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Tribune parue dans Libération du 21 février 2011.

Michel Limousin, Médecin en centre de santé, rédacteur en chef des Cahiers de santé publique et de protection sociale.

Jean-Luc Gibelin, Cadre hospitalier.

 

La question de la « dépendance » exige d’être soigneusement examinée. C’est d’un vrai choix de

civilisation qu’il est question, et la prudence commande qu’on anticipe la poussée démographique. Mais, c’est un fait, le président Sarkozy a ouvert le débat sur son financement dans un cadre assurantiel et c’est un choix dangereux, qui ne permettra pas de répondre aux besoins de la population en difficulté.

Rappelons quelques chiffres. Selon la Commission européenne, « le volume des aides publiques en faveur du secteur financier, autorisées par la Commission européenne entre octobre 2008 et octobre 2010, s’est élevé à environ 4 589 milliards euros ». En 2009, les Etats ont dépensé 132 milliards d’euros pour recapitaliser les établissements bancaires et encore une centaine pour financer des structures ad hoc héritant d’actifs toxiques des banques. Le sauvetage du système financier français s’est élevé quant à lui à 128 milliards d’euros, mis à la charge des finances publiques.

Et le déficit de la Sécurité sociale ? Il s’est élevé à 23 milliards en 2010, toutes branches confondues. Pour ce qui est de la dépendance, le besoin nouveau est estimé à 1,5 milliard par an. Mais pour ce déficit-là, pas de pitié ! Il n’y aurait pas d’argent. Chacun devra rester seul face à son assureur.

Perte d’autonomie plutôt que dépendance. Or, il s’agit d’aborder la question de manière particulièrement dynamique, tous les besoins ne se limitant pas à une simple projection de la situation actuelle, gravement altérée. Nous proposons d’abord de retenir le concept de « perte d’autonomie », plutôt que celui de dépendance, utilisée de manière réductrice.

La perte d’autonomie exige une définition claire. Elle est la résultante multifactorielle de situations qui jalonnent la vie de tout individu. Elles sont parfois prévisibles, parfois non. Elles peuvent être physiques, psychologiques, cognitives mais aussi matérielles, sociales et familiales ; elles menacent, au maximum, la poursuite de l’existence d’une personne et, au minimum, la dignité de celle-ci. Elles rendent un individu, au cours de sa vie, dépendant d’autres individus, qui peuvent être les « aidants naturels » mais aussi, de plus en plus, des professionnels. La perte d’autonomie n’est en rien un risque « en soi », mais un état qui justifie la mise en œuvre de moyens divers et d’expertises afin d’assurer à un individu une existence digne, grâce au développement des solidarités nécessaires à cet objectif, avec les financements et les accompagnements qui leur sont indispensables. Le risque s’assure, les états normaux de la vie se traitent par la dignité et la solidarité.

Quel état des lieux ? En 2010, 22 milliards auraient été consacrés à la dépendance, soit 1,1% du PIB. En 2008, la Fédération française des sociétés d’assurance comptait 2 007 600 assurés. Ils apportaient 387,6 millions d’euros de cotisations (au titre d’un contrat pour lequel la dépendance est la garantie principale) tandis qu’étaient versés 112,4 millions d’euros de rente. En 2009, pour 2 024 200 assurés, ces chiffres étaient respectivement de 403,1 millions (cotisations) et 127,7 millions (rente). La mise en place d’une cotisation obligatoire permettra aux assurances de stocker pendant vingt ans des capitaux considérables et entraînera, in fine, une inégalité de prestations en rapport avec les capacités contributives des assurés. De plus, les sommes qui seront alors disponibles ne couvriront pas les besoins réels. Au total, cette option aggravera le processus de financiarisation stérile de l’économie, le capital sera joué en Bourse et en spéculation comme nous l’a montré la crise financière de 2008. Inégalités, sélections des assurés, risques financiers, incapacité de répondre aux besoins réels, recherche de profits pour les seuls actionnaires, gestion opaque : décidément, ce n’est pas le bon choix ! Par sa pratique de redistribution immédiate, transparente et solidaire, la Sécurité sociale fera mieux.

Le « 5e risque » : une fausse bonne idée. Surfant sur les attentes des associations appelant à une meilleure prise en charge des personnes en perte d’autonomie, la droite avance le concept de 5e risque : « le risque dépendance ». Cette fausse bonne idée ne correspond pourtant en rien à l’architecture actuelle de la Sécurité sociale, qui couvre déjà maladie, maternité, accident du travail, maladie professionnelle, vieillesse, invalidité, famille et précarité, répartis dans les 4 branches de la Sécurité sociale. Ce concept de 5e risque organise une confusion sémantique travaillée par la droite, ses parlementaires et le patronat, qui voudraient laisser croire que la perte d’autonomie est assurable globalement au même titre que n’importe quel risque classique par les assurances privées. Ce n’est pas le cas aujourd’hui puisque les financements et prestations de la dépendance liées à l’âge viennent essentiellement de la Sécurité sociale et des départements.

Nous refusons un nouveau découpage de la Sécurité sociale qui conduirait à une rupture supplémentaire de l’unité de celle-ci. Ce serait son éclatement. Au contraire, nous affirmons l’universalité de l’assurance maladie, nous voulons la renforcer et y intégrer la réponse aux besoins de la perte d’autonomie.

Un pôle public de l’autonomie, et quelques autres propositions. Une vraie politique publique de prise en charge de la perte d’autonomie doit articuler prévention, dépistage et prise en charge solidaire. Cela passe par un développement important des services publics nationaux et leur coordination.

Nous proposons la création, au niveau départemental, d’un pôle public de « l’autonomie », s’appuyant sur le développement des services publics existants. Il s’agit non pas seulement d’indemniser les personnes ou d’accompagner leur trajectoire de vie, mais aussi de créer les conditions économiques et sociales de l’autonomisation des personnes tout au long de leur vie et de la solidarisation de tous les âges et cycles de vie.

Une véritable coordination des politiques publiques de l’autonomisation des personnes, sous contrôle démocratique, est indispensable (Etat, collectivités territoriales, organisations syndicales, associations des usagers). Une telle coordination permettrait de travailler à l’amélioration du niveau de la prise en charge des personnes en perte d’autonomie.

Une structuration nationale des pôles publics départementaux permettra de garantir maîtrise, cohérence et égalité sur le territoire national. Cela garantirait à l’échelle du pays une indépendance totale et des critères indiscutables aux procédures de détermination du niveau de perte d’autonomie, et l’engagement d’une vaste politique de formation, de professionnalisation et de création d’emplois qualifiés des services d’aide à la personne, en partenariat avec le monde associatif, dans un cadre juridique nouveau et sans exonérer l’Etat de ses responsabilités financières et de maintien d’une solidarité interdépartementale.

Il faut privilégier le maintien à domicile, accompagné et assisté, comme alternative volontaire, complémentaire de la nécessité d’assurer une bonne couverture territoriale passant par un développement d’établissements publics. Il s’agit de développer les équipements, les établissement d’hébergement pour personnes agées dépendantes (Ehpad) notamment ; d’élargir l’éventail des formules d’accueil ; de veiller à l’accès aux services spécialisés médicaux et surtout de mettre en œuvre un plan de formation ambitieux des personnels. Le maillage du territoire par le service public hospitalier est aussi un gage d’égalité pour les personnes en perte d’autonomie.

Nous proposons également une réforme en profondeur du financement de cette politique, à partir d’un prélèvement sur les richesses créées par le pays. Ce financement n’a de sens que s’il est abondé de manière pérenne et non tributaire des ressources de l’Etat ou des familles. Nous posons le principe d’un financement solidaire par la Sécurité sociale et par la puissance publique. Dans le premier cas, c’est l’emploi qu’il faut développer, et cela pose la vaste question d’une nouvelle politique économique et industrielle. Le financement public pérenne de la perte d’autonomie appelle, quant à lui, une véritable réforme de la fiscalité. Concernant les personnes en situation de handicap, nous proposons une taxe sociale prélevée à la source pour les employeurs qui ne respectent pas la loi.

Une partie de la contribution supplémentaire à créer sur les revenus financiers des entreprises, des banques et assurances ainsi que sur les ménages les plus riches pourrait être affectée à la perte d’autonomie. Cette contribution permettrait de dégager, sur les profits 2009, 39,9 milliards pour l’assurance maladie, 25,3 pour la retraite et 16,4 pour la famille.

Enfin, nous proposons un financement public de la prise en charge de la perte d’autonomie pour le handicap et le grand âge par l’Etat, au moyen d’une dotation de compensation pour les départements, indexée sur leurs dépenses annuelles.