L’Humanité, le 28 mars 2024.
Le 1er mars, le centre Panthéon de la Sorbonne a accueilli un colloque organisé par la Fondation Gabriel-Péri et la revue la Pensée, consacré au militant et intellectuel fusillé par les nazis le 23 mai 1942 au Mont-Valérien.
Des générations de militants ont découvert Georges Politzer à travers la lecture des Principes élémentaires de philosophie, ouvrage rédigé à partir des notes de ses étudiants et publié après sa mort. Le colloque organisé le 1er mars par la Fondation Gabriel-Péri et la Pensée a permis de lever le voile sur le parcours du philosophe au sein du PCF et sa conversion au matérialisme.
En quoi l’adhésion de Georges Politzer au PCF constitue-t-elle une rupture dans sa carrière d’intellectuel ?
Bernard Pudal, professeur en science politique à l’université de Nanterre
Entre 1930 et 1939, le Parti communiste français entre dans sa période de « fondation ». Il abandonne la stratégie « classe contre classe » tandis que se forment un groupe dirigeant issu de la classe ouvrière et un intellectuel collectif. C’est à ce moment que Georges Politzer y adhère. On distingue deux phases dans sa vie.
La première, qu’il désigne dans son autobiographie communiste d’institution écrite en novembre 1933 comme sa « carrière d’intellectuel de gauche », et la deuxième, où il devient un intellectuel d’institution. Collectées par la « commission des cadres », les autobiographies concernent les élus, les cadres ouvriers et des intellectuels, peu nombreux au début. Dans ces textes, le militant est amené à négocier son rapport au Parti, c’est-à-dire son type d’investissement.
Qui est ce Politzer qui, à partir de 1932-1933, s’engage dans une carrière d’intellectuel d’institution ? Mon hypothèse est qu’il est en train de devenir un intellectuel-dirigeant, à l’origine d’une lignée où on trouvera, à partir de 1945, Laurent Casanova, Roger Garaudy, Jean Kanapa, etc. Politzer entre dans une phase de coopération avec le groupe dirigeant composé des membres du secrétariat, du bureau politique, de l’émissaire de l’Internationale communiste (IC), Eugen Fried, et du représentant du PCF à l’IC, à l’époque André Marty. Il négocie progressivement une position de dirigeant intellectuel différent de l’intellectuel de parti spécialisé.
Pour intégrer l’appareil dirigeant, Politzer n’a pas intérêt à valoriser sa carrière d’avant 1933. Dans une autobiographie, il faut mentionner les dirigeants susceptibles de confirmer son récit. Il se garde de citer des intellectuels et cite Albert Vassart, dirigeant ouvrier qui l’a recruté en 1931, avec lequel il a mis sur pied un bureau de documentation indispensable dans cette période d’intégration du PCF au champ politique.
Son travail est si apprécié des dirigeants que, le 30 mars 1933, Maurice Thorez, en proposant au bureau politique de « donner satisfaction au travail de documentation de Politzer », le désigne comme l’intellectuel auquel on peut se fier. Le philosophe abandonne la psychologie et la philosophie, et se reconvertit en spécialiste des statistiques et de l’économie. Il écrit dans les Cahiers du bolchevisme, dont il devient un des principaux contributeurs. Il participe à l’élaboration de la politique du Parti et endosse le rôle du censeur idéologique.
L’exemple le plus connu est l’affaire du livre de Georges Friedmann, De la sainte Russie à l’URSS, dans lequel ce compagnon de route émet des critiques sur l’Union soviétique. Dans un très long article, en 1938, dans cette période de stalinisation, il réfute radicalement l’ouvrage et va jusqu’à en souligner les influences « trotskistes »…
En quoi sa carrière d’intellectuel est-elle exceptionnelle ?
Bernard Pudal: Cinq ans après son arrivée de Hongrie, il obtient la cinquième place à l’agrégation de philosophie, puis il embrasse une carrière d’intellectuel prometteur. Polyglotte, ses il sidère par ses capacités de travail. Alors, pourquoi cette conversion ? Dans son autobiographie de Parti, Il se présente comme un intellectuel désireux de « dépouiller le vieil homme ». Il va jusqu’à affirmer : « Je ne suis pas un théoricien. » Il relate ses frasques sexuelles pour démontrer à quel point il est dans la remise de soi.
De nombreuses raisons peuvent expliquer pourquoi Politzer décide de s’investir en politique, manifeste son désir de « servir ». La situation mondiale et la montée du fascisme commandent d’agir. Politzer, qui n’est pas français, est sans doute un des intellectuels les plus sensibles aux menaces de guerre. Une autre raison est peut-être son propre regard sur sa production intellectuelle.
Danielle Papiau, autrice d’une thèse sur les psychiatres et psychanalystes communistes, a trouvé une lettre d’Ignace Meyerson dans laquelle il dit avoir reçu Politzer et critiqué son ouvrage sur les fondements de la psychologie. Enfin, la période est exceptionnelle pour un intellectuel communiste : participer à une université ouvrière, former des militants, participer au Front populaire sont enthousiasmants.
Comment Politzer est passé de l’idéalisme au matérialisme ?
Claude Morilhat, philosophe, membre du Groupe d’études du matérialisme rationnel
Si de sa participation, encore adolescent, à la révolution hongroise jusqu’à son exécution par les nazis, l’engagement révolutionnaire marque l’ensemble de l’existence de Politzer, on ne saurait retrouver cette relative continuité concernant sa pensée philosophique. En 1924, avec quelques amis (dont Henri Lefebvre), ils créent la revue Philosophies pour combattre la philosophie dominante, ils proposent « la défense de l’Esprit, du mysticisme et de la Liberté ». En 1926, il lie encore étroitement la révolution à « l’idée idéaliste ». La révolution est pour lui l’aboutissement logique de l’amour de la vérité, inhérent à la philosophie.
L’aspiration révolutionnaire, propre alors à toute une fraction des jeunes intellectuels, s’affirme à l’issue de la guerre en opposition aux générations précédentes comme une révolte de l’esprit. La révolution leur apparaît comme une exigence intellectuelle et passionnelle bien plutôt qu’un objectif fondé sur une analyse des rapports sociaux.
Politzer veut-il dessiner une nouvelle perspective philosophique ?
Claude Morilhat: Il s’agit d’envisager « l’homme réel et concret (…) vivant sur le plan humain sa vie unique », de délaisser les spéculations dépourvues de tout rapport avec l’existence réelle de la plupart de hommes. Il dénonce fortement la contradiction entre « la liberté de l’Homme » et la réalité sociale qui l’asservit, d’où la nécessaire transformation de cette dernière. S’il voit dans « la révolution prolétarienne (…) la solution du problème humain », Politzer reste encore éloigné de Marx. Toutefois, dès cet article de 1926, apparaissent les thèmes proprement politzériens.
Jusqu’à son adhésion, en 1930, au Parti communiste, qui le conduira alors à abandonner le travail proprement théorique au profit du militantisme politique, il va s’attacher essentiellement à la critique de la psychologie existante au profit de la fondation d’une « psychologie concrète ». En mars 1928, paraissent la Critique des fondements de la psychologie et, peu après, en janvier 1929, le célèbre pamphlet contre Bergson.
L’insistance sur le « concret » se situe au principe de sa récusation de la psychologie classique. La tendance matérialiste se dessine quand il souligne le primat de l’être sur la pensée qui implique la distinction de l’objet réel et de l’objet de connaissance, en psychologie comme dans les autres sciences.
Avec la Fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Politzer dénonce la signification idéologique et politique de celui-ci, Bergson est le représentant par excellence de la spéculation philosophique, du spiritualisme universitaire.
En 1929 paraissent aussi les deux numéros de la Revue de psychologie concrète. Le second, avec l’article « Où va la psychologie concrète ? », entérine, en dépit d’une apparente continuité, la rupture survenue dans la pensée de Politzer. L’auteur estime maintenant que la psychologie pour accéder au rang de science doit se rattacher « au matérialisme contemporain (…) à celui issu de Marx et d’Engels, et qu’on désigne sous le nom de matérialisme dialectique ». De là une perspective qui transforme radicalement la psychologie dont il annonçait l’avènement. En récusant le rôle central attribué jusque-là à la notion de signification, il ruine ses développements antérieurs : « J’avais abouti à une impasse. »
À s’en tenir simplement aux textes, le passage au matérialisme aurait tout d’une révélation, l’évolution philosophique rapide de Politzer renvoie à son inscription dans la société française de l’entre-deux-guerres : son engagement révolutionnaire précoce et sa fréquentation de groupes intellectuels proches du Parti communiste l’ont conduit logiquement à approfondir sa connaissance de Marx.
Ayant sacrifié, à la suite de son adhésion en 1930, le travail philosophique à une « conception sacerdotale » de l’engagement politique, Politzer reviendra, lors de la naissance de la revue la Pensée (1939), à la critique philosophique militante de ses débuts. Les grands thèmes de la pensée politzérienne sont l’appréhension du matérialisme marxien comme couronnement du matérialisme philosophique, l’apologie du rationalisme et, enfin, l’identification tendancielle du matérialisme dialectique et du rationalisme, mais au détriment du matérialisme historique.
Ainsi, face à la montée du fascisme, puis au triomphe du nazisme en Allemagne, l’urgence du combat idéologique, philosophique, l’amène à centrer ses interventions sur la lutte contre l’irrationalisme et la défense du matérialisme.
Comment Politzer déconstruisit-il les mythes du nazisme ?
Francis Combes, membre du Groupe d’études du matérialisme rationnel
Dans De l’exactitude historique en poésie, Louis Aragon raconte comment Georges Politzer fut mêlé à l’invention de son poème Brocéliande, écrit à l’été 1942 : ils s’étaient rencontrés en juillet 1941, dans un pavillon de la banlieue de Paris. Aragon raconte avoir expliqué à Politzer vouloir « opposer les images de la nation » aux mythes nazis et que ce dernier lui aurait suggéré d’approfondir le thème du héros.
Il peut paraître surprenant qu’il ait accordé une oreille accueillante au projet d’Aragon d’enrôler les mythes arthuriens dans la cause de la liberté. Le nom de Politzer est en effet lié au combat qu’il mena au nom du rationalisme contre les mythes. Il est certain qu’il n’ignorait pas ce qu’ils peuvent révéler de notre inconscient collectif. Il fut sans doute un des introducteurs de la psychanalyse dans la pensée philosophique française. Ce qui importe à ses yeux, c’est de combattre l’usage politique et réactionnaire qu’en font les nazis. Il est un philosophe de combat, un philosophe dans la guerre.
Ce n’est pas par amour de la poésie que le nazisme fabrique des mythes. « L’obscurantisme nazi, écrit-il, se moque parfaitement des anciens germains et de leurs contes. Ce qui lui importe, ce n’est pas la mentalité primitive dans l’homme primitif mais la mentalité primitive dans l’homme moderne. La vérité de l’aryen blond au fond du livre Mein Kampf importe aussi peu que la chevelure noire d’Hitler ou le pied bot de Goebbels. »
Alors que la France est défaite et occupée par les troupes allemandes et que la répression est féroce, Georges Politzer s’attache à répondre de manière circonstanciée au discours prononcé à la Chambre des députés, fin novembre 1941, par Alfred Rosenberg. Le nazi est venu à Paris pour régler leur compte aux idées de la Révolution française et du siècle des lumières. Politzer lui oppose une réponse précise, argumentée et d’une haute clarté polémique.
Il débusque les contradictions internes de son adversaire pour l’exposer ensuite à une contradiction externe : la réalité sociale et les intérêts de classe que son discours sert. Il montre que le grand mythe inventé par les nazis, c’est le mythe de race. « La race remplaçant la classe, écrit Politzer, le sentiment d’unité de race remplaçant la conscience de classe, l’honneur d’être du même sang que monsieur Krupp faisant oublier qu’on est exploité par lui. L’âme raciale que l’État hitlérien modèle à son gré remplaçant la raison : voilà l’idéal des chefs racistes en matière d’éducation populaire. L’unité de la race est un mythe comme le socialisme dans l’État national-socialiste. »
Politzer prend au sérieux le fait que le nazisme a su se créer une poétique de masse par le détournement des émotions et des sentiments. Face à cet irrationalisme du XXe siècle, comme il le nomme, il se bat avec les armes de la raison et de la clarté, comme Aragon se bat avec celles de l’imagination et de la poésie.
Quelle est aujourd’hui l’utilité de la pensée de Politzer ?
Francis Combes: Il suffit de regarder la montée en France, en Europe et dans de nombreux pays des réflexes nationalistes, racistes, des intégrismes religieux et des replis identitaires de toutes sortes. Sa critique du racisme reste très pertinente.
Il oppose à une conception ethnique de la nation une conception historique. Il récuse toute idée de pureté raciale de la nation. Politzer écrit : « Nous sommes une nation non pas malgré la fusion des races mais à cause de cette fusion. » Pour lui, la cause de la nation procède de l’histoire et non de la zoologie. Et c’est pourquoi le racisme nazi, qui se veut un nationalisme, est l’ennemi de l’idée même de nation.
Comme disait Politzer, le courage de la philosophie, c’est de dire et penser la réalité. Dans le cahier inaugural de la revue l’Esprit, il écrivait déjà : « Au-delà de l’audace pratique qui consiste à jeter la vérité à la face du tyran, il faut avoir l’audace théorique. La responsabilité est à assumer devant l’éternité. Un moment arrive où la sagesse n’a plus à écouter les conseils de sagesse. Il faut oser reconnaître ce moment. »