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Le 15 mars à Moscou, les révolutionnaires bolcheviks Boukharine et Rykov sont exécutés à l’issue d’un procès instruit à charge. Pour Staline, avec ces purges, il s’agit de légitimer son pouvoir en imputant les échecs aux dirigeants historiques.

Lorsque le troisième grand procès de Moscou s’ouvre, le 2 mars 1938, la terreur stalinienne bat son plein dans tout le pays, mais l’événement, largement mis en scène, va retenir l’opinion publique internationale. Parmi les nombreux accusés qui comparaissent, il y a des dirigeants bolcheviks importants, Nikolaï Boukharine et Alexeï Rykov en premier lieu, mais aussi Genrikh Iagoda, l’ancien responsable du NKVD et ministre de l’Intérieur de 1934 à 1936, des personnalités historiques de la révolution comme Christian Rakowski, d’anciens diplomates, des médecins. Du 2 au 13 mars, se déroule le procès préparé de longue date devant un public choisi, mais aussi la presse internationale.

Son retentissement est considérable, d’autant que tous ceux qui comparaissent sont accusés d’avoir comploté contre le pouvoir soviétique, saboté l’économie et même avoir organisé ou envisagé l’assassinat de personnalités soviétiques. À l’issue du procès, la plupart des accusés qui ont en partie avoué leurs crimes sont condamnés à mort et exécutés sans délai. À l’époque, les partis communistes du monde entier sont incités à faire écho de ces condamnations en manifestant leur accord avec les sentences prononcées. En France, l’Humanité titre, le 8 mars, sur des aveux de Boukharine : « Boukharine est contraint d’avouer qu’en 1918 il voulut faire arrêter Lénine, Staline et Sverdlov. Il a dit lui-même qu’il fallait les tuer. » Quand, en 1956, Nikita Khrouchtchev révèle dans quelles conditions ont été préparés et conduit ces procès, les principaux protagonistes, en particulier Rykov et Boukharine, ne sont pas réhabilités. C’est seulement au moment de la perestroïka, cinquante ans après leur exécution, que Rykov et Boukharine sont enfin réhabilités et retrouvent à titre posthume leur place au sein du Parti communiste, ce que Boukharine avait demandé dans sa dernière lettre.

Alors même que le système soviétique a disparu, comment et pourquoi revenir sur l’événement ? Après l’ouverture progressive mais incomplète des archives, on connaît mieux la préparation de ces procès organisés à grand spectacle et manipulés de bout en bout par Staline. Multiples sont les interrogations qui demeurent sur ce que de nombreux historiens désignent comme la grande terreur, qui, de fait, s’est développée à cette époque bien au-delà de la liquidation physique de la plupart des dirigeants historiques de la révolution. Il est aujourd’hui établi que, en arrière-plan de quelques grands procès, il y a, en 1937 et 1938, une terreur de masse qui touche non seulement des cadres du Parti, des officiers de l’armée, mais aussi des groupes sociaux jugés dangereux, dans la paysannerie, les koulaks, mais aussi des populations non russes dans les zones périphériques. Dans la plupart des cas, les arrestations, puis les jugements et les condamnations ne font pas l’objet de procédures publiques. Ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui sont condamnées, reléguées dans des camps et exécutées. Cette terreur de masse connaît son apogée en 1938, avant d’être suspendue à la fin de l’année et ses exagérations dénoncées et imputées à Nikolaï Iejov, le responsable du NKVD, à son tour arrêté et exécuté.

Une instruction qui a duré plus d’un an

Ce troisième grand procès, plus encore que les autres, revêt une dimension politique. Pour Staline, il s’agit de légitimer son pouvoir et son action en imputant aux dirigeants historiques de la révolution d’Octobre les échecs rencontrés, les difficultés économiques et sociales, en affirmant le bien-fondé des orientations définies depuis la fin des années 1920. Rykov, chef du gouvernement, Tomski, secrétaire des syndicats, et Boukharine, dirigeant de l’Internationale communiste et de la Pravda, sont ceux qui ont alors mis en cause la collectivisation complète de l’agriculture, l’industrialisation à marche forcée et l’abandon de la NEP, fondée par Lénine. Ces questions sont au cœur du procès, où les inculpés sont accusés d’avoir voulu non seulement restaurer le capitalisme, mais aussi d’avoir comploté contre Staline et de s’être associés à toutes les tentatives d’opposition esquissées au début des années 1930.

Ils sont également accusés d’avoir organisé l’assassinat de Sergueï Kirov en 1934, mais aussi de Maxime Gorki en 1935, tandis que Boukharine est mis en cause pour avoir voulu arrêter et tuer Lénine en 1918 ! S’appuyant sur une instruction qui a duré plus d’un an et en utilisant les aveux des accusés lors des procès précédents, ils sont tous présentés comme les instigateurs d’un complot en créant des organisations illégales et internationales. L’amalgame est fait entre tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont critiqué les choix de Staline avec la résistance désormais incarnée par Trotski. Le contexte international avec l’invasion de l’Autriche par les nazis, au lendemain de l’exécution de Boukharine et de Rykov, le 15 mars 1938, donne à beaucoup d’antifascistes le sentiment que l’URSS doit se défendre par tous les moyens.

Le testament politique de Boukharine

Boukharine transmet à sa femme une lettre qu’elle apprendra oralement avant d’en révéler le contenu, cinquante ans après le procès. Ce courrier poignant se termine par les phrases suivantes : « Je m’adresse à tous les membres du Parti. Dans ces jours, qui sont peut-être les derniers de mon existence, je garde la conviction que la vérité historique lavera mon nom de toute la boue dont il a été souillé. Jamais je n’ai été un traître. J’aurais donné, sans hésiter, ma vie pour sauver celle de Lénine. J’aimais Kirov, je n’ai pas comploté contre Staline. Je demande à la génération future des dirigeants du Parti, hommes jeunes et intègres, de lire ma lettre devant le plénum du Parti, de réhabiliter ma mémoire et de me réintégrer dans le Parti. Sachez, camarades, que sur le drapeau que vous portez, en marche triomphale vers le communisme, il y a aussi une goutte de mon sang ! »

Serge Wolikow, historien, président du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri.

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