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Militarisation et insécurité humanitaires dans les conflits

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Depuis la fin de la guerre froide, l’humanitaire a connu d’importants bouleversements l’obligeant périodiquement à redéfinir les éléments de son identité et a rappeler les principes fondamentaux sous-tendant le mandat d’assistance aux populations civiles et d’accès aux victimes de conflits. La multiplication des crises d’urgence s’est accompagnée d’un déploiement d’un nombre croissant d’acteurs civils et militaires pour faire face aux situations complexes. Dans l’environnement post-11 septembre 2001, le droit international et le droit international humanitaire sont de plus en plus souvent considérés comme des aberrations du monde de l’immédiat après-guerre froide. La guerre au terrorisme a transformé les conditions des interventions civiles et militaires. En octobre 2001, le secrétaire d’État Powell avait déclaré que les ONG américaines étaient « des instruments du combat » américain contre le terrorisme. La recherche de la cohérence entre agences civiles et militaires dans les stratégies mises en ?uvre légitime les formes de « coordination inter agences » ou interministérielles développées aux États-Unis entre le Département d’État, le Pentagone et l’Agence pour le Développement international (USAID). Elle correspond à une transformation des conflits au détriment de la sécurité des populations et acteurs civils. Le 28 juillet 2004, Médecins Sans Frontière annonçait son retrait d’Afghanistan après 24 ans de présence suite à l’assassinat de cinq de ses volontaires au cours d’une attaque dans le nord-ouest de l’Afghanistan en juin 2004.

Non respect du droit international et insécurité humanitaire

Cette aggravation de la situation d’insécurité touche les employés des agences ONU, du CICR et des ONG. Le 19 août 2003, un attentat à Bagdad avait tué 27 personnels de l’ONU et blessé 426 personnes. Le 27 octobre 2003, le siège du CICR à Bagdad qui était touché, alors que le 22 juillet 2003, un employé du CICR avait été assassiné. Plus de trente acteurs humanitaires, en majorité des Afghans, ont été tués en Afghanistan depuis le début de l’année 2003. Pour MSF, la coalition essaie depuis octobre 2001 d’utiliser l’aide humanitaire pour servir ses ambitions politiques et militaires, dans l’espoir de « gagner les coeurs et les esprits » et c’est dans ce contexte que la violence ciblée contre les organisations humanitaires s’est développée. L’aide n’est plus perçue comme une action impartiale, ce qui met en danger la vie des volontaires et réduit l’accès aux populations en détresse. Face à cette dégradation rapide de la sécurité pour les humanitaires, la résolution du Conseil de sécurité 1502 d’août 2003 rappelant l’obligation de protection des personnels humanitaires est restée sans impact réel sur les belligérants.

Face aux interventions armées de grandes envergures, les organisations humanitaires ont souvent été prises entre le dilemme de témoigner et celui de sauver des vies tout en s’assurant de pouvoir préserver la sécurité de leurs personnels. Le non respect d’un espace humanitaire neutre, impartial et indépendant signifie une insécurité croissante pour les personnels humanitaires. Face à ces situations d’instabilité ou de crises, la stratégie de l’acceptation cherche à obtenir le consentement politique et social pour accéder aux populations vulnérables et en danger en développant des relations et des mesures de confiance pour réduire ou faire disparaître les menaces. La gestion de la sécurité est alors considérée comme partie intégrante d’une mission de long terme dans un rapport de proximité avec les populations. Le nouveau contexte sécuritaire et les tentations d’instrumentalisation des humanitaires par les parties en conflit rendent difficile la mise en ?uvre de cette stratégie. D’autres formes de gestion, par le recours aux escortes armées, de la sécurité des personnels humanitaires se développent progressivement parmi les grandes ONG américaines et les agences gouvernementales ou onusiennes.

Emprise du militaire sur les activités humanitaires

L’intégration des ONG aux opérations militaires trouve notamment ses racines dans l’institutionnalisation dès 1997 du processus de « coordination inter agences » par une intégration des systèmes civils et militaires pour gérer les crises humanitaires. L’USAID inscrit désormais ses programmes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

Face à la recherche de l’efficacité opérationnelle (planification, unité de commandement, impératif du temps réel) et au manque d’initiatives civiles, le contrôle est laissé au militaire. Au-delà de la dynamique institutionnelle, les interactions constantes entre milieux civils non gouvernementaux, milieux d’affaires, universitaires, membres des agences gouvernementales et militaires favorisent l’émergence d’une communauté de valeurs, d’un langage commun et la construction d’un dialogue tournée vers l’émergence d’une culture commune des opérations civilo-militaires. D’anciens officiers retrouvent souvent des postes clés de planification, d’interaction avec les militaires ou de gestion de la sécurité au sein des ONG anglo-saxonnes. C’est un vecteur important de diffusion de la culture militaire au sein des organisations civiles.

L’intégration de l’action civile dans les plans opérationnels constitue une caractéristique des actions civilo-militaires aux États-Unis. C’est un processus de rationalisation qui assure le continuum entre les phases d’urgence, de rétablissement de la paix, de reconstruction et de développement. Cette intégration signifie aussi une utilisation par les militaires des moyens civils en matériels, en savoir-faire et en hommes par le biais de réseaux associatifs privés, de relais civils commerciaux et de sociétés militaires privées (Kellogg Brown Root de Halliburton Corp, Vinnell Corp. du Carlyle Group, DynCorp de Computer Sciences Corporation ou MPRI de L-3 Communications toutes présentes en Irak), ou encore en utilisant des ONG pour faire du renseignement. Le modèle américain de l’intégration civilo-militaire entend altérer le champ de bataille au profit des forces armées dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.

Développant des approches asymétriques, le Pentagone est un catalyseur de l’urgence et d’imposition du tempo militaire aux acteurs civils. Cette militarisation de l’espace-temps humanitaire doit permettre aux forces armées américaines de conduire de guerres en réseaux en s’assurer d’un contrôle de l’environnement civil et de ses acteurs. ONG et opérateurs privés sont les instruments de la réussite des opérations non-conventionnelles du Pentagone. En Afghanistan, des membres des forces spéciales américaines et des réservistes ont régulièrement instrumentalisé les symboles de l’action humanitaire. Les 21 équipes de réservistes, qui seront toutes déployées d’ici fin 2004, sont officiellement en charge de la sécurité, tout en étant impliquées dans des activités de reconstruction. Elles se sont révélées incapables d’assurer la sécurité des personnels civils. L’intervention en Irak a mis en évidence le rôle essentiel joué par les équipes civiles de l’USAID spécialisées dans l’assistance d’urgence aux côtés des spécialistes des Affaires civiles du Pentagone. Au travers de ces équipes, s’est mis en place un maillage militaire de tous les niveaux de la chaîne de responsabilité civile. C’est l’illustration en actes de cette militarisation de l’humanitaire, résultat d’un rapport de force favorable à la Défense au niveau politico-stratégique pour maîtriser le processus inter agences. Face à cette instrumentalisation sans précédent, les Nations Unies avaient réévalué les recommandations aux équipes onusiennes sur le terrain pour qu’elles évitent les contacts et conservent des distances avec les soldats américains et les réservistes.

Avec une insécurité croissante pour les personnels civils en Afghanistan et en Irak, les pratiques de militarisation de l’humanitaire montrent leurs limites et leurs dangers. Pensé dès l’origine comme un instrument de consensus entre alliés, le processus inter agences est un relais de l’influence américaine pour les opérations multinationales, notamment dans une perspective transatlantique.

Il est urgent de développer une pensée stratégique alternative sur ces questions au risque de voir le modèle américain s’imposer aux Européens. A l’intégration devrait répondre une coopération s’appuyant sur des relations équilibrées entre acteurs civils et militaires et sur une reconnaissance du rôle de chacun au moment qui est le sien. L’espace humanitaire doit être séparé de l’espace militarisé et placé dans un cadre onusien respectueux du droit international et du droit international humanitaire.