qui était contre, et l’autre partenaire était pour, parce que la famille du partenaire était pour et raccordait. Il y a dû y avoir des froissements ».

En revanche, aucun de ces projets n’a de caractère politique au sens « partisan » du terme, non seulement de la part des habitants, mais aussi des équipes municipales. Puisque, si elles n’ont pas été moteurs de ces projets, toutes les ont soutenus et ce, avec l’accord unanime des différents partis représentés dans chaque commune.

Parce qu’au delà, c’est bien une certaine répartition des pouvoirs que bouscule l’autonomie énergétique d’une commune : entre habitants et élus, mais surtout entre commune et région, voire à l’échelle nationale. C’est-à-dire aussi une plus grande liberté politique pour ces communes.

Cette autonomie a également une dimension économique. L’énergie est produite et consommée localement, ce qui permet non seulement un autre rapport à celle-ci et une réflexion sur sa consommation, mais aussi que cet argent reste dans la commune, pour la commune. Les habitants sont autonomes vis-à-vis des monopoles énergétiques et ont la liberté de fixer le prix de l’énergie, qui est d’ailleurs moins chère. Ce qui rend aussi la commune attractive pour l’installation d’entreprises. Cette localisation de l’énergie permet donc créer des emplois – dans une commune de 4 000 habitants fortement touchée par le chômage, se sont ainsi créés 1 100 emplois en 10 ans. Cela permet aussi d’en conserver d’autres, à travers le maintient des commerces locaux, des restaurants, des agriculteurs, etc., c’est-à-dire également des associations, de services publiques comme les écoles, puisque finalement les habitants restent sur place et que ces communes ne se dépeuplent plus.

C’est donc aussi du lien social qui se crée, non seulement à l’intérieur de ces communes où les habitants se sont fédérés autour de ces projets, mais également au niveau régional, national et international, à travers des visites, des partenariats, des jumelages, etc. C’est-à-dire une ouverture et des liens avec l’extérieur, qu’il n’y avait pas avant. Si ces communes sont donc autonomes, elles n’en sont pas pour autant autarciques.

C’est ainsi toute une dynamique locale qui se met en place à travers l’autonomie énergétique, et qui, on le voit bien, dépasse la simple question de l’énergie, tout en y étant lié.

Il est donc indispensable, dans une réflexion sur l’énergie, de sortir d’un débat opposant telle source d’énergie à telle autre, et de penser le système énergétique dans son entier parce que c’est bien au regard de cet ensemble qu’il se révèle être un fait social total.

Cela implique donc aussi de penser ce système énergétique dans toutes ses dimensions, aussi bien technique, que politique, économique, juridique, etc., puisqu’il ne peut pas être réduit à un seul de ces aspects.

La question énergétique actuelle n’est donc pas qu’une question politique, technique ou économique, elle est tout cela à la fois, et implique donc aussi de définir nos besoins et nos souhaits.

Enjeux

Alors pour conclure, j’aimerais dégager de ces réflexions quelques enjeux actuels qui pourront peut-être conduire le débat.

Je ne vous apprends rien quant à la nécessité de modifier notre système énergétique actuel tant en raison de la diminution des ressources fossiles et fissiles, que de leurs conséquences environnementales. Mais comme nous l’avons vu, modifier radicalement notre système énergétique signifie également changer de société, la transformation de nos institutions et donc aussi de nos souhaits, besoins et modes de vie. Ainsi, pour paraphraser Castoriadis, lors d’une conférence en 1980, mais qui reste d’actualité puisqu’en 30 ans nous n’avons fait que repousser la question de l’énergie sans y répondre : « la crise de l’énergie n’a de sens comme crise, et n’est crise, que par rapport au modèle présent de société »7.

On entend effectivement à toutes les sauces, l’idée d’une nécessaire diminution des consommations, sur un mode de culpabilisation d’ailleurs. Parce qu’on oublie que cette surconsommation est intimement liée au système énergétique en place. Il a été conçu et pensé pour ça ; dans l’idée que la croissance est source de bien-être social.

Une baisse des consommations est donc difficile voire impossible, dans un système où l’on a pas conscience de l’énergie mise en œuvre au quotidien parce qu’invisible.

Diminuer notre consommation, voudrait dire s’inscrire dans une autre conception du bien-être, et dès lors la mise en place d’un système énergétique différent.

Si la crise énergétique permet donc une remise en cause notre société, la question est bien plutôt : dans quelle société voulons nous vivre ? Voulons nous réellement en changer, et dans quelles mesures ?

Hermann Scheer décrit par exemple les dangers potentiels, pour les pouvoirs étatiques démocratiques, d’une ère de l’hydrogène hypercentralisée. Selon lui, si l’hydrogène, utilisé comme carburant, était produit par le secteur de l’électricité – déjà une grande puissance transnationale – qui distribue aussi du gaz, cela conduirait finalement à un pouvoir énergétique centralisé et détenu par quelques grands groupes mondiaux. Il voit là le risque d’un « état énergétique » transnational, où ces monopoles dont dépendraient entièrement les sociétés, domineraient le rapport de force vis-à-vis du pouvoir politique8.

Cette analyse a le mérite de sortir l’énergie d’un débat uniquement technique, en montrant sa dimension politique et économique, même si elle fait fi de ses autres dimensions sociales. La question n’est en effet pas vraiment de savoir si l’hydrogène est ou non une aberration énergétique, puisque, comme nous l’avons vu, les choix techniques ne reposent de toute façon pas sur une rationalité technique.

Se positionner pour ou contre ce choix nécessite de se demander : à quelle conception de la société répondrait « l’ère de l’hydrogène hypercentralisé » et est-ce que je la partage ?

Or, le système décrit n’est finalement pas radicalement différent du système énergétique actuel, si ce n’est la monopolisation accrue. Ce ne choix ne peut donc advenir, que si le système en place continu de représenter une nécessité pour nous.

L’exemple de l’autonomie énergétique me semble, de ce point de vue, intéressant. Ce choix, qui rompt avec le système en place, interroge directement nos institutions et tend d’ailleurs à les modifier. C’est-à-dire qu’il exprime forcément une conception différente de la société, qui ne se pense pas comme telle et n’est pas une attente formulée sur l’avenir – elle ne suit pas une conception préétablie de ce qui doit être, mais qui pour autant émerge.

De petites entreprises se montent aussi aujourd’hui avec l’idée de proposer une autonomie énergétique aux communes, notamment dans certains pays européens dont la population risque de subir violemment la hausse du prix des énergies fossiles9.

Que ces entreprises créent de l’autonomie plutôt que de la dépendance, me semble également significatif qu’émerge l’idée de nouvelles formes d’organisation sociale.

Le choix du système énergétique de demain reste donc totalement ouvert, et ne sera d’ailleurs pas forcément univoque. Mais, parce ce que ce choix implique notre société dans son entier, il ne peut être l’affaire de spécialistes. Chacun doit s’approprier cette question et prendre position. C’est à chacun de déterminer dans quelle société il souhaite vivre. C’est-à-dire aussi, que l’énergie, en confrontant des visions particulières de la société, doit être l’objet d’un débat et d’un choix démocratique.

Notes

[1] J.-C. Debeir, J.-P. Deléage, D. Hémery, Les servitudes de la puissance, Une histoire de l’énergie, Paris, Flammarion, 1986, p.10.

[2] A. Gras, Fragilité de Puissance, Paris, Fayard, 2003 ; Le choix du feu, Paris, Fayard, 2007.

[3] J.-C. Debeir, J.-P. Deléage, D. Hémery, Les servitudes de la puissance, Une histoire de l’énergie, op. cit., p. 252.

[4] A. Gras, Le choix du feu, op. cit., p. 180. A ce sujet, N. Chevassus-au-Louis, Les briseurs de machines. De Ned Ludd à José Bové, Paris, Seuil, 2006 ; F. Bourdeau, F. Jarrige et J. Vincent, Les Luddites : bris de machine, économie et histoire, Maisons-Alfort, Ere, 2006.

[5] Extrait d’entretien, L. Dobigny, Des énergies renouvelables à la sobriété énergétique. Etude socio-anthropologique des EnR dans l’habitat individuel en France, mémoire de maîtrise, ss. la dir. de C. Moricot, Université Paris 1, 2005, p. 21.

[6] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

Choisir une transition énergétique : laquelle, jusqu'à quand et jusqu'à quoi ?

Séance du mercredi 11 février 2009 avec Luc Semal,

doctorant en sociologie au Centre d’Etude des Techniques, des Connaissances et des Pratiques (CETCOPRA, Université Paris I).

Dans le cadre des réflexions sur le développement durable et sur les énergies du futur, il est devenu couramment admis que nous entamons aujourd’hui une grande « transition énergétique », ou que nous sommes sur le point de l’entamer. L’idée selon laquelle cette transition est devenue nécessaire pour répondre conjointement au renchérissement du pétrole et au réchauffement climatique semble ainsi devenue relativement consensuelle. Mais, comme le note Pierre Lascoumes,« l’unanimité est toujours suspecte car elle dissimule la complexité du réel, la multiplicité des perceptions, les affrontements d’intérêts et l’hétérogénéité des acteurs concernés. » [1] Conformément à cette remarque, nous nous proposons dans ce texte d’interroger l’unanimité formelle qui tend à se constituer autour de l’idée de transition énergétique, de manière à rendre visibles les conflits qui lui sont internes et à mieux cerner dans quelles conditions l’idée de transition énergétique pourrait davantage nous aider à penser la problématique énergétique aujourd’hui.

Le mot « transition » vient du latin transitio, qui signifie « passage ». Il est défini dans le dictionnaire comme désignant « le passage d’un état des choses à un autre ». Cette définition a minima ne nous apprend rien quant à la nature de la transition énergétique unanimement invoquée : transition vers quel nouvel état des choses ? Vers quelle énergie, au service de qui ? Transition décidée par qui, mise en place par qui ? En combien de temps ? Etc. Dès que ces questions sont soulevées, il devient apparent que l’expression « transition énergétique » risque bien de n’être qu’un « mythe pacificateur », c’est-à-dire une expression « occultant des tensions réelles et toujours actuelles entre enjeux et entre acteurs, [plus souvent] qu’elle ne constitue un cadre cohérent pour l’action. » [2] En étudiant le développement durable sous l’angle du mythe pacificateur, Pierre Lascoumes ne plaidait pas tant pour un abandon de cette notion que pour une réaffirmation des désaccords et des conflits passés sous silence, de manière à rendre le débat moins lénifiant, plus clair et plus productif. C’est sous cet angle que nous proposons d’analyser la « transition énergétique » à venir, pour montrer qu’il s’agit moins d’une solution à la question énergétique que d’une reformulation du problème : différents acteurs de la société proposent aujourd’hui différents modèles de transitions énergétiques, plus ou moins réalistes, entre lesquels il faudra choisir. Mais si la transition énergétique est davantage un problème qu’une solution, peut-on identifier des précautions intellectuelles suffisantes pour que l’utilisation de cette expression nous soit vraiment une aide pour penser et pour agir, plutôt qu’un mot insignifiant et lénifiant ? Pour répondre à cette question, nous analyserons d’abord ce qui constitue le socle commun des nombreuses propositions de transition énergétique, puis les ambiguïtésqui rendent incompatibles ces différentes propositions de transition énergétique, et enfin les limites inhérentes à l’idée même de transition énergétique, indépendamment de la proposition étudiée.

1-Un socle commun aux différents modèles de transition énergétique

1.1.Accord sur la non-durabilité de la situation actuelle

De très nombreux travaux ont été réalisés sur le concept de transition, et il n’est évidemment pas question de les récapituler ici. La transition qui nous intéresse est « la » transition énergétique que l’humanité est supposée engager pour agir conjointement contre le renchérissement du pétrole et contre le réchauffement climatique. L’émergence de cette interrogation dans le débat public date du début des années 1970, c’est-à-dire des débuts de l’écologie politique : c’est à cette époque que, pour la première fois, des appels significatifs ont été lancés pour entamer une grande transition (y compris énergétique), de manière à anticiper l’épuisement des ressources (y compris le pétrole) et à nous éviter d’avoir à pâtir plus tard des effets de nos pollutions croissantes (y compris la pollution de l’atmosphère par les gaz à effet de serre, déjà fortement suspectés à l’époque de pouvoir dangereusement perturber le climat).

Ainsi, dès 1972, le rapport Meadows rédigé pour le Club de Rome annonçait cette idée d’une transition nécessaire, notamment sur le plan énergétique : « Le choix est donc clair : ou bien ne se soucier que de ses intérêts à court terme, et poursuivre l’expansion exponentielle qui mène le système global jusqu’aux limites de la Terre et à l’effondrement final, ou bien définir l’objectif, s’engager à y parvenir et commencer, progressivement, rigoureusement, la transition vers l’état d’équilibre. » [3] À la suite de ce rapport, des mouvements écologistes ont multiplié les appels équivalents pour en faire des propositions de programmes politiques : par exemple, l’équipe britannique de la revueThe Ecologist proposa un programme politique qui s’étendrait sur une centaine d’années pour organiser une « transition sans trop de heurts »vers une « société stable » [4]. En 1973, René Dumont, qui l’année suivante allait être le premier candidat écologiste à une élection présidentielle française, proposait dans son livre-programme un impôt sur l’énergie et les matières premières à recycler pour entamer la« transition vers une société socialiste de survie » [5]. Dans ces trois exemples, la transition proposée dépasse largement la simple transition énergétique, mais la transition énergétique n’en est pas moins un élément absolument incontournable.

Après avoir longtemps été le fait de groupes politiques minoritaires, l’appel à la transition est progressivement devenu un thème fédérateur et consensuel avec l’émergence du thème du développement durable dans le débat public. La notion de développement durable a été lancée en 1987 par le rapport Brundtland, lequel en appelle à plusieurs reprises à une « transition vers le développement durable », notamment dans le domaine énergétique : « Il faut voir dans les années à venir une période de transition, faisant suite à une période où l’on a fait un usage abusif de l’énergie. » [6] L’institutionnalisation du développement durable au cours des années 1990 et 2000 a coïncidé avec une validation scientifique du réchauffement climatique et une validation empirique du renchérissement du pétrole, ce qui fut déterminant dans la construction d’un quasi-consensus autour de l’idée de la nécessité d’une transition énergétique : l’état des choses actuel, parce qu’il est trop dépendant des ressources fossiles et parce qu’il est trop émetteur de gaz à effet de serre, n’est pas durable, et il faut donc entamer d’urgence la transition vers un autre état des choses qui serait plus durable.

1.2.Accord relatif sur un scénario d’échec : l’hypothèse de l’effondrement

L’accord qui s’est progressivement construit au sujet de la non-durabilité de l’état des choses actuel et de la nécessaire transition vers un autre état des choses plus durable porte, en creux, un autre sujet d’accord : l’échec de la transition nécessaire aurait des conséquences dramatiques sur tous les plans (humain, environnemental, social, économique, politique, etc.). Mais bien souvent, ces conséquences catastrophiques ne sont pas détaillées, pour la simple raison que l’humanité entrerait alors dans une longue phase d’instabilité et d’incertitude, dont nous pouvons seulement être sûrs qu’elle serait très certainement propice aux souffrances, aux pénuries, aux famines, aux dérives autoritaires, aux guerres, etc.

Pour évoquer cette hypothèse sous un terme générique, il est maintenant convenu de parler d’« effondrement ». Cette idée et ce terme ne sont pas neufs, puisqu’ils étaient déjà fréquemment utilisés depuis les années 1970, comme nous le rappelle la conclusion du rapport Meadows, citée ci-dessus. Mais des efforts de théorisation ont été réalisés au cours des dernières années, notamment à la suite de la publication de l’essai de référence de Jared Diamond, qui définit ainsi l’effondrement : « Par effondrement, j’entends une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante. Le phénomène d’effondrement est donc une forme extrême de plusieurs types de déclin moindres. » [7] Ainsi, chaque fois qu’il est déclaré qu’une transition énergétique est « nécessaire », il y a implicitement la reconnaissance d’un risque d’effondrement en cas d’échec de cette transition. Bien sûr, d’importants désaccords demeurent quant à l’échéance, la nature et l’ampleur de cet éventuel effondrement ; mais l’ombre de cette perspective n’en reste pas moins à planer sur la réflexion et le débat.

Les deux éléments du socle commun à tous les modèles de transition énergétique sont donc d’une part le constat de la non-durabilité de l’état de choses actuel, et d’autre part le risque d’effondrement qui nous menace si nous n’engageons pas rapidement une transition vers un autre état des choses plus durable. Ce socle constitue l’élément « solide » du mythe pacificateur qu’est la transition énergétique : il contribue à définir cette transition comme une nécessité et comme unscénario d’anti-effondrement. La force des mythes pacificateurs est d’offrir à des porteurs d’intérêts divergents un socle commun de ce type, sur la base duquel il devient possible d’entamer une discussion. Mais cette force n’est pas sans contre-partie, puisqu’elle tend aussi ainsi à dissimuler les divergences d’intérêts et d’opinions au risque d’enliser le débat, comme nous allons le voir maintenant.

2-Ambiguïtés du mythe pacificateur de la transition énergétique

2.1. Transition vers un nouvel état des choses : oui, mais lequel ?

Ainsi, aujourd’hui, la « transition énergétique » est devenue un objectif très consensuel dans nos sociétés : par exemple, il est peu de partis politiques qui n’invoquent pas cette expression pour dessiner un projet d’avenir. Les écologistes de la première heure continuent à militer pour cette transition, que revendiquent aussi les grands groupes énergétiques, y compris producteurs de nucléaires. Ce même appel à une « transition énergétique » signifie-t-il que les Verts et Areva partagent une même vision de l’avenir ? Il est bien évident que non, et c’est pourquoi il nous faut maintenant mieux analyser la diversité des projets d’avenir que le terme vague et général de « transition énergétique » tend malheureusement à cacher.

L’une des études illustrant le mieux la variété des différents modèles de transition énergétique est celle effectuée en 2001 par Howard T. et Elisabeth C. Odum, qui dans l’un des chapitres de leur essai commun dressent un panorama général de la littérature prospective depuis les années 1970 [8]. S’il est inutile de lister ici tous les modèles de transition présentés dans cet ouvrage, il faut néanmoins noter que dans chaque modèle la composante énergétique s’avère déterminante dans la prévision proposée. Certains auteurs présentés, comme Julian Simon, estiment que la mise au point d’énergies nouvelles nous permettra de poursuivre indéfiniment notre expansion et notre croissance ; d’autres comme Barry Commoner ou Lester R. Brown soutiennent qu’une transition vers l’énergie solaire nous permettrait d’aboutir à une certaine stabilité économique proche du niveau actuel ; d’autres encore comme Ernst F. Schumacher (et les Odum eux-mêmes) affirment que la transition énergétique signifiera inéluctablement une contraction de l’économie, avec une réorientation des énergies renouvelables disponibles vers quelques secteurs prioritaires de la société.

De ce très rapide tour d’horizon, il apparaît que les modèles de transition énergétique ne sont pas seulement des variantes les uns des autres : il serait plus juste de dire qu’ils sont fondamentalement contradictoires et incompatibles les uns avec les autres. Ce constat tend à confirmer que même si la transition agit bien comme un mythe pacificateur en créant un consensus sémantique, il ne faut pas creuser bien profondément pour que les conflits et les intérêts divergents refassent surface. Derrière cette homonymie lénifiante, face à laquelle il est difficile d’être « contre », ce sont des projets radicalement différents qui nous sont proposés, entre lesquels il faudra choisir. La réintroduction de la notion de choix soulève évidemment de nombreuses questions – qui va choisir, et selon quels critères : égalité d’accès, abondance, qualité, durabilité ? Elle complique aussi sérieusement l’affaire, puisqu’alors la transition énergétique n’apparaît plus seulement comme un choix purement technique, mais aussi et surtout comme un choix de société, comme une « affaire de citoyens »selon l’expression de Benjamin Dessus et Hélène Gassin [9].

2.2. Entre pôle faible et pôle fort, un éventail de transitions énergétiques

La diversité des modèles de transition énergétique est telle qu’il apparaît bien difficile d’en faire l’inventaire : cela pose évidemment problème, puisque sans ces informations, il apparaît plus difficile encore d’effectuer le choix évoqué ci-dessus. Cependant, sans dresser d’inventaire exhaustif, nous pouvons tenter de clarifier les différences entre ces nombreux modèles en identifiant quels sont leurs principaux points de divergence.

Le principal de ces points de divergence peut être défini comme le degré de confiance accordé à la technique pour résoudre l’équation énergétique. Il est clair que certains auteurs identifient la transition énergétique à un simple transfert d’une source d’énergie à une autre, avec l’idée qu’un bouquet d’énergies « propres » ou « nouvelles » nous permettra globalement de continuer sur notre lancée : ces énergies peuvent être les agrocarburants, le nucléaire, l’hydrogène, les énergies renouvelables, etc. L’idée fondamentale est ici qu’une transition énergétique réussie devrait nous mener à un nouvel état d’abondance énergétique, notamment grâce à des technologies et à des organisations plus efficaces, et éventuellement grâce à des « petits gestes » de la part des citoyens.

À l’autre bout du spectre, en revanche, on trouve d’autres auteurs qui ne pensent pas que la transition énergétique puisse ainsi être résumée à un transfert d’une source énergétique à une autre. On retrouve notamment dans cette catégorie ceux qui soutiennent qu’aucune source d’énergie envisageable ne pourrait à moyen terme remplacer le pétrole avec la même abondance et la même efficacité, et que nous ne disposons plus de beaucoup de temps avant que ce pétrole ne vienne à manquer [10]. Dans leur cas, une transition énergétique réussie serait une transition qui nous amènerait pacifiquement à un nouvel état des choses où l’énergie serait moins abondante qu’en l’état actuel, tout en trouvant les dispositifs politiques et sociaux pour que cette réduction de l’énergie disponible ne se traduise pas par une aggravation des inégalités sociales.

Ces deux modèles sont en quelque sorte les pôles de l’éventail des transitions énergétiques entre lesquelles il faudra choisir : à un pôle, une transition « faible », qui se pense comme un problème surtout technique et qui nous mène à un nouvel état d’abondance énergétique ; à l’autre, une transition « forte » qui pose davantage la question en termes sociétaux, en se demandant comment faire pour que la société apprenne pacifiquement à vivre avec une énergie plus rare et plus chère ; entre ces deux pôles, différents modèles de transition énergétique qui s’échelonnent en fonction du degré de changement social qu’ils envisagent.

Mais même s’il peut être tentant de le faire, il ne faut pas résumer l’opposition entre ces deux pôles à une question de foi ou non en l’existence de solutions techniques. Les partisans de la transition « forte » appuient aussi leurs préconisations sur l’idée d’une urgence radicale, c’est-à-dire sur le risque croissant d’un effondrement imminent, tandis que les partisans de la transition « faible » font souvent reposer leurs analyses sur des échéances plus lointaines : cette différence est nettement visible, par exemple, lorsqu’il s’agit d’avancer une date pour annoncer le pic du pétrole, ou lorsqu’il s’agit de lancer des chantiers longs de plusieurs années pour construire de nouveaux réacteurs nucléaires. Enfin, il est à noter que les partisans d’une transition « forte » tendent davantage à lier la problématique énergétique avec le reste de la problématique écologiste : pour eux, la promesse d’une nouvelle énergie abondante serait moins une solution qu’un nouveau problème, puisque l’usage qui est fait de cette énergie risque d’accroître notre pression sur l’environnement et de précipiter d’autres crises écologiques, par exemple en multipliant les routes et l’artificialisation des sols au détriment des terres arables, des écosystèmes et de la biodiversité. Dans cette perspective, une transition réussie n’est pas celle qui mène à davantage d’énergie, mais celle qui mène à une organisation sociale nécessitant moins d’énergie et de puissance : c’est, par exemple, le cas des modèles de transition énergétique liés à l’idée de décroissance [11].

Cette clarification des différents modèles de transition énergétique étant faite, il apparaît de plus en plus que ces modèles sont souvent incompatibles les uns avec les autres, et qu’ils devront donc faire l’objet d’un choix. Mais avant cela, et pour nous y aider, il est nécessaire de nous interroger ici sur les limites intrinsèques à l’idée de transition énergétique, de manière à mieux comprendre ce que nous pouvons raisonnablement attendre de tel ou tel modèle.

3- Limites intrinsèques à la notion de transition énergétique

3.1. Un écueil : la transition comme « fin de l’histoire »

La transition, telle qu’elle a été définie ci-dessus, est « le passage d’un état des choses à un autre ». Nous avons vu que le caractère relativement consensuel de l’idée de transition énergétique nécessaire ne signifie en rien qu’il y ait consensus au sujet du nouvel état des choses vers lequel nous devons nous diriger : au contraire, ces différents modèles s’avèrent souvent contradictoires et incompatibles les uns avec les autres. Mais même malgré cette diversité, tous ces modèles partagent une même idée qui est intrinsèquement liée à celle de transition : toute transition doit un jour, par définition, prendre finlorsque le nouvel état des choses a vu le jour en remplacement de l’ancien. De plus, le nouvel état des choses qui doit mettre fin à la transition doit être un état des choses durablement stable : autrement dit, si l’on pense en termes de transition énergétique, cela signifie que l’on ambitionne de trouver une solution définitive ou quasi-définitive au problème de l’énergie. La transition nous fait sortir d’un mauvais pas, après quoi le problème est réglé.

Plusieurs modèles de nouvel « état des choses durablement stable » nous sont proposés. Du côté de la transition énergétique « faible », qui aborde surtout le problème en termes techniques, ce nouvel état des choses consiste en l’invention de nouvelles formes d’énergie abondante et bon marché : ce peut être l’économie hydrogène, les agrocarburants, les énergies renouvelables ou, à plus long terme, la fusion nucléaire. Quelle que soit la solution retenue, la transition énergétique sera terminée lorsque l’humanité bénéficiera d’une énergie abondante et propre pour alimenter un système industriel plus efficace. Certains auteurs comme Hervé Juvin vont jusqu’à affirmer que ces énergies et ces techniques nouvelles nous permettront de nous engager dans une « nouvelle révolution industrielle » grâce à laquelle nous pourrions « produire le monde » : « La folle entreprise de produire le monde résulte de la découverte banale que nous vivons dans un monde fini, petit et rare. […] Et il résulte de la découverte que, pour la première fois, le maintien de conditions « naturelles » favorables à la vie humaine dépend de l’activité économique, de la créativité et de la capacité d’innovation. La sortie de la nature est consommée. Le temps de la production lui succède. » [12]

Du côté de la transition énergétique « forte », en revanche, le nouvel état des choses durablement stable correspond plutôt à une organisation sociale qui permettrait de consommer moins d’énergie grâce à des pratiques de sobriété, la demande énergétique globale devenant suffisamment faible pour n’être alimentée que par des énergies renouvelables. Dans ce cas-ci, ce n’est donc pas une solution technique qui met fin à la transition énergétique, mais plutôt une solution sociétale. Selon Serge Latouche, « passer de l’enfer de la croissance insoutenable au paradis de la décroissance conviviale suppose un changement profond des valeurs auxquelles nous croyons et sur lesquelles nous organisons notre vie. » [13]

Dans les deux cas, la solution proposée – solution technique ou solution sociétale – peut apparaître comme une « fin de l’histoire » énergétique, comme une tentative d’en finir une fois pour toutes avec la question énergétique. Or c’est certainement là le point le plus discutable de l’approche en termes de transition énergétique : même s’il faut se féliciter que la question énergétique soit associée à des préoccupations de long terme, la manière de le faire peut être critiquée, surtout lorsqu’elle consiste à penser que la question énergétique peut être durablement résolue.

3.2. Transition énergétique ou « temps de la fin » ?

Car il est une autre manière de penser la question énergétique aujourd’hui, qui consiste à voir en cette question un nouveau « compagnon de route » de l’humanité, au même titre par exemple que la question sociale, et qu’il est illusoire de vouloir résoudre durablement ce problème. On peut, tout au plus, résoudre les problèmes les plus pressants en tentant d’y apporter des solutions qui ne soient pas trop court-termistes, tout en sachant que la question se reposera désormais de manière récurrente à nos sociétés. Vue sous cet angle, la « transition » actuelle n’aura pas véritablement de « fin », et elle ne peut donc pas être considérée comme une transition à proprement parler.

Pour mieux expliquer cette idée, il nous faut effectuer un léger détour qui passe par la pensée du philosophe allemand Günther Anders, dont l’œuvre est centrée sur la question de la technique. Selon lui, l’année 1945 a symboliquement fait entrer l’humanité dans une ère nouvelle, car l’explosion de la bombe atomique lui a donné la capacité de s’autodétruire, la faisant passer du « genre des mortels » au « genre mortel » : « Il n’est pas certain que nous ayons déjà atteint la fin des temps. Il est certain en revanche que nous vivons définitivement dans le temps de la fin et que le monde dans lequel nous vivons est par conséquent un monde incertain. « Dans le temps de la fin » signifie : dans cette époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde. – « Définitivement » signifie que le temps qui nous reste est pour toujours le « temps de la fin » : il ne peut plus être relayé par un autre temps mais seulement par la fin. » [14] Ainsi, selon l’auteur, même si l’humanité procédait à un désarmement nucléaire mondial, elle n’en serait pas moins condamnée à retrouver à chaque génération la volonté de ne pas se relancer dans une course aux armements pour une raison ou pour une autre, de ne pas concrétiser sa puissance potentielle.

Par analogie, on peut considérer que la question énergétique ne sera pas résolue, si l’on considère que chaque génération devra désormais apprendre à ne pas utiliser toutes les énergies qui seront à sa disposition : par exemple, certains auteurs comme Henri Prévot considèrent qu’au vu des dangers du réchauffement climatique, il y a aujourd’hui « trop de pétrole » en réserve sur terre, et qu’il nous faut maintenant apprendre à résister à cette tentation, et à le laisser reposer là où il est [15]. Et même dans l’hypothèse où une énergie abondante et propre était trouvée, la question de l’usage de cette énergie ne se poserait pas moins : étant donné l’extrême gravité de l’artificialisation des sols, des pertes de terres arables et des pertes de biodiversité déjà existantes, serait-il raisonnable d’utiliser cette énergie à multiplier le nombre de voitures et de routes sur l’ensemble de la planète ?

Ce que le « temps de la fin » apporte à la question énergétique, c’est donc l’hypothèse que nous ne règlerons sans doute pas cette question par une simple « transition énergétique », qu’elle soit technique ou sociétale. À mesure que nous tenterons de trouver des solutions, les termes du problème continueront à évoluer, et nous devrons continuer à naviguer à vue. En 1973, René Dumont, particulièrement soucieux de l’avenir à long terme de l’humanité, écrivait pourtant : « Au-delà de quinze années en avant, on n’y voie plus guère. Mais nous fonçons à toute allure dans le brouillard. […] Les menaces conjuguées ont atteint une telle gravité qu’il nous faut trouver des perspectives susceptibles de les réduire, sinon de les écarter. » [16] La difficulté consiste alors à penser en même temps les conséquences à long terme de nos actes, qui peuvent être irréversiblement destructrices, et notre incapacité à trouver des solutions irréversiblement bénéfiques.

Conclusion

Sous quelles conditions peut-il alors être utile de parler de « transition énergétique » ? Il est évident que nous devons continuer à nous fixer des objectifs à long terme, notamment nous passer progressivement des énergies fossiles et réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Pour atteindre ces objectifs de long terme, il nous faudra du temps, et donc une période de « transition énergétique », mais il faut alors apporter trois précisions capitales pour éviter que cette expression souvent floue et trompeuse ne nous induise en erreur.

La première : la transition énergétique n’est pas une solution, mais plutôt un problème à résoudre. Différents modèles de transition sont proposés, qui sont souvent incompatibles les uns avec les autres, ce qui signifie qu’il y a là un choix de société à effectuer. La transition énergétique ne doit donc pas être limitée à un défi technique, mais doit plutôt être comprise comme un enjeu conflictuel : lorsque l’expression « transition énergétique » est utilisée, il est donc capital que chacun précise bien quel projet il met derrière ces mots trop équivoques.

La deuxième : la transition énergétique ne se résume pas à un problème purement technique consistant à passer d’une énergie abondante et bon marché à une autre. La promesse d’une solution purement technique ne paraît pas à la hauteur des enjeux dès lors que l’on réinsère la question énergétique dans la perspective d’une crise écologique plus globale : quelles que soient les énergies dont nous pourrions disposer à l’avenir, nous n’échapperons pas à une interrogation quant à l’usage que nous ferons de ces énergies. Il est très vraisemblable que l’énergie soit à l’avenir plus rare et plus chère, ce qui posera la question de la répartition de cette énergie entre les êtres humains dans des termes nouveaux et plus pressants que jamais. Mais même en cas de pénuries relatives, certaines énergies resteront vraisemblablement disponibles, que nous devrons pourtant apprendre à ne pas utiliser : l’exemple des hydrocarbures fossiles qui devraient rester inexploités pour stabiliser le climat a été cité ci-dessus ; nous pourrions aussi évoquer le bois des forêts primaires qu’il pourrait être tentant d’exploiter, alors que cela serait dramatique en termes de biodiversité, au risque de nous mener de Charybde en Scylla. Enfin, même dans l’hypothèse où une forme d’énergie propre demeurerait relativement abondante à l’avenir, il nous faudrait apprendre à ne pas l’utiliser pour multiplier les automobiles et les routes, car cette artificialisation des sols se ferait vraisemblablement au détriment des terres arables et de la biodiversité. Dans tous ces exemples, apprendre à ne pas utiliser des énergies pourtant disponibles, c’est se poser la question éminemment sociale (et non technique) d’une forme d’autolimitation collective qui reste à inventer, pour qu’elle se fasse de manière juste et non au détriment des plus fragiles.

La troisième et dernière : parce que la transition énergétique n’est pas qu’une question technique, il est d’ores et déjà certain qu’elle n’aboutira pas à une « fin de l’histoire » énergétique. S’il avait juste été question d’un problème technique permettant de passer d’une énergie abondante et bon marché à une autre, la transition énergétique aurait pu véritablement « prendre fin » un jour. Mais comme nous venons de le résumer, la transition énergétique est aussi une question d’apprentissage social, dans la mesure où elle implique l’invention de formes d’autolimitation collective. Or, même si nous parvenons à réaliser cet apprentissage, il ne sera jamais irréversible, et il est vraisemblable que chaque génération soit désormais soumise à la tentation d’utiliser toute l’énergie potentiellement disponible pour résoudre les problèmes qui lui sembleront urgents, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La théorie du « temps de la fin » illustre bien cette capacité nouvelle que l’humanité a désormais apprise, et qu’elle ne pourra pas désapprendre : sa capacité à utiliser la puissance procurée par l’énergie dans des processus involontairement mais irréversiblement destructeurs pour la planète, au point de se mettre en danger elle-même. Il faut donc garder en mémoire que, même si l’expression « transition énergétique » laisse penser que la question énergétique pourrait un jour être durablement réglée, il est plus vraisemblable qu’une telle transition n’aboutirait, dans le meilleur des cas, qu’à une reformulation temporaire du problème et des tensions liées à la répartition et à l’usage de l’énergie, appelant à son tour de nouvelles « transitions », avec toujours à l’horizon la perspective d’un possible effondrement.

Notes

[1] P. Lascoumes, 2001, p.562

[2] 001, p.569

[3] D. Meadows & al., 1972, p.287

[4] E. Goldsmith & al., 1972, p.71

[5] R. Dumont, 1973, p.117

[6] G.H. Brundtland, 1987, chapitre 7

[7] J. Diamond, 2006, p.15

[8] H.T. & E.C. Odum, 2008, chapitre 3

[9] B. Dessus & H. Gassin, 2004

[10] Cochet, 2005 ; Heinberg, 2008

[11] S. Latouche, 2006

[12] H. Juvin, 2008, p.305

[13] S. Latouche, 2006, p.157

[14] G. Anders, 2006, p.312

[15] H. Prévot, 2007

[16] R. Dumont, 1973, p.107

L'énergie nucléaire : entre danger, risque, incertitude et peur

Séance du 27 avril 2009, avec Laurence Raineau,

chercheuse au Centre d’Etude des Techniques, des Connaissances et des Pratiques (CETCOPRA, Université Paris I)

Le nucléaire nous fournit une énergie très puissante et dense, c’est là son atout, notamment face aux énergies renouvelables. Mais avec la puissance technique croît aussi le danger : plus la puissance se libère, plus les effets, positifs comme négatifs, s’amplifient. Le danger lié au nucléaire civil est donc à la mesure de la puissance qu’il nous offre dans le domaine énergétique. C’est d’ailleurs un fait reconnu par les acteurs du nucléaire eux-mêmes, pour qui la notion de sûreté (et de sécurité) est première et contient (à tous les sens du terme) tout ce que le danger recouvre pour eux. Cependant, cette sûreté porte sur les risques, qui constituent une écriture bien précise du danger : les risques sont indentifiables, probabilisables et donc potentiellement contrôlables. S’il y a une incertitude liée aux risques, c’est donc sur le moment et l’ampleur de leurs occurrences, mais pas sur leur nature. Dans l’univers du nucléaire, le danger se trouve ainsi représenté à travers le risque, ce qui élimine l’incertitude radicale (l’incertitude sur la nature du danger) et la peur (liée notamment à l’impossible représentation du danger).

La peur existe pourtant dans la société civile et, en l’absence de débat démocratique, se retrouve seule et sans aucune crédibilité face au nucléaire civil. Elle ne peut, ni dialoguer avec le monde du nucléaire qui ne la reconnaît pas (et nie le danger qu’elle traduit), ni s’exprimer sur la scène politique qui ne l’intègre que comme variable psychologique (et la réduit à un problème « d’acceptabilité sociale »). Ainsi, dans le domaine scientifique et technique comme dans le domaine politique, la peur n’est pas prise en compte comme l’expression de la crainte d’un danger mais est considérée, soit comme une phobie (« radiophobie ») ou une angoisse refoulée (de la bombe atomique) qu’il s’agit d’apaiser, soit comme la conséquence d’une défaillance d’information qu’il s’agit de combler. Cette impossible prise en compte d’un danger au-delà du risque transparaît d’ailleurs à travers la façon dont sont gérés les déchets radioactifs aujourd’hui (notamment par enfouissement géologique).

Le débat sur l’énergie nucléaire, lorsqu’il a lieu, se ferme donc sur un raisonnement coût/avantage : la question devient celle de savoir s’il existe, ou non, un risque socialement acceptable face au bénéfice énergétique apporté par le nucléaire civil. On débat ainsi sur les risques (et leurs « réelles » probabilités) et sur les « bénéfices » de cette énergie (son coût véritable, sa réelle souplesse, efficacité ou indépendance). De fait, le débat fondamental, en amont du dialogue coût/avantage, ne s’entend plus : celui qui a trait au choix de société induit par le choix énergétique. Pourtant ce choix engage notre avenir et dessine des irréversibilités comme aucun autre choix. Il décide de nos infrastructures, de nos institutions, de notre rapport au monde et aux autres. Il engage tous nos autres choix, techniques, économiques et sociaux. C’est avant tout une question éthique qui se pose ici, de l’ordre du sens que l’on donne à la société, à l’homme. Malheureusement, le « compromis » politique qui apparaît aujourd’hui (un peu de nucléaire et un peu d’énergies renouvelables), semble repousser encore l’espoir de voir s’ouvrir ce débat démocratique sur la société de demain. Ce « compromis » est sans doute pour cela, mais aussi pour des raisons infrastructurelles et institutionnelles, le pire des « choix » que l’on pouvait faire. En effet, au lieu d’ouvrir, ou de laisser ouvert les possibles, comme il le prétend, il ferme en réalité petit à petit la voie à la seule (autre) alternative aux énergies fossiles, c’est-à-dire aux énergies renouvelables.

C’est donc au-delà des batailles de chiffres (sur les coûts, les émissions de CO2, les réserves de ressources fossiles et fissiles, etc.) et au-delà du débat sur les risques (d’accidents, de prolifération, d’attentats ou de défaillance technique ou humaine), que je tenterai de comprendre la peur et le danger du nucléaire. Il s’agira notamment de comparer la nature du danger que le nucléaire civil écarte (le réchauffement climatique), à celle du danger auquel il nous expose.

La carte carbone : des permis de polluer individuels pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre ?

Séance de juin 2009  avec Mathilde Szuba

Construite sur le modèle de la taxe carbone, qui vise à réguler les émissions de CO2 des entreprises, la carte carbone poursuit les mêmes objectifs (lutter contre la pollution, apprendre à se passer des énergies fossiles) à l’échelle individuelle.

Le fonctionnement de cette carte verte (par comparaison avec la carte bleue) est simple : chaque citoyen se voit allouer le même quota de carbone pour l’année. Deux stratégies sont alors possibles : se montrer économe afin de revendre les points carbone sauvés à d’autres consommateurs plus « énergétivores », ou bien accepter de racheter à d’autres les points manquants pour maintenir ou accroître son niveau de consommation. La quantité globale de carbone émise par an reste ainsi fixe, il ne reste plus qu’à l’abaisser progressivement d’année en année pour répondre, à terme, aux objectifs du protocole de Kyoto.

Lors de cette séance du séminaire Energie et Développement : un enjeu de civilisationMathilde Szuba, doctorante en socio-anthropologie, a présenté cette initiative britannique en abordant les questions suivantes : comment un pays démocratique peut-il envisager, dans un contexte de paix, de provoquer une pénurie artificielle pour limiter la consommation d’énergie ? Comment un gouvernement peut-il prendre le risque de proposer un programme aussi impopulaire que le rationnement ? Quelles menaces pour la vie privée d’un projet qui reposerait massivement sur le fichage ? Comment faire accepter ce qui ne manquera pas d’être ressenti comme une atteinte au confort de chacun ?

La société thermo-industrielle face à elle même : histoire et devenir des techniques de l'énergie

Séance du 8 décembre 2009 avec Alain Gras.

Alain Gras est professeur de sociologie à la Sorbonne et directeur du CETCOPRA (centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques). Derniers ouvrages parus : Fragilité de la puissance, Fayard, 2003 et Le choix du feu, Fayard, 2007.

Une année et demi consacrée à l’analyse des enjeux énergétiques contemporains, à travers des thèmes aussi divers que les crises énergétiques, la carte carbone, l’autonomie énergétique, le nucléaire, les rapports de l’énergie et du politique, nous a permis d’interroger les réponses actuelles aux défis de nos sociétés en matière d’énergie. En compagnie de jeunes chercheurs en sciences humaines, le séminaire a tenté de faire valoir la nécessité d’une prise en compte du social face aux approches strictement techniciennes qui dominent le domaine.

La réflexion s’est poursuivie e mardi 8 décembre avec le sociologue et anthropologue des techniques, Alain Gras, et a porté sur les origines et le devenir de notre société thermodindustrielle « qui a choisi la chaleur comme seul moyen de puissance ».

Alain Gras nous a présenté une vision de l’évolution de nos techniques qui va à l’encontre de la vision « progressiste » dominante et montre que l’histoire des techniques est faite de ruptures et de choix