Pierre-Henri Lab, L’Humanité, le 18 avril 2024.
Le 16 mars, le séminaire de la Fondation Gabriel-Péri sur les transformations de la structure sociale contemporaine s’est penché sur les évolutions du travail et le devenir de la classe ouvrière dans le cadre du développement de la sous-traitance.
Avec les fermetures d’usines, s’est imposée l’idée de la disparition de la classe ouvrière. Pourtant, les ouvriers sont toujours là, aussi nombreux. Les transformations du capitalisme, le développement de la sous-traitance en particulier ont transformé l’emploi. Désormais, ils sont plus nombreux dans la logistique que dans l’automobile. Leurs rangs comptent aussi plus de femmes.
La disparition des ouvriers est régulièrement annoncée. Qu’en est-il ?
Cyrine Gardes, sociologue au Cnam et autrice d’Essentiel·les et invisibles, le Croquant, 2022
Selon l’Insee, les ouvriers représentent encore 20 % de l’emploi total, soit 5,3 millions de personnes. Le déclin de la figure de l’ouvrier d’usine explique la sous-représentation des ouvriers dans l’esprit des gens, mais il existe d’autres métiers : les jardiniers, les cuisiniers, les ouvriers du bâtiment, de la logistique…
Pauline Seiller, sociologue, maîtresse de conférences à l’université de Caen et autrice d’Un monde ouvrier en chantier, PUR, 2023
Ce sont effectivement les figures les plus classiques et symboliques de l’ouvrier qui ont décliné. Ce recul est dû à celui, depuis les années 1980, de l’emploi industriel, en particulier de l’emploi industriel non qualifié.
David Gaborieau, maître de conférence à l’université Paris-Cité et coauteur d’Au hasard de la logistique, PUF, 2019
La visibilité sociale et politique des ouvriers a diminué. L’ouvrier apparaît à la télévision quand il est confronté à la fermeture de son usine. Cela conforte l’idée que les ouvriers sont en train de disparaître. On ne montre jamais les figures nouvelles des ouvriers de la société d’aujourd’hui, celles des secteurs en croissance comme la logistique, les transports ou les déchets.
Le point commun des secteurs où le nombre d’ouvriers croît est que ces derniers appartiennent au tertiaire. Le tertiaire emploie plus de 50 % des ouvriers, soit plus que le secondaire. Ces figures ouvrières ne sont pas industrielles ou seulement industrielles. Ces ouvriers n’ont pas une activité manufacturière. On ne les assimile pas à des ouvriers parce qu’ils ne fabriquent pas des objets.
Cependant, ils participent à l’effort de production. Les ouvriers de la logistique et du transport produisent du flux, ils font circuler les marchandises. Ces ouvriers, les caristes par exemple, travaillaient auparavant dans des usines. À partir des années 1980, les mouvements d’externalisation ont conduit à l’apparition d’entrepôts logistiques auxquels l’usine a sous-traité ces tâches. Les emplois ont été déplacés. On compte 1,7 million d’ouvriers dans la logistique et le transport, soit un quart de l’emploi ouvrier global. C’est autant que dans le BTP et plus que dans l’automobile.
Pauline Seiller : Les transformations des mondes ouvriers sont aussi des transformations des conditions d’emploi dues à la recherche de diminution des coûts dans le cadre d’une économie mondialisée. Cela passe par la recherche de flexibilité et la précarisation de pans entiers des mondes populaires.
Cyrine Garde : Cette précarisation s’accompagne de l’érosion des pans protégés que sont les « aristocraties ouvrières ». Cependant, il faut éviter de glorifier le passé en évoquant un supposé « âge d’or de la classe ouvrière ». La précarité a toujours fait partie de la condition ouvrière. Dans Retour sur la condition ouvrière, Stéphane Beaud et Michel Pialoux ont montré que l’intérim était déjà très développé dans les années 1990.
Pauline Seiller : Le sociologue Roger Cornu disait que « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été ». La représentation très unifiée et très homogénéisée de ce qu’aurait été la classe ouvrière avant les années 1980 est à relativiser. Il y a toujours eu des segmentations internes à l’espace ouvrier ou des formes de dévalorisation symbolique de certaines fractions de classe à l’intérieur du groupe.
Les ouvriers de la logistique participent indirectement à la production, mais, selon vous, l’activité génère en soi de la valeur ajoutée. Comment ?
David Gaborieau : Aujourd’hui, pour valoriser le capital, on utilise l’espace. Quand on fabrique un smartphone, on éparpille la fabrication de ses pièces à l’échelle de la planète et on parvient ainsi à optimiser les avantages comparatifs de chaque pays. C’est ce qu’on appelle l’usine globale, c’est-à-dire un réseau de sites de production qui, ensemble, fabriquent un objet et constituent une chaîne de valeur. Sans la logistique, ce ne serait pas possible.
En quoi des métiers de service peuvent-ils être considérés comme des emplois ouvriers ?
Cyrine Garde : Si on s’arrête à la catégorie statistique « ouvrier », on constate que huit ouvriers sur dix sont des hommes. Discuter cette catégorie permet de faire apparaître les ouvrières. Certains métiers de service partagent des traits communs avec les métiers ouvriers. Ce qui les distingue, c’est la présence d’une clientèle et la gestion au quotidien d’une interaction de service.
Les métiers de caissière, de femme de chambre ou d’aide à domicile sont des métiers où on va retrouver des contraintes physiques comme la posture debout, la manipulation de charges plus ou moins lourdes ou la répétition de gestes qui favorisent l’apparition de troubles musculo-squelettiques. Ces métiers sont rarement associés à l’usage de la force physique, notamment en raison de stéréotypes de genre bien identifiés.
L’existence de cadences est une autre similitude. La caisse enregistreuse permet de mesurer les performances des caissières et de leur imposer des objectifs chiffrés comme un nombre d’objets à scanner à la minute. Dans le cas des femmes de chambre, c’est un nombre de chambres à faire à l’heure. D’autres traits sont partagés avec la condition ouvrière : la faible qualification, la faiblesse des rémunérations ou la relative fermeture des perspectives professionnelles.
Ces métiers peuvent être aussi touchés par des formes d’automatisation qui transforment profondément le travail. S’occuper d’une caisse automatique implique de gérer plusieurs tâches en même temps. Cela engendre des contraintes psychologiques.