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Entretien avec le chercheur américain Mark Kesselman publié dans L’humanité le 8 septembre 2011

Pour Mark Kesselman, 
professeur de sciences politiques à l’université de Columbia (New York) et membre du conseil scientifique de 
la fondation Gabriel-Péri, le pays est partagé entre 
repli défensif et ouverture culturelle.

 

Deux ans seulement après la fin de l’ère Bush dans le discrédit 
le plus total, 
les républicains ont repris le contrôle de la Chambre 
des représentants. Comment l’expliquez-vous ?

Mark Kesselman. Les républicains ne contrôlent que la Chambre, en effet, et les démocrates le Sénat, et bien sûr, la Maison-Blanche, mais les républicains donnent l’impression bien souvent qu’ils sont maîtres du jeu. On peut dire, donc, que c’est la passivité des démocrates, en commençant par Barack Obama, qui explique pour beaucoup l’impression que les républicains donnent de dominer l’échiquier politique.
Mon explication de la faillite des démocrates, donc, part de cette constatation : ils ne tirent pas apparemment les bénéfices de ce pouvoir. On pourrait penser que le programme démocrate se trouve en décalage avec l’opinion publique. C’est en partie exact, mais c’est en grande partie inexact, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans beaucoup de domaines, l’opinion publique penche plutôt du côté des options démocrates, par exemple, pour augmenter des impôts sur les plus riches, pour donner la priorité au chômage et non pas à la réduction de la dette. 
Ensuite, il faut rappeler que l’opinion publique est aussi bien le produit que la cause : c’est-à-dire que les républicains arrivent mieux à convaincre l’opinion de la valeur de leurs options. Le rôle des médias est aussi important car ils se placent globalement du côté des républicains. Si on regarde le temps accordé par les grands médias aux positions des Tea Parties par rapport au Progressive Caucus de Dennis Kucinich, c’est clair ! Une autre explication tient à la personnalité et aux orientations d’Obama. Bien qu’il ait été génial pour gagner les élections de 2008, il a été (et reste toujours) assez médiocre pour gouverner. Où est l’audace de l’espoir ? En général, Obama gouverne au centre, il reste en retrait et ne va pas en avant, il réclame une coalition bipartisane. Mais, il faut être deux pour danser ! Les républicains ne sont pas disponibles et cela depuis le début…
Mais je ne veux pas trop « personnaliser » l’analyse : je crois qu’Obama est le reflet des rapports de forces dans le Parti démocrate et le paysage socio-économique. J’ai parlé de l’opinion publique mais elle n’est pas toute-puissante, loin de là. Les forces économiques restent très puissantes et, bien sûr, très conservatrices. Regardons au sein du Parti démocrate, le parti (prétendument) de gauche. Fin juin, Obama est allé à New York pour collecter de l’argent lors d’un dîner dont l’entrée coûtait plus de 50 000 dollars par personne ! Le monde de la finance est partagé sur Obama – malgré sa grande réticence à mener une politique plus à gauche. Imaginons ce qui arriverait si Obama était un Franklin Delano Roosevelt qui a dit : « Les riches me détestent et je cherche leur haine ! »

Votre déception est à l’aune de la déception des forces progressistes ?

Mark Kesselman. Je dis ceci en ayant toujours admiration et sympathie pour Obama, mais il a déçu son électorat progressiste dans tellement de domaines… Oui, la déception des forces progressistes est très importante. S’il avait eu un mouvement social pour faire pression à gauche, cela aurait pu changer la donne. Or, c’est le contraire qui s’est passé : la gauche est démobilisée tandis que la droite et les Tea Parties sont bien plus mobilisés. 
Il était très difficile de critiquer Obama après son élection car il était le premier président noir, voire l’homme providentiel qui a succédé à Bush, etc. Mais cela alimente un cercle vicieux qui sous-entend votre question…

Paul Krugman écrivait avant l’élection présidentielle de 2008 que les États-Unis étaient prêts pour un nouveau New Deal. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

Mark Kesselman. Je n’ai pas reçu le prix Nobel mais j’ai dit la même chose que Krugman à plusieurs reprises. Existe-t-il toujours une opportunité pour cela? Je dirais que les chances existent toujours étant donné la crise et le grand mécontentement populaire. Après tout, il s’est déroulé trois ans entre l’effondrement de la Bourse de New York en 1929 et l’élection de Roosevelt et le début du New Deal en 1932.
Cela reste, quand même, peu probable, en raison de la faiblesse du mouvement progressiste et social. 
Les syndicats sont sur la défensive et les organisations non gouvernementales aussi. Bien sûr, les grands changements sont en général imprévisibles. Or, bien que je pense que le pays soit beaucoup moins à droite que le Tea Party, il n’y a pas de signes d’un renouveau de la gauche qui pourrait impulser un tel changement. Et il serait très difficile de monter un mouvement ouvertement contestataire contre Obama…

On a l’impression que la société américaine vit dans un climat de peur. Peur de la crise économique, peur de perdre son job. Mais aussi peur de l’immigration latino.

Mark Kesselman. Tout à fait. Peur aussi du déclin des États-Unis dans le monde. Jusqu’à une époque récente, les Américains étaient très fiers de leur place dans le monde sur le plan économique, idéologique, moralement, socialement. Maintenant, ils se rendent compte que le pays n’est plus numéro un et cela provoque un choc assez important.

La théorie du « choc des civilisations » de Huntington a-t-elle encore prise sur la société américaine ?

Mark Kesselman. Oui et non. D’un côté, il y a ce que je viens de dire sur les peurs. De l’autre, les États-Unis sont une société de plus en plus plurielle, faite DES civilisations. Donc, au même moment où il y a un réflexe défensif (dans le sens de Huntington), il y a aussi une ouverture culturelle, comme le prouve le droit au mariage des homosexuels reconnu dans de plus en plus d’États.

Peut-on faire le pari ou l’analyse que sur le long terme c’est l’ouverture 
qui l’emportera ?

Mark Kesselman. Oui, je crois que l’ouverture va l’emporter. Les États-Unis seront moins isolés du monde parce qu’ils seront un reflet plus fidèle du monde. La culture puritaine devient moins dominante parce que les Wasp (blancs, anglo-saxons et protestants, « fondateurs » du pays – NDLR) eux-mêmes sont moins nombreux, proportionnellement, et moins dominantspolitiquement. L’avenir n’est quand même pas écrit, comme le démontrent la peur et l’hostilité actuelles à l’égard de l’immigration et des immigrés.

Entretien réalisé par 
Christophe Deroubaix