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Pablo Ka

Pour éclairer les enjeux de la mobilisation en cours visant à faire gagner l’alternative progressiste et empêcher l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national à l’issue des législatives des 30 juin et 7 juillet prochains, nous publions quelques extraits des actes du colloque organisé par la Fondation Gabriel Péri en mars 2022, Les classes populaires à l’écart du politique.
En répondant à la question « Le monde ouvrier est-il historiquement de gauche ? », Marion Fontaine nous invite à sortir des mythes pour comprendre et affronter les réalités nouvelles en gardant à l’esprit que rien n’est jamais joué d’avance et que tout demeure possible. Dans les quelques extraits de « Que savons-nous des votes des classes populaires ? », Patrick Lehingue explique leur décrochage progressif vis-à-vis du système politique, la hausse de l’abstention – y compris lors de la séquence électorale de 2022 – qui n’affecte pas les groupes sociaux de la même manière, la montée d’un vote d’extrême droite exprimant le ressentiment et le recul du vote de gauche. Son analyse de la séquence électorale de 2022 constitue un repère utile pour analyser celle que nous vivons actuellement.
Ces constats appelant l’action, des réponses sont avancées. Elles sont multidimensionnelles et complexes. Pour améliorer les taux de participation, des solutions de type organisationnel (inscription automatique sur les listes électorales, regroupement des scrutins un même jour, vote obligatoire, etc.) sont nécessaires (Vincent Pons les expose en détail dans les actes). Le travail de mobilisation doit être réactivé par des campagnes de terrain au plus près des personnes. Sans réinvestissement du militantisme, l’information de proximité, l’aide à l’inscription sur les listes et la confrontation des idées ne peuvent pleinement se faire. Dans l’extrait reproduit ci-dessous, Olivier Corzani revient sur le travail de politisation des enjeux locaux du quotidien mené avec succès à Fleury Mérogis dont il est maire, et qui peut être source d’inspiration. 
Cette sélection se termine par un extrait de la contribution de Daniel Gaxie sur les spécificités de la défiance des catégories populaires. Si l’accentuation de cette défiance s’enracine dans la dégradation des conditions de vie et des situations sociales de plus en plus difficiles, alimentant une abstention intermittente et un repli conservateur et nationaliste, les perceptions politiques des classes populaires sont aussi ambivalentes et contradictoires mêlant des appréciations négatives de la politique à des attentes qui sont maintenues. Selon le contexte, ces éléments contradictoires sont plus ou moins activés. Tout reste donc ouvert. Un programme progressiste tel que celui du Nouveau front populaire, s’adressant aux catégories populaires, dont les mesures permettraient concrètement de mieux vivre, suscite l’espoir d’inverser la tendance pour changer radicalement la donne.


Le monde ouvrier est-il historiquement de gauche ?

Marion Fontaine

Professeure à Sciences Po (Paris).

[…]

Pour plagier Simone de Beauvoir, « on ne naît pas à gauche même quand on est ouvrier, on le devient ». Le peuple, ouvrier ou non, les hommes et les femmes, militants ou non, personne ne naît spontanément de gauche. En se concentrant sur le XIXe et le premier XXe siècles, qu’est-ce qu’être de gauche sur un temps long ? Partager des idéaux d’émancipation ? Les mettre en pratique dans sa propre vie ? Est-ce qu’être à gauche, c’est voter à gauche ? Mais laquelle ? En France, la question se pose particulièrement parce que voter à gauche peut être successivement ou simultanément voter républicain, socialiste, communiste ou radical… Donc voter à gauche quand on est ouvrier peut être une pluralité de solutions. Est-ce qu’être de gauche, c’est vivre à gauche ? Est-ce militer syndicalement, politiquement ou combattre révolutionnairement ? Autant de manières de souligner que l’équation entre les classes populaires et la gauche n’a pas et n’a jamais sans doute eu la belle limpidité qu’on lui prête parfois. L’enjeu de cette communication est de revenir sur certains points saillants de cette équation avec l’idée que comprendre ce qu’il s’est passé, ce qui a marché et ce qui n’a parfois pas marché, n’a pas pour ambition de dégager un modèle ou de tirer des leçons (je n’y crois pas trop). Il s’agit d’expliciter une expérience pour le présent.

[…]

Pour les socialistes, il y a un travail de politisation à mener. En effet, les forces latentes qui vont dans le sens du progrès et de l’émancipation sont condamnées à rester latentes sans une politique efficace, sans une conquête des usines, des ateliers, mais aussi des terroirs et des paysans. Comme Jules Guesde – l’un des grands leaders du socialisme français d’avant 1914 – l’affirme hautement : « Je n’ai jamais suivi les foules, dit-il, j’ai fait l’opinion des foules. Ce n’est pas à l’école du prolétariat que je suis allé, c’est le prolétariat qui est venu dans mon école »[1]. Il exprime avec une grande clarté que la politique vient avec les leaders politiques, que la politisation se réalise par toute une série d’actions concrètes : les réunions, la « propagande » qui passe par la musique, les brochures, les affiches, des tentatives d’éducation socialiste qui passent par les institutions ouvrières (coopératives, syndicats) et par le travail au sein du parti. Les socialistes sont convaincus que c’est aussi ce travail de fourmis et de terrain qui fonctionne. Depuis les carnets de Marcel Cachin jusqu’aux voyages de Jaurès ou de Guesde, de nombreuses sources montrent à quel point ce travail de terrain est permanent et que c’est aussi ainsi qu’est envisagée la constitution d’une adhésion ouvrière majoritairement socialiste.

Force est de constater que cela ne marche pas si mal. S’il n’y a pas de majorité révolutionnaire marxiste en France avant 1914, il y a déjà des gouvernements d’union des gauches, par exemple le gouvernement du bloc des gauches entre 1902 et 1905 qui fonctionne non pas avec la participation, mais avec le soutien des socialistes. Il y a une imposition lente, mais réelle, des partis socialistes et ouvriers dans le paysage. Par exemple, le SPD, le parti social-démocrate allemand, devient, en 1912, le premier parti en Allemagne. En France, lors des élections législatives d’avril 1914, juste avant la guerre, la SFIO, devient le deuxième groupe à la chambre des députés juste derrière les députés radicaux. Preuve en est que ce travail n’est pas totalement inefficace, même s’il est toujours précaire. Quelques exemples : certes, Jaurès gagne en 1893 à Carmaux en unissant derrière lui, en politisant des ouvriers, une partie des paysans et des mineurs, mais il perd en 1898 dans le contexte de l’affaire Dreyfus, au moins en partie en raison de son soutien à la cause dreyfusarde, puis il regagne en 1902. Même chose pour Roubaix, la Mecque du socialisme pendant des décennies : Jules Guesde est élu en 1893, mais perd en 1898. Il en va de même à Lille qui passe à gauche au tout début du XXe siècle avant de revenir aux modérés en 1904 jusqu’à la guerre. Il n’y a donc pas de bastions éminemment à gauche, mais des majorités municipales qui se dessinent tout en restant extrêmement fragiles.

Un monde ouvrier partagé par des tensions

Même dans les villes très ouvrières comme Roubaix ou Lille, le vote ouvrier ne se porte pas nécessairement sur les socialistes. En effet, ces milieux populaires sont soumis à d’autres influences qui peuvent être bien plus puissantes. Les forces du paternalisme et de l’encadrement patronal qui surveillent en partie des ouvriers pèsent considérablement sur les votes. Comme Jaurès le dit, le marquis de Solage achète par exemple des voix. Les influences religieuses jouent également un rôle important. Même si le monde ouvrier est sans doute, pour partie, plus déchristianisé que d’autres catégories, influence catholique et vote socialiste sont très nettement antinomiques jusque dans les années 1960. Ainsi, tous les ouvriers, y compris pendant la période si singulière des trente glorieuses, ne votent pas à gauche. Des recherches sur le vote gaulliste et conservateur des ouvriers seraient utiles, ne serait-ce que pour avoir conscience du fait que ces orientations électorales ne sont pas nées dans les années 1990-2000 ; que cette figure d’ouvrier conservateur est ancienne, même si elle a pris des formes très différentes.

Par ailleurs, la structure du monde ouvrier lui-même limite la pénétration socialiste auprès des ouvriers. Si une partie du monde ouvrier prend conscience de sa force collective et cohésive, il n’existe pas un modèle ouvrier unique. Le monde ouvrier reste et restera partagé par des hiérarchies et des tensions considérables. Il y a, par exemple, une vraie différence entre, d’un côté, les ouvriers qui parviennent, pour de nombreuses raisons, à une certaine stabilité et donc à sortir de l’insécurité la plus absolue et qui frôlent parfois les petites classes moyennes et, d’autre part, les ouvriers, les familles, monoparentales ou autres, complètement précaires. Comme les travaux des politistes le démontrent, l’insertion et la stabilisation jouent un rôle immense sur les formes de politisation et sur l’engagement politique.

Il y a également de fortes différences entre les ouvriers autochtones, les ouvriers établis depuis longtemps et les ouvriers immigrants, ou établis depuis moins longtemps. Les rixes nationalistes et xénophobes existent au sein du monde ouvrier lui-même, comme en témoignent les émeutes d’Aigues-Mortes en 1893 ou celles de Lens en 1892 alors qu’à cette date, cette ville est le fief du député socialiste et ouvrier Émile Basly, qui a servi de modèle pour Étienne Lantier dans Germinal. À Aigues-Mortes, des villageois et ouvriers massacrent des travailleurs italiens considérés comme des voleurs de travail et des malfrats. À Lens, des ouvriers syndiqués veulent chasser les ouvriers belges qu’ils accusent de prendre toutes les places des postes qualifiés et de ne pas faire leur service militaire. Ces tensions internes sont autant d’obstacles à l’engagement politique et posent des questions aux représentants socialistes et ouvriers : faut-il suivre ce nationalisme (ce que fait Émile Basly) ou faut-il au contraire miser sur le socialisme d’éducation (comme le fait Jaurès) ? Certaines colères politiques ne sont ni justes ni légitimes et détournent le vrai cours de l’effort ouvrier. C’est l’avantage de la position de Jaurès.

Une expression plurielle de l’identité de gauche

Cette dialectique du travail politique et de la politisation va se poursuivre au cours du XXe siècle avec un nouvel acteur qui sera, après le congrès de Tours, le Parti communiste français. Ce dernier va devenir l’une des modalités d’expression d’une identité politique de gauche au sein des ouvriers. Si cette modalité est privilégiée, elle n’est pas exclusive ; dans le Nord par exemple, il y a des ouvriers socialistes. Les uns politisent autant que les autres. Pour le monde ouvrier français, la manière d’exprimer son identité de gauche restera, du fait de la division de la gauche française, beaucoup plus plurielle que dans d’autres pays. En Grande-Bretagne par exemple, il y a, au moins jusqu’aux années 1970-80, une homogénéité plus grande entre une identité sociologique – la classe ouvrière –, une identité culturelle – le football dans les stades – et une identité politique – le Labour.

Il reste que le lien qui s’est construit entre identité sociale de la classe ouvrière et identité politique de vote pour des parties de gauche s’est défait suivant une chronologie qui mériterait d’être interrogée : est-ce dans les années 1980 au moment où la crise économique et le chômage frappent le plus ? Est-ce plus tard, dans les années 1990-2000 ? Et qu’est-ce qui se défait ? Ce n’est pas à proprement parler le monde ouvrier puisqu’il y a encore des ouvriers en France, même si ce monde se rapetisse proportionnellement parlant et reprend, comme au XIXe siècle des formes un peu plus éclatées. Les travailleuses à domicile, les couturières du XIXe siècle ont été remplacées par des travailleurs Uber ou autres.

Le fameux rapport de Terra Nova de 2011[2] est intéressant, non pour sa pertinence sociologique discutable, mais parce qu’il fait de l’ouvrier un mythe non plus positif comme au temps du Parti communiste, mais un mythe négatif. En tant qu’historienne, il est frappant de voir que ce monde ouvrier qui, pendant longtemps, a été un mythe positif par excellence – peut-être trop – est devenu aujourd’hui, pour une partie de la gauche au moins, un mythe négatif, son cauchemar et son remords. Sortir des mythes s’avère justement indispensable tant pour le passé que pour le présent. Cela peut aider à comprendre une réalité sans doute moins simple et lumineuse, mais intéressante quand même. Celle-ci rappelle que rien n’est jamais joué, que tout est toujours possible dans la rencontre entre, d’un côté, un milieu social mouvant qui peut douter de la réalité proposée, qui peut douter que les changements apportés correspondent à ses attentes, qui peut aussi se tromper et errer et, de l’autre, les hommes, les femmes et les organisations qui entendent promouvoir des réformes et des mesures censées servir les intérêts de ce milieu, qui souhaitent le représenter et l’organiser. Faire en sorte que ces mondes se rencontrent n’est jamais évident, facile ou donné ; toujours fragile. Mais comme l’aurait dit Jaurès, cette rencontre est une entreprise qui, historiquement, a permis l’approfondissement de la démocratie et l’inclusion du monde ouvrier dans la démocratie sociale et politique du pays.


Que savons-nous des votes des classes populaires ?[3]

Patrick Lehingue

Professeur émérite de science politique à l’Université de Picardie,
chercheur au CURAPP-ESS[4].

[…]

Le décrochage progressif des classes populaires vis-à-vis du système politique

Passons à l’essentiel. L’une des principales transformations de la scène politique française – sans aucun doute la plus décisive – réside dans ce que, faute de mieux, on peut appeler le décrochage progressif des classes populaires vis-à-vis du système politique. Par « décrochage progressif des classes populaires », on entend ici quatre mouvements élémentaires, très étroitement liés par des rapports d’interdépendance.

– Premier point, la montée de l’abstention qui affecte désormais les classes populaires beaucoup plus que les autres groupes sociaux, défection amenant à ignorer un jeu politique dont elles pensent, souvent à juste titre, qu’il les ignore.

– Deuxième élément, le recul d’un vote de gauche autrefois hégémonique et singulièrement de ce mode d’expression progressivement naturalisé qu’était devenu, dans les années 1950-60-70, le vote communiste.

– En troisième lieu, la quasi-disparition de la base populaire dont avaient pu bénéficier, dans le passé, les formations de la droite classique qui bon an mal an parvenaient à capter, notamment sous la Ve République gaullienne, autour d’un tiers des votes ouvriers et un peu plus chez les employés (autour de 40 %). Pour fixer un ordre de grandeur, en 2017, seuls 5 % des ouvriers inscrits sur les listes et 10 % des employés s’étaient prononcés pour F. Fillon[5].

– Quatrième élément de ce décrochage – le plus spectaculaire –, l’apparition au milieu des années 1980 d’un vote frontiste, puis son développement, d’abord résiduel, avant de devenir progressivement modal, au moins chez ceux qui consentent encore à voter.

Pour simplifier, c’est-à-dire en laissant de côté le vote conservateur des classes populaires, on peut s’appuyer sur la célèbre tripartition de l’économiste Albert O. Hirschman[6] qui, outre sa grande plasticité, insiste sur le jeu de bascule qui, « face au déclin des institutions » (traduisons librement des services publics, des édifices de protection sociale, du salariat stable…) s’instaure trois types de réactions concevables : la défection ou le retrait (l’exit), la prise de parole par expression d’un mécontentement (la voice) et enfin la fidélité souvent muette (la loyalty).

L‘exit : la défection ou le retrait

L’exit renvoie à une abstention de moins en moins intermittente pouvant aller jusqu’à la non-inscription, ou, en cas de déménagement, au refus – à quoi bon ? – de se réinscrire. Chacun le sait, depuis presque un demi-siècle, l’abstention n’a cessé de progresser – inégalement certes – à tous les types de consultation. Moins connu, le scrutin à partir duquel la participation électorale commence à chuter peut être très précisément daté des Européennes de 1984. Ce scrutin voit en même temps (ce n’est pas une simple coïncidence et cela demeurera une constante) émerger électoralement le FN (10 % des exprimés contre 0,8 % dix ans auparavant), chuter le PCF (à 10 % également), ce dans la conjoncture du « tournant de la rigueur » (cf. notamment les plans de licenciements massifs dans la sidérurgie).

En France, alors que durant la décennie 1970, seul un électeur sur cinq en moyenne s’abstenait (moyenne des consultations, mais ce taux descend à 12 % en 1974), l’abstention a été supérieure à 50 % à tous les scrutins organisés durant le premier quinquennat Macron, ce qui est historiquement sans précédent. Ce phénomène d’exit rapproche la France de la situation – tant décriée – qui prévaut de longue date aux États-Unis. Du fait notamment de l’affaissement des dispositifs d’encadrement et d’éducation d’une partie des classes populaires par les partis politiques s’en réclamant, les mécanismes d’exclusion électorale fonctionnent désormais de manière similaire dans les deux pays.

Mais l’essentiel est ailleurs et est trop souvent occulté : cette hausse de l’abstention n’affecte pas les groupes sociaux de la même manière. Alors que durant les années 1950, 60 ou 70, on n’enregistrait pas d’écart flagrant de participation entre les différentes classes sociales[7], cet exit croissant s’accompagne d’une dispersion elle-même croissante des comportements électoraux en fonction des propriétés sociales des électeurs. Du même coup, la structure sociale du corps électoral effectif épouse de plus en plus les contours des régions supérieures de l’espace social et/ou des citoyens les plus âgés.

Les enquêtes Participation électorale de l’INSEE (de très loin les plus fiables) révèlent que dès 1995 (soit après le double septennat de François Mitterrand et quatre alternances politiques successives), les « absents de la cène électorale » représentaient à peu près 20 % de la population électorale virtuelle (9 % de non-inscrits, et 11 % d’abstentionnistes constants aux deux tours des présidentielles de 1995). Guère supérieure à 10% pour les cadres supérieurs, cette auto-exclusion des arènes électorales concernait alors 26 % des employés de commerce, 27 % des ouvriers non qualifiés, 31 % des chômeurs, 32 % des salariés en emploi temporaire subi[8]. Douze ans plus tard, la proportion globale de non-inscrits et d’abstentionnistes constants atteint désormais 46 % pour les « bénéficiaires » du R.M.I., 39 % chez les chômeurs, 36 % pour les résidents en zone sensible urbaine, 36 % pour les intérimaires ou salariés en C.D.D., 33 % pour les ouvriers non qualifiés, 32 % chez les Français naturalisés[9].

Le remarquable travail réalisé par Céline Braconnier, Baptiste Coulmont, et Jean-Yves Dormagen à partir d’un échantillon de 45 000 enquêtés collecté par l’INSEE lors des présidentielles et législatives de 2017[10] démontre parfaitement que toute hausse du taux global d’abstention se traduit par des écarts de plus en plus vertigineux entre groupes sociaux, rendant toute moyenne nationale illusoire[11]. En cumulant les attributs prédisposant soit à la participation, soit à l’abstention, les auteurs parviennent à calculer « qu’un homme, cadre supérieur, ayant entre 60 et 64 ans et un niveau d’études bac +5, étant marié, en couple, avec des enfants, et n’étant pas immigré présente 25,2 % « de risque » (i.e. probabilité) de s’être abstenu au second tour des législatives ». À l’inverse, « on peut estimer qu’une femme, ouvrière, ayant entre 25 et 29 ans, non diplômée et ayant arrêté ses études avant le lycée, divorcée, vivant seule avec ses enfants, présente 89,4 % de risque de s’être abstenue au second tour des élections législatives »[12].

Quelques remarques à ce stade : le taux national d’abstention enregistré lors de ce scrutin (57,3 %) apparait presque comme fictif tant il fait la moyenne de configurations sociales dispersées. Les deux situations rapportées ci-dessus – loin d’être utopiques (ou à la manière de Max Weber, de s’apparenter à un modèle idéal typique) – existent bel et bien, renvoient à des groupes sociaux réels et rassemblent des dizaines de milliers de citoyens. Au vu de ces différences de participation, on conçoit mieux la funeste erreur de lecture consistant à avancer que « le FN est le premier parti des jeunes », « ou le premier parti des ouvriers », ou le parti de prédilection des peu diplômés… Les points de vue changent en effet du tout au tout quand, d’une lecture n’incluant que les seuls votants, on passe à une lecture réintégrant les abstentionnistes donc prenant pour base l’ensemble des inscrits. Ainsi pour la Présidentielle de 2017 (premier tour), si l’on approche les classes populaires par la petitesse de leurs titres scolaires, Marine Le Pen semble être le choix premier des non-diplômés à hauteur de 28 %. En fait, en intégrant les abstentions, ce n’est au total le fait que de 17,5 %[13] ; en réintégrant les non-inscrits sur les listes électorales, il ne s’agit plus que de 10,5 % du total des non-diplômés âgés de 25 à 44 ans[14]. La même objection vaut pour le vote des ouvriers ou des employés. Elle est d’autant plus pertinente que la participation électorale globale est faible et que se creusent donc les écarts entre groupes sociaux. Par exemple, les régionales de 2015 consacrent un pic électoral pour les listes du FN qui rassemblent, au premier tour, 27 % des suffrages exprimés.

Tableau I – Calculs des votes pour les listes FN en % des exprimés ou des inscrits.

Régionales 2015 (Ipsos).

 % votes FN Exprimés% Abstentions% vote FN Inscrits
Total national27  50[15]13,5
Cadres supérieurs17528
Professions intermédiaires255511
Indépendants355117
Employés365815
Ouvriers436117
Écarts cadres sup/ouvriers26 points 9 points

Ce score moyen de 27 %, déjà imposant, est plus impressionnant encore pour certaines catégories d’électeurs : les travailleurs indépendants (35 %), les employés (36 %) et les ouvriers (43 %) contre 17 % seulement pour les cadres supérieurs. En réintégrant les comportements abstentionnistes (probablement sous-évalués quant à leurs écarts, les sondages appréhendant très mal cette pratique, y compris pour les enquêtes réalisées le jour du scrutin), la réalité apparait assez différente : pour les ouvriers, on passe d’un vote FN de 43 % des exprimés à seulement 17 % des inscrits, soit pas plus que les travailleurs indépendants. En termes de préférence frontiste, l’écart avec les cadres supérieurs est réduit des deux tiers (26 points en % des exprimés, 9 seulement en % des inscrits, et probablement un peu moins)[16].  –

La nouvelle Voice ? Les votes frontistes

« Voter pour un parti antisystème apparaît comme l’ultime usage du droit de vote pour exprimer sa « colère », comme une arme par destination de parasitage du système, avant l’exit électoral »[17] : cette citation de Philippe Aldrin s’applique non pas à tous les électeurs du FN (certains partagent bel et bien les convictions des dirigeants du FN/RN), mais probablement à la majorité d’entre eux[18]. Parmi les classes populaires, on peut difficilement nier l’existence de cette forme d’expression du ressentiment et du dégoût suscités par l’indifférence de la plupart des représentants (cf. le fameux rapport Terra Nova de 2011[19]), et par l’impuissance ou les volte-face des gouvernants.

Le tableau II, malheureusement établi à partir des seuls suffrages exprimés faute de données suffisamment détaillées sur la structure des abstentions, a cependant le mérite de poser un cadre chronologique et de suggérer l’intensité variable de cette Voice.

Tableau II : % des votes FN (suffrages exprimés) chez les ouvriers et les employés[20]

 19841986198819952002200720122017
Ensemble1110151417111821,5
Employés1207141822122130
Ouvriers0911202123162939
Sur-vote ouvriers (points)-2+1+5+7+6+5+11+17,5

Au départ (Européennes de 1984), les ouvriers votent tendanciellement moins FN que le reste de la population (respectivement 9 et 11 %), et ce d’autant moins qu’ils s’abstiennent probablement davantage, quoique comparativement moins que par la suite. À partir de 1988 (réélection de Mitterrand), un léger sur-vote ouvrier en faveur du FN apparaît (+5 points), qui va progressivement doubler (+11 points en 2012), puis faire plus que tripler après le quinquennat F. Hollande (+17,5). La courbe des votes pour les employés suit globalement cette tendance avec un peu de retard et une moindre intensité.

On recommandera toutefois une certaine prudence à ce stade, à au moins trois niveaux. En premier lieu, la proportion d’ouvriers inscrits s’étant prononcés pour le FN ou ses représentants n’a jamais excédé 30 % (29,6 % en 2017), soit moins d’un ouvrier inscrit sur trois (un sur quatre en réintégrant les ouvriers français non-inscrits). En deuxième lieu, il faudrait rappeler que le vote frontiste n’est pas l’apanage des fractions les plus dominées de l’espace social puisque, ramené à la population globale des inscrits, les quartiers « bourgeois » lors des élections intermédiaires ne sont pas toujours moins réceptifs à la tentation frontiste que les quartiers populaires. Voir ce petit exercice avec deux quartiers de la ville d’Amiens (tableau III) que chacun pourra reproduire dans sa ville et qui a l’avantage de porter sur des résultats électoraux bruts (donc sans la médiation souvent artefactuelle des sondages).

Tableau III : Bureaux « riches » et bureaux « pauvres » : l’illusion des pourcentages

(Européennes 2014, ville d’Amiens)

Bureau de voteInscritsTaux de
participation
Exprimés% FN/ exprimés%FN/ inscritsBulletins
Le Pen (n=)
Henriville102051,74 %51712 %6,75 %69
César Frank139415,57 %20427,4 %4 %56

Une lecture rapide conduit souvent à authentifier la thèse d’un sur-vote FN dans les quartiers populaires et « les cités » : dans l’exemple (réel) pris ci-dessus, la liste FN réalise à César Frank – bureau très déshérité de la périphérie nord d’Amiens – un score plus de deux fois supérieur (27,4 % contre 12 %) à celui obtenu dans le quartier résidentiel d’Henriville – l’un des plus cossus d’Amiens. Mais comme les taux de participation sont trois fois et demi plus faibles dans le premier cas (moins d’un résident inscrit sur six), c’est finalement et contre toute attente à Henriville que le FN réalise, par rapport au nombre total de résidents inscrits, le meilleur score (6,75 % des inscrits contre 4 %). Et bien que le bureau des « beaux quartiers » compte près de 400 électeurs inscrits en moins que le bureau le plus populaire, c’est dans celui-là que le Front national (FN) rassemble in fine, le plus d’électeurs (69 contre 56) …

Le troisième bémol s’apparente à une suggestion et vise à un renversement – même provisoire – des problématiques. Pour tenter de rendre raison de ce qui, vu de loin ou de haut, peut sembler déraisonnable ou irrationnel, peut-être gagnerait-on à cesser de se demander « pourquoi diable les classes populaires votent-elles FN ? » ; interrogation apparemment neutre, mais qui tend à rejeter la charge de l’accusation vers des individus toujours suspectés d’autoritarisme (cf. la vieille thèse de Lipset sur l’autoritarisme des classes populaires), virtuellement perdus pour « la démocratie », classes « dangereuses parce que laborieuses ». Peut-être pourrait-on préférer la question, certes plus dérangeante : « pourquoi ne le feraient-elles pas, quand tout y concourt ? », manière de réintégrer les producteurs des politiques publiques et les professionnels du jeu politique dans la boucle des responsabilités et des imputations causales.

[…]

 En conclusion, subsistent pourtant deux pistes. La première, empruntée notamment par certains géographes – plus sociologues en cela que bien des politologues –, consiste, grâce au calcul de coefficients de corrélation, à croiser à un niveau très fin (cantons, voire bureaux de vote), les résultats désagrégés des recensements et les résultats électoraux[21]. Ce qui permet d’identifier des orientations électorales divergentes au sein des classes populaires[22], mais aussi de vérifier que d’une configuration territoriale et sociale à l’autre, les prédispositions électorales peuvent être très variables[23]. La seconde piste, largement ouverte par des travaux comme ceux de Christèle Lagier[24], consiste à délaisser, pour un temps, les données quantitatives – uniquement empruntées dans cet article – pour recourir à des récits de vie et reconstitutions de trajectoires sociales. Tant il est vrai, que, « les analyses que l’on dit qualitatives sont capitales pour comprendre ce que les statistiques ne font que constater » (P. Bourdieu)[25]. On serait tenté d’ajouter : « ne font au mieux que constater ».

Post-scriptum : quelques enseignements de la séquence électorale du printemps 2022.

Les scrutins présidentiels et législatifs du printemps 2022 invalident-ils ces constats pour le moins pessimistes ? Dans l’ensemble, non, même si l’analyse peut, ici ou là, être enrichie ou amendée.

L’abstention progresse

L’enquête Participation électorale de l’INSEE[26] indique, pour les deux scrutins, une nouvelle poussée de l’abstention. Ainsi 16 % des inscrits n’ont voté à aucun des quatre tours de scrutin contre 13,5 % en 2012. Non seulement cette abstention systématique est substantiellement plus importante pour les électeurs les plus défavorisés, mais en cinq ans, elle progresse également plus vite. Ainsi, les électeurs dépourvus de diplôme se sont-ils abstenus de participer à la séquence électorale du printemps 2022 à hauteur de 30,4 % (+5,4 points en cinq ans) contre 9,5 % des diplômés du supérieur (+1 point seulement). Même exit total des arènes électorales pour les ouvriers (19,4 %, +4), les personnes n’ayant jamais travaillé (27,9 %), ou les électeurs appartenant en termes de niveau de vie au dernier quartile (24,9 % contre 8,2 % pour les électeurs ayant un niveau de vie supérieur au 3e quartile)[27].

Ici encore, le cumul des attributs fait exploser les écarts. Le vote systématique n’est, par exemple, le fait que de 4,4 % des jeunes inscrits âgés de 18 à 29 ans quand ils sont dépourvus de diplôme ! Les inscrits vivant dans un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) se sont abstenus deux fois plus souvent aux deux scrutins nationaux (29 % contre 16 % pour ceux résidant en dehors d’un QPV). Encore ne considère-t-on ici que les électeurs inscrits, en neutralisant les variations de taux d’inscription dont la logique redouble celle présidant aux différentiels de participation. Ainsi, comme le calcule Kilian Bloch pour l’INSEE[28], « parmi les 25 % de personnes les plus modestes, 83 % sont inscrites sur les listes électorales, contre 96 % parmi les 25 % les plus aisées. Par ailleurs, quand elles sont inscrites, 75 % des personnes parmi les 25 % les plus modestes ont voté au moins une fois aux élections nationales de 2022, contre 92 % des 25 % les plus aisées. […] En plus du niveau de vie, résider dans un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) joue également, à la fois en défaveur de l’inscription et de la participation aux votes une fois inscrit. Sur 100 Français en âge de voter, parmi les 25 % les moins aisés et résidant dans un QPV, seulement 49 ont participé aux élections ».  

Contrairement à l’idée généreusement avancée d’un sursaut de mobilisation électorale touchant en 2022 les électeurs appartenant aux classes populaires, les fragiles indications fournies le jour du vote par les entreprises de sondage confirment un très fort abstentionnisme différentiel perceptible dès le premier tour des présidentielles et suractivé lors des législatives, tant il est vrai qu’une progression générale de l’abstention s’accompagne généralement d’une aggravation des écarts entre groupes sociaux. Les élections législatives qui, avec 52,5 %, battent un record historique d’abstentions finissent de ruiner l’idée d’une mobilisation populaire inédite. La participation au premier tour n’aurait pas dépassé le taux de 38 % pour les employés (« données » Ifop[29]), 37 % pour les ouvriers et 35 % pour les chômeurs. Les électeurs membres des « catégories aisées » (revenu supérieur à 2500 € par personne au foyer) ne se seraient abstenus « qu’à hauteur » de 34 %, contre 62 % pour ceux percevant moins de 900 € par mois… 

Le scrutin législatif accentue les écarts qui, par exemple, passent en termes de taux d’abstention de 22,7 points entre Neuilly-sur-Seine et Roubaix à 30 points d’un scrutin à l’autre. Il n’est pas rare dans les banlieues les plus défavorisées d’enregistrer jusqu’à 70 % d’abstentions et plus comme à Sarcelles (73,7 %), Vaulx-en-Velin (72,1 %), Garges-lès-Gonesse (71 %), Grigny (70,9 %), Stains (70,6 %) ou Roubaix (70,5 %) Du même coup, même les députés de la NUPES les mieux élus (ceux y obtenant la majorité absolue des suffrages exprimés dès le premier tour) ne le sont qu’avec une proportion modeste des électeurs inscrits : cas de Stéphane Peu à Saint-Denis-Villetaneuse désigné par plus de 60 % des exprimés, mais seulement 20,1 % des électeurs inscrits, de Mathilde Panot (Ivry, Vitry avec 24 % des inscrits), ou de Manuel Bompard dans les quartiers défavorisés de Marseille (21,4 % des inscrits)…

Quel bilan pour la gauche ?

La progression et le score flatteur obtenus par la candidature Mélenchon dans les cités populaires de l’Île-de-France (60,2 % à Stains, 60,1 % à Bobigny…) ou dans les banlieues des grandes métropoles (52,5 % des exprimés à Roubaix, 54,9 % à Vaulx-en-Velin…) comme la progression aux législatives du nombre d’élus sous l’étiquette commune de la NUPES[30] et leur localisation géographique ont pu faire penser que le processus de désaffection des classes populaires pour la gauche avait été enrayé lors de la séquence électorale du printemps 2022. L’examen des données dont on dispose invite à nuancer fortement ce constat.

Le vote des ouvriers pour les candidats de gauche aux présidentielles demeure faible : entre 28 % (BVA) et 33 % (IFOP) et un point moyen de 29 % (Ipsos, Odoxa) soit un score souvent inférieur à la moyenne nationale (31 %). Les votes des employés en faveur de la gauche sont légèrement supérieurs : entre 35 % (Ipsos) et 38 % (Odoxa), et un point moyen de 36 %. En tenant compte des abstentions, la performance est encore plus modeste : à peine un cinquième des ouvriers inscrits et un peu plus d’un quart des employés auraient voté pour l’un des six candidats de gauche aux présidentielles. La situation aux législatives est encore plus dégradée. Pour l’IFOP, 33 à 34 % des ouvriers et employés s’étant déplacés auraient voté pour un candidat présenté par la NUPES (ou par LO ou pour un candidat divers gauche), soit en intégrant l’abstention, environ 12 % à 13 % des ouvriers et employés inscrits sur les listes électorales.

D’autres indicateurs approchant la notion de classes populaires délivrent un verdict moins sévère : 42 % à 44 % des chômeurs auraient voté pour la gauche aux présidentielles (mais seulement 27 % de ceux s’étant inscrits sur les listes) ; 49 % des ménages « pauvres » (pour l’IFOP : revenu mensuel net inférieur à 900 euros) auraient fait de même (dont 34 % pour J.-L. Mélenchon) ; plus spectaculaire, 74 % des musulmans auraient également opté pour la gauche aux présidentielles (données IFOP) dont 69 % pour Mélenchon.

De tels contrastes alimentent partiellement le débat lancé à gauche[31] qui finalement renvoie au périmètre controversé et jamais réellement discuté de ce qu’il convient d’entendre par « classes populaires » et que symbolise jusqu’à la caricature la représentation parlementaire des Hauts-de-France (7 élus de la NUPES pour 20 élus du RN) et de l’Île-de-France (43 élus Nupes contre 2 du RN). Comme l’analyse justement Rémi Lefebvre, « la gauche fédère les diplômés urbains, une partie des jeunes, les Français de culture musulmane, mais peine, en dépit même d’un discours plus radical sur le plan économique, à mobiliser une large partie des catégories populaires qui se réfugient dans l’abstention et dans le vote d’extrême droite. Le clivage trop binaire rural/urbain ne doit pas être durci à l’excès, mais il faut aussi garder à l’esprit que les grandes métropoles (qui correspondent à ce qui reste de l’implantation militante et partisane de la gauche) sont toutes partagées entre la NUPES et Ensemble aux élections législatives. La tentation d’abandonner une partie des milieux populaires dans une sorte de réflexe Terra Nova inversé est réelle quand l’objectif de reconquérir « les fâchés pas fachos » semble intenable »[32].

La Voice frontiste

La qualification de Marine Le Pen au second tour de la Présidentielle, sa « performance » au second tour (plus de treize millions de voix, trois millions de plus qu’en 2017 et deux fois et demi plus que son père en 2002), l’entrée massive du Rassemblement national au Palais Bourbon doivent finalement peu à une nouvelle progression de l’extrême droite parmi les milieux populaires, mais bien plutôt au basculement partiel d’une partie des segments électoraux qui lui étaient jusqu’alors réfractaires : diplômés du supérieur, cadres et professions intermédiaires ou agents du secteur public chez qui elle réalise l’essentiel de ses gains.

En se calant sur les seules données de l’IFOP et en ne tenant compte que des votes exprimés, l’extrême droite au premier tour de la Présidentielle (M. Le Pen et E. Zemmour) aurait ainsi progressé, en cinq ans, de 13 points chez les cadres supérieurs (23 % au total), de 11 points chez les professions intermédiaires (28 %), de 9 points chez les salariés du secteur public (31 %), de 8 points chez les employés (38 %), mais – atteignant en cela une sorte de plafond – de 3 points « seulement » chez les ouvriers (42 %).

Pour autant, c’est bien parmi certaines fractions des classes populaires que l’extrême droite, avec ses deux candidats à la Présidentielle, est la mieux installée : 36 % parmi les chômeurs ayant voté (pour Ipsos), 42 % parmi les votants ayant un diplôme inférieur au Bac (Ipsos), 41 % parmi les votants appartenant à un foyer dont les ressources mensuelles par personne seraient inférieures à 1 250 euros, 41 % parmi les enquêtés disant « vivre sur leurs économies ou grâce à un ou plusieurs crédits » (Ifop), 52 % parmi les électeurs s’étant déplacés et déclarant appartenir aux « classes défavorisées » (pour Bva, mais 37 % seulement de ceux qui se rangent parmi « les classes populaires »), 50 % des enquêtés se considérant comme des Gilets Jaunes (Bva). Dans tous ces sous-groupes, la gauche est plus ou moins nettement « surclassée »[33] et Marine Le Pen l’emporte au second tour sur Emmanuel Macron[34].

Seul et bien timide élément de consolation, au sein de l’offre d’extrême droite, la candidature ouvertement « radicale » et disruptive d’Éric Zemmour a moins rencontré les faveurs des électeurs appartenant aux milieux populaires que celles de segments de la bourgeoise économique aisée comme peuvent en témoigner les performances géographiques de l’inoubliable auteur du Premier Sexe (meilleurs scores à Neuilly-sur-Seine, Versailles, Cannes, Saint-Mandé, Villeneuve-Loubet ou dans le 16e arrondissement parisien) ou ses zones de force (hommes, artisans et commerçants, cadres supérieurs et dirigeants d’entreprise, électeurs déclarant appartenir « milieux aisés ou privilégiés », catholiques pratiquants réguliers). 

Encore faudrait-il, méditant l’exemple récent des élections italiennes, réintégrer dans ce tableau pour le moins sombre, l’abstention, opération qui permet d’accéder à une autre dimension des phénomènes électoraux contemporains et des transformations des rapports au Vote.


Politisation des classes populaires : une expérience locale

Olivier Corzani

Maire de Fleury-Mérogis.

[…]

Une victoire électorale construite à partir d’une lutte locale

Je suis maire depuis 2019, date à laquelle j’ai conduit une liste qui a été majoritaire lors d’une élection partielle. Ce premier mandat d’un an a été reconduit, lors des élections municipales de 2020 pour six ans. Investie dans le tissu associatif de la ville depuis 2015, la liste proposée aux élections municipales en 2019 n’a pas surgi de rien. Elle s’est construite à partir d’une lutte dont elle s’est saisie et a contribué à son aboutissement.

En 2018, sa construction a été déclenchée par une inquiétude partagée et le sursaut citoyen face au risque de ne voir rester dans la ville qu’un seul médecin généraliste de famille pour 14 000 habitants. Deux départs à la retraite étaient prévus sur les trois praticiens installés. Comme souvent les difficultés se cumulent, à la question de la santé s’est ajouté un autre facteur : les problèmes de mobilité, la voiture s’imposant comme seule solution. La question était alors de savoir quelle expression et quelle forme donner à cette inquiétude populaire. Il faut absolument trouver des solutions et les formes pour donner corps à une mobilisation. 

Le fait est que nous étions face à une question lourde, de caractère national, et qui posait donc la question de solutions à cet échelon territorial. Certes, le « numerus clausus » impacte le nombre général de praticiens sur le territoire, mais leur implantation géographique est déterminante. La médecine est financée pour partie par la Sécurité sociale, les études par la collectivité nationale. Mais les médecins sont libres de s’installer où ils le veulent. Le sujet de la répartition sur le territoire est absolument central. On peut former autant de médecins que l’on voudra, s’ils vont tous à Cassis, le problème reste entier.

La majorité politique de l’époque ne s’inscrivait pas dans cette préoccupation. Elle se dédouanait même, refusant d’en faire une question politique : « On ne peut rien faire ! » entendait-on comme seule réponse. À l’inverse, nous avons agi, notamment par des interpellations de l’Agence régionale de Santé (ARS)… Nous avons travaillé à donner à voir la situation, sa réalité concrète avec des chiffres. C’est un impératif, car quand vous êtes un groupe de citoyens, vous avez toujours un interlocuteur d’une administration interpellée qui vous dit : « Vous avez un sentiment de déclassement, alors que cela ne va pas si mal : vous avez des praticiens à 5 km »… même si ceux-ci ne peuvent pas vous prendre parce leur cabinet est complet ! Le rouleau compresseur politico-administratif trouve toujours une explication pour ce dont vous n’avez pas besoin !

Lors de l’élection partielle qui a suivi, le collectif de citoyen qui s’était engagé et avait contribué à répondre aux inquiétudes, a constitué une liste qui l’a emporté. Le fait d’arriver en responsabilité dans la gestion de la commune, nous a conféré une capacité politique plus grande – avec moi-même comme maire, la majorité municipale et le collectif citoyen. En multipliant les interventions auprès de l’ARS et des réseaux de médecins, nous avons réussi à favoriser l’installation de médecins.

La suite est intéressante et importante aussi. L’inquiétude et les tensions se sont apaisées. Mais le problème subsiste. Nous sommes dans le cadre d’une médecine curative et non préventive. Or, dans les classes populaires, la santé est un domaine crucial. Quand vous faites des économies au quotidien compte tenu de votre pouvoir d’achat, vous vous trouvez obligé de faire des dépenses plus importantes plus tard parce que vous n’avez pas eu les moyens de payer le surplus ou d’acheter le médicament qui n’est pas remboursé. Une vision et une politique de long terme sont donc essentielles. Et le départ d’un médecin libéral crée une situation de plus grande précarité et vulnérabilité.

Contextualiser et dégager la dimension politique de tous les sujets

Premier point, je suis maire communiste, sur une liste dite citoyenne. Les appartenances politiques partisanes sont assumées, même si elles ne sont pas mises en avant. Nombreux sont celles et ceux qui viennent « sans étiquette ».

Autre point, en responsabilité de la gestion commune, nous ne dirons jamais aux citoyens que nous allons régler tous les problèmes : nous n’en avons ni les moyens ni les compétences. En outre, les situations sont complexes et il n’y a pas un interlocuteur unique qui puisse apporter une réponse à tout. Si l’on ne peut pas répondre à tout immédiatement, cela ne veut pas dire que c’est impossible. Sinon, on ne sert à rien. Il est indispensable de porter attention à tous les sujets, d’être à l’écoute, d’entendre les préoccupations et d’être un vecteur de mobilisation. Il faut être utile au quotidien, ne pas se contenter de trouver des solutions ponctuelles et immédiates, mais s’attacher à toujours contextualiser et à dégager la dimension politique de tous les problèmes.

La « crotte de chien » et « le papier par terre » sont des sujets éminemment politiques. La propreté des lieux où vivent les gens, où ils reçoivent leurs amis et éduquent leurs enfants, renvoie à la dignité de toutes et tous. Avec des citoyens qui ne se sentent pas dignes d’attention – sans condamner et sans juger les personnes qui sont responsables de la dégradation – se posent et se débattent des questions : comment l’espace est-il respecté par tous ? Comment amener tous les citoyens à considérer leur espace de vie comme un espace commun dont on est fier ? Comment vit-on ensemble collectivement ?

Le projet municipal et la posture des élus sont en permanence questionnés. La question n’est pas de tenter de « réaliser un programme pendant un mandat » et de « revenir se faire juger dans six ans » pour voir si l’on a bien répondu au programme et si les citoyens nous reconduisent. La société et les attentes bougent, se modifient, voire se transforment. Ce mouvement appelle une pratique politique soutenue, réévaluée en permanence pour être et rester en prise avec les préoccupations des habitants, pour être utile, pour être écouté. La fonction d’élu, avec la sincère volonté de faire avancer les choses, nous engage dans une multiplicité d’obligations, de réunions qui, très vite, peuvent nous déconnecter du réel vécu localement.

Soulignons que le travail de politisation est un travail permanent. Ce que l’on gagne sur un sujet, il faut le rejouer en permanence dans la mobilisation suivante. Sur la santé nous continuons la mobilisation locale, les médecins peuvent partir demain, le problème perdurera. Sur les transports en commun, les horaires des bus ne correspondent en rien aux horaires de départ et de retour des habitants. Mon travail est de faire que ce soit un vrai sujet de préoccupation collective dans la ville : comment fait-on ensemble pour porter le fer auprès de nos interlocuteurs et rechercher les solutions techniques et politiques les plus adéquates et de long terme en commun ? C’est le travail perpétuel du maire et des élus. Les critères d’intervention, on s’en donne, on les modifie, on les ajuste.

De la concertation permanente à la Grande Consultation

La concertation permanente mise en place s’est déclinée sous diverses formes connues de démocratie locale : comités de quartier, cafés des élus, points fixes devant les écoles, multiples opportunités offertes aux habitants de rencontres et d’expression. Surtout, nous avons convenu que cette diversité d’échanges, de contacts, de discussions, se déclinerait tous les deux ans par une vaste concertation. Celle-ci s’est déroulée pendant six mois en se donnant des moyens adaptés, avec cinq personnes dédiées à temps plein, recrutées localement : trois femmes entre 20 et 24 ans issues des quartiers populaires et deux hommes.

Au-delà des citoyens experts que l’on rencontre fréquemment, l’objectif était d’aller chercher les habitants, les citoyens qui se sentent loin des institutions et des débats publics. Pour recueillir leur parole, nous sommes allés les chercher un par un, au porte-à-porte, pour que tous soient associés. Les trois jeunes femmes recrutées ont approché naturellement les autres femmes (mères, tantes, cousines, etc.) favorisant ainsi une réelle mobilisation des quartiers populaires et en particulier une forte participation féminine. Grâce à ce travail de terrain, le profil sociologique des participants a été très divers, à l’image de la commune. Aucun quartier n’a été plus représenté qu’un autre. Il n’y a pas eu de surreprésentation des habitants du Vieux village ; au contraire les personnes des quartiers populaires se sont trouvées bien représentées et plus mobilisées, car il y a eu un vrai espace de dialogue.

Nous avons proposé six réunions sans préfigurer les thèmes à aborder. Puis, des ateliers ont été organisés pour construire des solutions avec les services municipaux et les élus. Quatre cents personnes ont été mobilisées sur l’ensemble des réunions publiques, quelque soixante par atelier.

Dans un esprit de construction, les élus ont plutôt adopté une posture de retrait, ont toujours été à l’écoute, n’ont jamais esquivé les questions, sans donner toujours une réponse immédiate. Et quand certains des sujets touchaient à des valeurs, ils n’ont pas hésité à expliquer le refus de répondre à une proposition. Un exemple, il a fallu s’opposer à la proposition de la construction d’un mur pour « se protéger des jeunes qui fréquentent le collège », car « cela pourrait être une source de délinquance ». Il a fallu affirmer des valeurs, et convaincre qu’« un jeune » n’est pas un délinquant par définition.

Donner à voir des perspectives collectives

Nos 36 000 communes – la moitié de la totalité des communes européennes – sont un héritage local de la Révolution française, auquel les habitants sont profondément attachés. Ces derniers s’identifient à cet échelon de proximité par excellence surtout avec le recul d’influence des forces politiques organisées, partis et syndicats, qui ont des difficultés à mobiliser, se faire voir comme tels. Les autres strates administratives – intercommunalités, départements, régions – sont beaucoup moins connues et perceptibles.

Les élus sont contraints par la gestion, c’est une expérience de grande portée que d’y faire face, d’élaborer des idées et les rapports de force pour les dépasser. Cela appelle, dans le même mouvement, une vigilance pour ne pas s’y enfermer. Il s’agit de porter les valeurs qui donnent sens aux actes et décisions quotidiennes et à plus long terme. Il s’agit de porter des projets et une conception de la société qui donnent à voir des perspectives collectives. On parle de la coupure entre les élus et la population. Notre expérience d’élu local, c’est que les citoyens sont respectueux de l’élu lorsqu’il assume ses valeurs et qu’il explique pourquoi il se bat. C’est aussi cela la politique.


De la déconstruction de la « classe ouvrière »
aux réorientations politiques des catégories populaires

Daniel Gaxie

Professeur émérite à Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne)

Centre Européen de Sociologie et de Science Politique.

[…]

Les spécificités de la défiance des catégories populaires à l’égard du politique

L’ampleur des sentiments de désillusion, de scepticisme, de défiance, d’hostilité, parfois de dégoût, d’écœurement, de colère ou d’aversion à l’égard du politique est un trait caractéristique de la situation présente des démocraties représentatives. Les arguments mobilisés pour soutenir ces points de vue sont divers et il serait trop long de les détailler ici[35]. Les critiques à l’égard du politique ont toujours existé, mais elles ont pris de la force au cours des dernières années. Entre autres indices, on peut relever la manière dont le candidat Emmanuel Macron a cherché à mobiliser les ressentiments à l’égard des partis et des professionnels de la politique lors de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2017.

On doit toutefois distinguer plusieurs types de défiance. Parmi les catégories les plus politisées et informées – c’est-à-dire aussi parmi les catégories disposant d’un capital culturel plus important –, on observe notamment des points de vue en surplomb tel que : « avec la mondialisation ce n’est plus la politique qui commande, c’est l’économie et la finance qui commandent à la politique ». Les appréciations de ceux qui se tiennent davantage à distance du politique mettent plutôt le politique en relation avec leur situation personnelle. Elles sont « privatives » et self related (en relation avec soi), par exemple : « je vois bien qu’ils [les politiques] font des promesses, mais ne règlent rien. Ma femme n’a toujours pas trouvé de travail ». Ce constat confirme que l’accentuation de la défiance à l’égard du politique dans les milieux populaires s’enracine dans la dégradation, documentée plus haut, de situations sociales déjà structurellement difficiles.

Ces sentiments de défiance sont bien connus. Ainsi, des publications récurrentes de sondages d’opinion montrent qu’une proportion importante des personnes interrogées partage des points de vue très critiques sur la politique. Mais l’ambivalence de tels points de vue est plus rarement mise en évidence. La conduite d’entretiens approfondis permet d’observer que les perceptions les plus négatives coexistent le plus souvent avec des attentes maintenues. Certains, par exemple, déclarent que « les hommes politiques sont malhonnêtes et ne pensent qu’à leurs intérêts », mais pointent aussi des exceptions en faveur d’un personnage particulier, d’un parti ou des élus locaux. Une jeune femme qui craint de se retrouver au chômage à la fin prochaine de son stage d’apprentissage dans un centre équestre soutient que les « hommes politiques ne pensent qu’à eux, ils ont la belle vie, notre président il est toujours en voyage et pendant ce temps il ne s’occupe pas du chômage ». La croyance dans la capacité de la politique à régler les problèmes est toujours tacitement présente dans ce type de perception : le Président ne s’occupe pas du chômage, mais il pourrait le faire s’il était moins égoïste. On observe encore des potentialités de réinvestissement. Un jeune ouvrier métallurgiste déclare qu’il ne croit plus à la politique, mais que « s’il y avait quelqu’un qui propose quelque chose de bien, par exemple du travail et moins d’impôts », alors il le soutiendrait. L’abstention électorale est en hausse, mais les variations des niveaux selon les types d’élections montrent que l’élection présidentielle parvient toujours à susciter davantage d’attentes chez les électeurs et conserve un pouvoir de mobilisation relativement important (en France) qui peut d’ailleurs se renforcer quand des phénomènes d’engouement se développent pendant la campagne électorale. Beaucoup d’électeurs des milieux populaires expliquent que « la droite, la gauche, on a tout essayé, cela n’a rien réglé, mais il reste Marine [Le Pen, candidate du Rassemblement national] ». De telles attentes coexistent avec un scepticisme maintenu sans le dissiper.

Les perceptions du politique sont donc ambivalentes. Elles reposent sur des éléments contradictoires, dont on peut faire l’hypothèse qu’ils sont plus ou moins activés selon les contextes dans lesquels le politique est soumis à évaluation.

Cette hypothèse est corroborée par une enquête longitudinale par entretiens approfondis menée en amont, pendant et en aval d’une campagne pour une élection présidentielle en France. Les premiers entretiens menés au début de l’automne 2012, alors que la campagne n’est pas encore lancée, enregistrent les habituelles critiques et doléances à l’égard du politique. Toutefois, au fur et à mesure que la campagne se déroule, on constate que des perceptions plus positives se développent et finissent par prendre le dessus, sans que la méfiance disparaisse pour autant. Des préférences se développent et on observe des formes d’intérêt, voire d’engouement, pour certains candidats ou pour certaines propositions. Elles ne font pas disparaître les doutes et les questions et il y a aussi beaucoup de préférences négatives. Tel candidat est réputé par exemple « moins pire » que les autres. Toutefois, l’état d’esprit de beaucoup des personnes interrogées se fait dans l’ensemble plus positif. Cependant, quelques mois après l’élection, une fois l’effervescence retombée, la défiance reprend plus ou moins le dessus[36].

Cette défiance dépend aussi du contexte personnel des personnes interrogées. On observe en effet que l’expérience de difficultés personnelles aiguise les perceptions critiques et les dénonciations. Inversement, certains enquêtés qui font état d’une amélioration de leur situation se montrent moins négatifs et il arrive que certains d’entre eux établissent un lien entre l’évolution favorable de leur condition et leurs perceptions moins négatives du politique. De telles observations corroborent à nouveau l’hypothèse que le détachement des catégories populaires à l’égard du politique trouve bien son origine dans la dégradation des conditions de vie de beaucoup de leurs membres.

Conclusion

On peut retenir de ces analyses que la déconstruction de la classe ouvrière a mis fin à l’orientation fermement ancrée à gauche d’une partie majoritaire des membres du groupe ouvrier. Les catégories populaires se sont retrouvées comme une « masse », une « série », un ensemble d’individus placés dans des situations sociales similaires, mais dépourvus d’organisations politiques représentatives susceptibles de les fédérer et de les orienter en politique. À la suite du divorce intervenu entre les milieux populaires et les gauches, leurs membres se sont retrouvés dépourvus d’attaches partisanes, enclins au retrait ou plus ou moins disponibles pour de nouvelles mobilisations. La dégradation de la situation sociale et économique des catégories populaires au cours des dernières décennies a renforcé la tendance de beaucoup de leurs membres à se tenir à distance du politique et a favorisé leurs dispositions à l’abstention électorale surtout intermittente. Mais cette dégradation a également favorisé diverses mobilisations conservatrices et nationalistes. Des partis de droite, surtout de droite radicale, ont joué sur les clivages internes aux catégories populaires pour opposer les mieux ou les moins mal lotis aux fractions les plus paupérisées, les « Français » aux « immigrés », le privé au public, les actifs aux cas sociaux ou les ruraux aux urbains. Dans cette nouvelle configuration, les organisations de gauche parviennent à rassembler des soutiens, notamment parmi les ouvriers et les employés des grandes entreprises où la présence syndicale demeure ; dans les rangs des fractions racisées et stigmatisées ; ou encore parmi les employés publics, spécialement parmi ceux qui appartiennent aux secteurs éducatifs, culturel, sanitaire et social. Les catégories populaires sont désormais divisées entre ceux qui se tiennent à l’écart des partis, une partie qui soutient plus ou moins la droite et l’extrême droite et une fraction orientée à gauche.

Cette évolution est le résultat d’un ensemble complexe de faits sociaux et politiques objectifs. Elle ne peut être renversée qu’au prix de transformations d’ampleur comparable. La classe ouvrière construite et organisée a été défaite et ne pourra sans doute pas être reconstruite à l’identique. Mais le nouvel état des catégories populaires qui a résulté de cette déconstruction peut être à son tour déconstruit. Le rapport au politique est ambivalent. Les croyances et les attentes n’ont pas disparu et sont susceptibles d’être mobilisées. Tous les phénomènes sociaux sont soumis à une historicité et appelés à se transformer. L’avenir est donc ouvert. Si l’on veut l’infléchir, il faut soigneusement recenser les facteurs qui ont conduit à la situation actuelle. C’est en cherchant à les inverser ou à les neutraliser que l’on pourra retrouver des raisons d’espérer.


[1] Jules Guesde à Adrien Pressemane au Conseil national de la SFIO du 14 juillet 1915, Carnets de Lucien Roland (fonds Dommanget, 14 AS 289, IFHS), cité par Gilles Candar et Christophe Prochasson, « Le socialisme à la conquête des terroirs », Le mouvement social, n° 160, 1992, p. 49.

[2] Bruno Jeanbart et Olivier Ferrand (prés.), Romain Prudent (rapp.), Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Terra Nova, 2011.

[3] La première partie de ce texte est la retranscription écrite de l’intervention faite pendant le colloque. Le « post scriptum », rédigé six mois plus tard, intègre des données relatives à la séquence électorale présidentielles-législatives du printemps 2022.

[4] Centre Universitaire de Recherches sur l’Action Publique et le Politique – Épistémologie et Sciences Sociales (CURAPP-ESS).

[5] Patrick Lehingue, « Le vote Macron, un vote de classe qui s’ignore comme tel », in Bernard Dolez, Julien Fretel et Remi Lefebvre, L’entreprise Macron, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2019.

[6] Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995 (1ère traduction : Face au déclin des entreprises ou institutions, éd. Ouvrières, 1972).

[7] Ainsi, par exemple, les régions fortement industrialisées du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie – terres de gauche caractérisées, au départ, par une forte sociabilité populaire entretenue par un tissu dense d’associations – étaient, au milieu des années 1970, les deux régions métropolitaines les plus civiques ; l’écart progressivement s’est réduit et à partir des années 2000, ces deux régions affichent des taux d’abstention désormais supérieurs à la moyenne nationale.

[8] François Héran et Dominique Rouault, « La présidentielle à contre-jour : abstentionnistes et non-inscrits », Insee Première, n° 397, juillet 1995.

[9] Stéphane Jugnot et Nicolas Frémeaux, « Les enfants des baby-boomers votent par intermittence, surtout quand ils sont peu diplômés », INSEE, Données sociales 2010, p. 127.

[10] Céline Braconnier, Baptiste Coulmont, Jean Yves Dormagen, « Toujours pas de chrysanthèmes pour les variables lourdes de la participation électorale. Chute de la participation et augmentation des inégalités électorales au printemps 2017 », Revue Française de Science Politique, vol. 67, n° 6, 2017.

[11] Cf. infra, la communication de Céline Braconnier.

[12] « Toujours pas de chrysanthèmes », op. cit.

[13] Les non diplômés s’étant abstenus à hauteur de 37,5 %, soit 1,7 fois plus que la moyenne des électeurs inscrits.

[14] Les personnes sans diplôme, âgées de 25 à 44 ans, n’étaient inscrites qu’à hauteur de 60 %. Sébastien Durier, Guillaume Touré, « Inscriptions électorales de 2018 : les trentenaires moins inscrits que les autres », Insee Focus, no 118, 2018.

[15] Il manque ici le taux d’abstention des retraités (toutes catégories confondues) largement inférieur à celui des actifs.

[16] En réintégrant le pourcentage de non-inscrits soit 2,4 % des cadres supérieurs (de nationalité française), et 9,3 % pour les ouvriers (idem), l’écart décroit encore de 1,5 point.

[17] Philippe Aldrin, « Des petits actionnaires du système. Dire sa condition d’électeur·trice au milieu et au bas du milieu de l’espace social », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°232-233, 2020, p. 68.

[18] Dans un autre registre, cette « confession » de Didier Eribon : « En écrivant Retour à Reims, je me suis aperçu, par exemple, que c’était devenu aussi naturel pour un de mes frères de voter FN que pour mes parents de voter communiste autrefois. Il n’y a pas eu de transmission d’héritage politique, si ce n’est un héritage de révolte, de colère contre la situation qui est faite aux subalternes, et du vote comme moyen collectif de protestation. Le contenu du vote a changé, mais le geste est le même. », « D. Eribon : « Mélenchon a mobilisé un électorat qui ne votait plus » », Mediapart, 14/04/2022.

[19] Bruno Jeanbart et Olivier Ferrand (prés.), Romain Prudent (rapp.), Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Terra Nova, 2011.

[20] Sources : 1984, 1986 SSU BVA ; 1988 : SSU CSA ; 1995, 2002, 2007 post-électoral : SOFRES ; 2012, pré-électoral IPSOS ; 2017, jour du vote : IFOP.

 [21] Voir les travaux de Jean Rivière, « L’espace électoral des grandes villes françaises. Votes et structures sociales intra-urbaines lors du scrutin présidentiel de 2017 », Revue Française de Science Politique, vol. 67, n°6, 2017, p. 1041-1067 et du même auteur, L’illusion du vote bobo. Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022.

[22] Ainsi, les votes en faveur du FN (RN) sont-ils peu corrélés avec les fractions les plus paupérisées, les résidents en parc HLM, les ouvriers non qualifiés, les CDD et intérimaires plus tournés vers l’abstention.

[23] Michel Bussi, Jérôme Fourquet, Céline Collange, « Analyse et compréhension du vote lors des élections présidentielles de 2012. L’apport de la géographie électorale », Revue Française de Science Politique, vol. 62, n° 5-6, 2012, pp. 941-963. Voir également, à partir de Questionnaires Sortie des Urnes, les orientations électorales contrastées des classes populaires à Villeneuve-Saint-Georges et à Méricourt : Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017, Éditions Le Croquant, 2022.

[24] Christèle Lagier, Les électeurs du Front National, des électeurs comme les autres. Pour une sociologie localisée des électorats frontistes, Bruxelles, de Boeck, 2015.

[25] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, 1980, p. 29.

[26] Élisabeth Algava et Kilian Bloch, « Vingt ans de participation électorale : en 2022, les écarts selon l’âge et le diplôme continuent de se creuser », Insee Première n° 1929, novembre 2022.

[27] Comme le notent E Algava et K Bloch (Ibid.), « les écarts se sont creusés : l’abstention systématique en 2022 concerne 7 % des cadres et 20 % des ouvriers, contre respectivement 5 % et 13 % en 2002 ».

[28] Kilian Bloch, « Élections présidentielle et législatives de 2022 : seul un tiers des électeurs a voté à tous les tours », Insee Première, n° 1928, novembre 2022.

[29] Étude Ifop-Fiducial pour TF1, LCI, Paris Match et Sud Radio, auprès d’un échantillon de 2 818 personnes inscrites sur les listes électorales, Questionnaire auto-administré en ligne le 12 juin 2022, jour du vote.

[30] Nouvelle Union populaire écologique et sociale.

[31] François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Paris, Les liens qui libèrent, 2022.

[32] Rémi Lefebvre, « La gauche toujours à la recherche de son peuple », Analyses Opinions Critique, 28 septembre 2022.

[33] À l’exception des chômeurs et des plus pauvres (revenu inférieur à 900 euros) et en ne tenant compte que des votes exprimés déclarés aux entreprises de sondage, l’écart entre gauche et extrême droite aux présidentielles est de 9 points chez les ouvriers, de 18 points pour les non ou peu diplômés, de 14 points pour ceux déclarant vivre à crédit, de 30 points parmi ceux qui se définissent comme « défavorisés », de 17 points pour ceux qui se considèrent comme Gilets Jaunes.

[34] Score de M. Le Pen au second tour, hors absentions, bulletins blancs et nuls : Chômeurs : 64 % ; Employés : 52 % ; ouvriers 65 % ; diplôme inférieur au Bac : 52 % ; ressources inférieures à 1 250 euros : 56 % ; 71 % parmi ceux qui se rangent parmi les défavorisés ; 73 % chez ceux se réclamant des Gilets Jaunes (données IFOP).

[35] Cf. Daniel Gaxie, « Les critiques profanes de la politique. Enchantements, désenchantements, réenchantements », in Jean-Louis Briquet et Philippe Garraud, dir., Juger la politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 217-240 ; Daniel Gaxie, « « Plus ça va, moins j’y crois à la politique ». Adhésions et pertes d’adhésion cycliques au politique », in collectif SPEL, Les sens du vote. Une enquête sociologique (France 2011-2014), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 179-194.

[36] « « Plus ça va, moins j’y crois à la politique »… », art. cit.