par Claude Cartigny
Depuis deux mois, les initiatives de paix se succèdent au Proche-Orient. La première fut présentée en septembre par Ami Ayalon, ancien patron du Shin Beth-services de sécurité intérieure israéliens- et de l’universitaire palestinien Sari Nusseibeh. Elle se présente sous forme d’une pétition qui aurait déjà recueilli 160000 signatures en Israël.
Dans le même état d’esprit, a été rendu public le 12 octobre à Amman le « Pacte de Genève », qui reprend les bases de l’accord de Taba, négocié du 18 au 28 janvier 2001, qui échoua de justesse à cause des élections israéliennes. La Suisse a abrité l’essentiel des négociations. Du côté palestinien, un fidèle de Yasser Arafat, Yasser Abed Rabbo, a été l’interlocuteur principal, alors que du côté israélien le document a été négocié par Yossi Beilin, Amram Mitzna et Avraham Burg.
Ariel Sharon a d’abord tenté de les discréditer en les présentant comme des marginaux dans leurs propres partis. Mais Beilin, Mitzna et Burg sont des poids lourds dans leurs formations, le Parti travailliste et le Meretz. Ils sont par ailleurs tous trois liés au mouvement « La paix maintenant ». Beilin faisait déjà partie de la délégation qui a négocié les accords d’Oslo, il a participé depuis à la mise au point de pratiquement tous les accords intérimaires, il a été ministre de la Justice du gouvernement Barak. Ne pouvant en faire des marginaux, M. Sharon a trouvé plus commode d’en faire tout simplement des « traîtres », ayant mis au point un accord « plus dangereux encore », selon lui, que les accords d’Oslo. M. Pérès lui-même, qui s’est trop acoquiné avec Sharon, a fait grise mine à l’annonce du Pacte.
Le Pacte présente plusieurs particularités. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un plan applicable à court terme, puisque ce sont ses adversaires qui sont au pouvoir à Tel-Aviv. Pour le Likoud, il s’agit de quelque chose d’« irrationnel », de « virtuel ». Ses auteurs ne l’ignorent évidemment pas. Il s’est d’abord agi pour eux de redonner de l’espoir à deux sociétés épuisées par trois années de guerre, de leur montrer qu’une autre voie était possible pour ces peuples que le cycle infernal de la violence.
En second lieu, le Pacte rompt avec le « sadatisme », cette illusion née il y a trente ans et selon laquelle les Arabes doivent s’allier d’abord avec les Américains, car seuls les Américains peuvent obtenir des concessions d’Israël. Mais cette politique a conduit le monde arabe à l’impasse, car il s’est vendu aux Américains sans rien obtenir en contrepartie. Pour la première fois, un projet de paix dans le conflit israélo-palestinien est rédigé par les intéressés eux-mêmes, sans intervention extérieure, et notamment sans ingérence américaine. Pour être juste, il faut cependant noter que le Pacte, dans la mesure où il s’inscrit dans la lignée des négociations de Taba, inclut les « paramètres » Clinton présentés en décembre 2000.
Enfin, Le Monde du 04 novembre 2003 fait justement remarquer le caractère révolutionnaire du texte, car contrairement aux 5 feuillets de la défunte « feuille de route » qui renvoyaient aux calendes grecques l’examen des questions les plus ardues, les 21 feuillets denses du Pacte abordent d’emblée et de façon détaillée les questions les plus épineuses sur lesquelles avaient toujours achoppé les négociations : les frontières, les colonies, le statut de Jérusalem-Est, les lieux saints, les réfugiés, les problèmes de souveraineté.
Des percées essentielles
Le texte se compose d’un préambule et de 17 articles.
Le préambule se réfère à tous les grands textes de l’Onu, mais aussi à la conférence de Madrid d’octobre 1991, à tout le processus d’Oslo, à Camp David, au plan Clinton, au plan Fahd entériné par le sommet de la Ligue arabe à Beyrouth, à la feuille de route du « Quartet », et au discours de Bush du 24 juin 2002 qui s’était prononcé pour un état palestinien viable. Il y a donc eu chez les rédacteurs la volonté de ne rien oublier de tous les efforts pour la paix. Les négociateurs israéliens sont considérés comme représentants de l’État d’Israël, alors que les Palestiniens sont présentés comme représentant l’OLP. L’Autorité palestinienne n’est pas présente en tant que telle. Il faut dire qu’à l’époque des discussions, elle était déchirée par des querelles internes. Mais selon le journaliste Danny Rubinstein, du quotidien Haaretz, Arafat aurait donné son feu vert à Yasser Abed Rabbo la veille de la publication du Pacte.
Examinons maintenant quelques aspects importants de l’accord.
L’article 4 définit les frontières entre les deux États. La base en serait la « ligne verte », qui séparait jusqu’en 1967 Israël de la Jordanie, avec des modifications tenant compte du phénomène de la colonisation. Les grandes colonies « historiques » contiguës au territoire israélien (Goush Etzion, Maale Adoumin), y compris à Jérusalem-Est (Givat Zeev, Gilo) seraient annexées à Israël. Les autres colonies de Cisjordanie et de Gaza devraient être évacuées et cédées « intactes » aux Palestiniens, afin d’obtenir une Palestine plus compacte. Mais les échanges de territoires devraient se faire sur une base de parité parfaite, alors qu’à Camp David, Barak n’envisageait de restituer que 92% de la Cisjordanie, dans le meilleur des cas. Cette fois, en compensation, la bande de Gaza serait élargie de façon à ce que les échanges de territoires se fassent sur la base de un pour un.
A Jérusalem (article 6), on appliquerait finalement le principe clintonien énoncé fin 2000, c’est-à-dire une souveraineté palestinienne sur les zones peuplées majoritairement de Palestiniens, et une souveraineté israélienne sur les régions peuplées majoritairement d’Israéliens. Il en découle donc une partition de la ville, à laquelle la Vieille Ville ne saurait échapper. Dans le Pacte, il est prévu qu’Israël conserve la souveraineté sur le quartier juif et le mur des Lamentations ; en revanche, la souveraineté sur le reste de la Vieille ville et sur l’esplanade des mosquées serait accordée à la Palestine sous contrôle d’une « présence multinationale ». Israël conserverait l’accès au cimetière juif du Mont des Oliviers. Les deux municipalités créeraient un « comité de coordination et de développement de Jérusalem », compétent également en matière de police.
Mais c’est sur la question des réfugiés que la percée est la plus grande (article 7). Ceux-ci disposent de deux ans pour choisir de s’installer dans l’état palestinien nouvellement créé, choisir un pays tiers ou exercer leur droit de retour là où ils habitaient en 1948, c’est-à-dire en Israël. Au bout de ces deux ans, les Palestiniens qui n’auront pas fait leur choix perdront le droit à se prévaloir du statut de réfugié et ne pourront plus rien réclamer. Les Israéliens avaient toujours craint que ce « droit au retour » ne mette en péril le caractère juif de leur état. Cette crainte était d’ailleurs plus théorique que réelle, la plupart des réfugiés de 1948 étant morts ou très âgés. Et que seraient-ils allés faire dans un pays qui n’est plus le leur, où ils ne possèdent plus rien ? Le Pacte les libère en tout cas de cette crainte, le paragraphe 4-e déclarant que c’est Israël qui établira le nombre total de réfugiés qu’il acceptera. Cela revient en fait, pour les Palestiniens, à édulcorer fortement le droit au retour, ce qui élimine un sujet considérable de contentieux avec les Israéliens.
Des pas dans le bon sens
Depuis quelques semaines, quelques signes indiquent que la société israélienne commence à bouger dans le bon sens, et qu’elle prend peu à peu conscience de l’impasse où la conduit la politique de Sharon.
Le 25 septembre, 27 pilotes d’active et de réserve faisaient savoir qu’ils ne participeraient plus à des missions d’« attentats ciblés » au-dessus des territoires occupés. Parmi eux plusieurs généraux, dont le général Spector, as de l’aviation israélienne lors des guerres de 1968 et 1973.
Le 29 octobre, le chef d’état-major de l’armée, le général Moshé Yaalon, pourtant réputé pour être un faucon, se laissait aller devant un journaliste à des déclarations fracassantes, affirmant que les bouclages et les couvre-feux imposés à la population palestinienne portaient en réalité atteinte à la sécurité globale d’Israël. Pour faire bonne mesure, il ajoutait : « Cela accroît la haine à l’encontre d’Israël et renforce les organisations terroristes ». Pour lui, si on avait détendu le régime extraordinairement sévère imposé à la population, on aurait sûrement évité la démission de Mahmoud Abbas. Pour conclure il affirmait, d’un point de vue militaire : « Dans nos décisions tactiques, nous allons à l’encontre de notre intérêt stratégique ». Sharon entra dans une fureur noire, mais, signe des temps, ne prit aucune sanction contre l’audacieux général.
Le 3 novembre, les cérémonies en la mémoire Itzhak Rabin furent les plus imposantes depuis huit ans. Elles rassemblèrent plus de 100000 personnes réclamant l’évacuation des territoires et le départ de Sharon. Beaucoup brandissaient la déclaration Ayalon-Nusseibeh et le Pacte de Genève, comme s’il s’agissait lui aussi d’une pétition. Pérès dut en tenir compte et changea lui aussi de discours, faisant l’éloge du premier ministre palestinien Ahmed Qoreï, et affirmant que le pays devait retourner « à la vision de Rabin ».
Pendant ce temps, le ministre de la Défense, le général Shaul Mofaz, rencontrait Jibril Rajoub, chef de la sécurité palestinienne et proche d’Arafat. Cette rencontre pourrait dans les jours qui viennent ouvrir la voie à une rencontre Sharon-Qoreï. Le principal mérite du Pacte de Genève, ce n’est pas hélas de promettre la paix pour demain, mais de jeter brusquement la balle dans le camp du Likoud. C’est l’occasion pour lui de voir ce qu’il est réellement capable de faire pour la paix : innover ou répéter son discours éculé sur la fin du « terrorisme » condition de « concessions » jamais précisées. Pour Sharon et les siens, l’heure de vérité est venue. Il faut toutefois se garder d’un trop grand optimisme.