Loin d’être un phénomène conjoncturel, l’inflation est le produit de la globalisation du capitalisme. Pour la réduire, l’économiste communiste Évelyne Ternant prône, dans L’inflation qui en profite ? Comment la combattre ? qui vient d’être publié aux éditions de la Fondation Gabriel-Péri, une prise collective du pouvoir sur la finance.
Présentée au départ comme un phénomène de courte durée provoquée par la guerre en Ukraine, l’inflation s’est durablement installée et appauvrit continuellement des millions de personnes en France et dans le monde. Afin d’éclairer ce phénomène, l’économiste Évelyne Ternant, membre de la direction du PCF, lui a consacré un ouvrage, L’inflation qui en profite ? Comment la combattre ?, publié par les éditions de la Fondation Gabriel-Péri et qu’elle a présenté en avant-première à la Fête de l’Humanité dans le cadre d’une carte blanche accordée au Village du livre en partenariat avec la revue « Économie & Politique ».
En quoi les théories économiques dominantes sont-elles dépassées en matière d’inflation ?
Dans un premier temps, les dirigeants politiques et économiques ont sous-estimé l’inflation actuelle, en la considérant comme temporaire et provoquée par la guerre en Ukraine. Les prévisions d’inflation de la BCE étaient constamment inférieures au niveau réellement atteint. Et pour cause : les théories économiques dominantes ne permettent pas de comprendre l’inflation d’aujourd’hui, avec leurs deux explications traditionnelles. La première, qui attribue l’inflation à court terme à la hausse des salaires, est balayée par la réalité de la répartition des revenus. Depuis trente ans, la part de la valeur ajoutée captée par les salaires a baissé au profit du capital. La seconde explication attribue l’inflation à long terme à la création monétaire. Elle aussi est démentie par les faits. Avec les transformations du capitalisme et la montée en puissance des marchés financiers, la création monétaire a dopé la croissance des actifs boursiers et immobiliers, sans incidence majeure sur les prix en raison de la baisse du coût salarial. Les théories dominantes sont défaillantes parce que leur point aveugle est le capital, dont elles ignorent les pouvoirs et la logique.
Comme les théories dominantes sur l’inflation sont défaillantes, les politiques économiques mises en œuvre aujourd’hui, qui s’en inspirent, le sont aussi. Les banques centrales ont décidé d‘augmenter massivement les taux d’intérêt pour juguler l’inflation par la récession. En réduisant la capacité d’emprunt de tous les agents économiques, qu’il s’agisse des ménages, des entreprises ou des États, elles espèrent limiter leur demande afin de faire baisser les prix. Les États européens, contraints par les choix politiques néolibéraux d’emprunter sur les marchés financiers, vont faire face à une explosion du coût de la dette publique, à laquelle ils vont répondre par une austérité renforcée sur les dépenses publiques. Cette logique est dangereuse, y compris pour le capitalisme. Si la récession est trop forte, si les services publics sont trop dégradés, les profits peuvent s’effondrer et la hausse des taux d’intérêt peut provoquer des krachs boursiers.
Alors comment expliquer l’inflation ?
L’inflation actuelle trouve ses racines dans les transformations du capitalisme au cours des trente dernières années. La généralisation du libre-échange, la mise en concurrence des systèmes sociaux, la déréglementation des marchés financiers ont permis aux multinationales d’optimiser leur rentabilité en organisant leurs productions à l’échelle de la planète, fragilisant ainsi les chaînes d’approvisionnement et provoquant des pénuries. La déréglementation du marché du travail a modifié le rapport de force capital-travail et permis au capital de gonfler ses profits en réduisant les dépenses humaines en salaires, formation, recherche, conditions de travail.
Mais il s’ensuit une crise d’efficacité du système de production, visible avec la baisse de la productivité globale, à laquelle le capital répond par des hausses de prix pour préserver les profits et les dividendes des actionnaires. Plus spécifiquement, sur la hausse des prix dans l’énergie, on peut mettre en cause la désintégration des entreprises publiques qui a suivi l’ouverture à la concurrence du secteur du gaz et de l’électricité au sein de l’Union européenne. Du côté alimentaire, ce sont les spéculations sur le marché mondial des matières premières agricoles et les comportements de marge de l’agro-business qui font exploser les prix. L’inflation actuelle est structurelle, elle est liée à l’organisation capitaliste du monde. C’est une inflation du capital.
Comment peut-on la combattre ?
Cette inflation constitue une violence sociale extraordinaire. L’expression de « tremblement de terre social » employée par le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, n’est pas trop forte. Nous assistons à une paupérisation accélérée de la population à l’échelle de la planète et à un accroissement des inégalités entre les pays. Des mesures d’urgences sont nécessaires comme le blocage des prix, la détaxation de l’énergie, la hausse des salaires, des retraites ou des minima sociaux. Mais ces mesures ne sont pas suffisantes. Il est indispensable de mettre en œuvre des mesures structurelles qui s’attaquent aux racines de l’inflation.
Quelles pourraient être ces mesures structurelles ?
Par exemple, lutter contre l’inflation sur les produits alimentaires nécessite de maîtriser les mécanismes de formation des prix. Leur hausse pénalise évidemment les consommateurs sans profiter pour autant aux paysans producteurs. Les bénéficiaires se situent au milieu de la chaîne, ce sont les groupes de l’agrobusiness spécialisés dans la transformation alimentaire et ceux de la grande distribution. Contrairement au ministre de l’Économie Bruno Le Maire, qui leur demande bien gentiment de réduire un peu leurs profits, ce sont des mesures coercitives qui doivent être prises. Des procédures doivent être mises en œuvre pour encadrer leurs marges.
Tous les acteurs de la filière agroalimentaire, consommateurs compris, doivent être associés à des procédures transparentes de formation et de contrôle des prix. Il y a également urgence à déconnecter les prix des matières premières agricoles des grands marchés internationaux où règne une spéculation effrénée. Il est symptomatique que le déclenchement de la guerre en Ukraine ait provoqué une flambée immédiate des cours du blé, alors même qu’aucune pénurie n’était constatée, puisqu’on était hors période de récolte.
Comment réduire l’inflation des prix de l’énergie ?
En France, l’électricité, produite à base de nucléaire et d’énergies renouvelables, est décarbonée. Son coût de production ne dépend pas des prix hautement spéculatifs du pétrole ou du gaz. Or, sur décision politique nationale, les tarifs réglementés des particuliers sont rattachés au marché européen de l’électricité, dont les cours sont indexés sur le prix du gaz. C’est une aberration, qu’il serait facile de corriger au niveau national par une nouvelle loi.
Vous pointez également la responsabilité des banques et derrière elles celles des banques centrales. Pourquoi ?
Les banques centrales créent énormément de monnaie. Mais au lieu de servir au financement des services publics, à l’emploi, aux qualifications et à la transition écologique, elle finance les restructurations des multinationales, leurs délocalisations, soutient les marchés financiers sur lesquels s’enrichissent les actionnaires et les détenteurs de la dette publique. Nous proposons une appropriation sociale de tout ce qui concerne la création monétaire et le crédit bancaire. Cette question est cruciale. Nous ne parviendrons pas à transformer notre modèle économique sans retrouver une maîtrise collective, publique et démocratique de la finance.
Cela vaut aussi pour les entreprises sur lesquelles les salariés et les citoyens doivent gagner de nouveaux droits et pouvoirs pour décider de ce qu’on produit, où et comment on le produit. Nous défendons une démarche de planification décentralisée et démocratique.
Le rétablissement de l’indexation des salaires sur les prix qui était en vigueur jusqu’en 1982 est-il un outil efficace pour lutter contre l’inflation ?
Bien entendu, un rattrapage du pouvoir d’achat perdu par l’inflation est nécessaire. Par ailleurs, nombre de salaires doivent être revalorisés, notamment dans les métiers à importance vitale révélés par l’épidémie de Covid-19 et le confinement. Le traitement du problème salarial d’aujourd’hui demande beaucoup plus qu’un alignement automatique et à date fixe des salaires sur l’évolution des prix. Il ne faudrait pas qu’une focalisation sur la revendication d’indexation affaiblisse les exigences indispensables de réévaluation des salaires, d’élévation des qualifications et d’amélioration des conditions de travail. Une partie de l’actuelle pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs s’explique par le fait que nos concitoyens refusent à juste titre de travailler dans les conditions qui leur sont proposées.
Par ailleurs, l’indexation ne préserve pas le pouvoir d’achat, parce que la hausse des prix est continue, tandis que les salaires ne sont ajustés que périodiquement. Entre deux indexations, ils perdent du pouvoir d’achat. Enfin, l’indexation peut favoriser une installation durable de l’inflation par le biais des anticipations des entreprises, lorsqu’elles cherchent à augmenter leurs prix plus vite que les salaires. L’indexation des salaires sur les prix n’est ni le vice dénoncé à droite ni la vertu espérée à gauche.
Contrairement à une partie de la gauche proche du keynésianisme, qui estime qu’on pourrait s’arranger d’un certain niveau d’inflation, sous condition de protéger les revenus par l’indexation, nous pensons qu’elle est préjudiciable à l’ensemble de la société – salarié.es, retraité.es, bénéficiaires des minima sociaux. Nous proposons d’attaquer cette « inflation du capital » à la racine.
Cet entretien est publié dans l’Humanité (mis à jour le 12 octobre 2023) suite à la carte blanche animée par Thalia Denape-Bloch et retranscrite par Pierre-Henri Lab (lire l’entretien sur le site de l’Humanité)
«L’Inflation, qui en profite? Comment la combattre?» d’Évelyne Ternant, Les éditions de la Fondation Gabriel-Péri, 164 pages, 12 euros.