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L’ONU et le recours à la force armée

par Nils Andersson
Décembre 2016

Au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité a mandat, si toutes les mesures prises sont sans résultat, « de recourir à la force armée pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Je voudrais aborder cette mission de l’ONU dans un moment où dans le monde l’alarme militaire est aussi grande que l’alarme écologique. Elle l’est en raison des guerres dont le Proche-Orient et l’Afrique sont l’épicentre, de conflits larvés entre puissances globales ou des ambitions de puissances régionales, de déchirements démographiques ou climatiques, de crises politiques, sociales, confessionnelles sur tous les continents, cela dans un monde surarmé que ce soit à des fins de défense ou de répression.

Par rapport à 1991, année où George Bush père proclame un Nouvel Ordre Mondial de paix dans lequel l’ONU sera pleinement en mesure de remplir sa mission, en 2014, les dépenses d’armement sont plus importantes de 13 % en Europe, de 30 % dans les Amériques, de 65 % en Océanie et dans le Pacifique, de quasi 100 % au Moyen-Orient, elles ont presque triplé en Asie et plus que triplé en Afrique, surarmement dont l’Europe est l’un des principaux pourvoyeurs. Une militarisation porteuse de guerres.[1]

Les dispositions pour que l’ONU remplisse sa mission pour la paix, sont fixées dans la Charte : les États membres s’engagent à mettre à disposition des forces armées. Les plans militaires sont établis par le Conseil de sécurité avec l’aide du « Comité d’État-major » qui a la responsabilité « de l’emploi et du commandement des forces mises à sa disposition… ». Passons sur le fantomatique Comité d’État-major, qui se réunit tous les quinze jours pour décider de la date de sa prochaine réunion, mais qui n’a jamais joué son rôle. Le mandat de maintenir la paix et la sécurité internationales revient aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité, qui représentent un état du monde au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais nullement celui d’aujourd’hui.

Les deux modes d’interventions militaires de l’ONU

Si l’on excepte, en 1950, la résolution 84 qui décide, avec l’intervention en Corée du Nord, du plus important conflit armé de la guerre froide sous le drapeau des Nations Unies et sous commandement des États-Unis, depuis 1948 et jusqu’au tournant des années 1990, le mode d’intervention de l’ONU consiste en des opérations de maintien de la paix pour surveiller le cessez-le-feu entre Israël et les pays arabes, opérations qui prennent le nom en 1956, lors de la crise de Suez, de « Casques bleus ». Casques bleus qui ont conduit, comme forces d’interposition ou d’intervention lors de conflits armés ou de guerres civiles, soixante et onze missions sur les cinq continents, dont seize sont en cours.

Certaines furent menées avec succès. La Namibie est citée en exemple, le Salvador et le Cambodge sont également considérés comme des initiatives positives. D’autres ont sombré honteusement dans l’anarchie, en Somalie ou le génocide au Rwanda. En Palestine, au Cachemire ou au Sahara occidental depuis quarante ou soixante-dix ans, elles participent à la perpétuation d’une situation de non-application des résolutions de l’ONU. S’ajoutent les missions rendues impossibles par le refus de l’une des parties de l’envoi de Casques bleus, lors de conflits en Arménie, au Sri Lanka, en Colombie…

Mais depuis le tournant des années 1990, s’est ajouté un autre niveau d’intervention, « droit d’ingérence humanitaire », puis « devoir de protéger », le Conseil de sécurité a autorisé ou couvert la première et la seconde guerre d’Irak, les guerres du Kosovo, d’Afghanistan, de Libye ou les opérations contre l’état islamique avec l’intervention de coalitions militaires. L’objet n’est pas ici de faire l’exégèse des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité et des interprétations dont l’Article VII de la Charte a été l’objet, mais de voir ce qui distingue les interventions des Casques bleus de celles conduites, dans le cadre de résolutions de l’ONU, par des coalitions militaires, essentiellement occidentales.

Première différenciation : le degré d’engagement militaire

Les interventions de coalitions militaires ne sont pas de même nature et sont d’une autre ampleur, elles répondent à des conflits qui touchent aux intérêts géostratégiques des principales puissances. Le Conseil de sécurité autorise, mais ne dirige pas, ces coalitions militaires de compositions variables, selon les intérêts des États. Les pays membres de l’OTAN en sont la principale composante, sans que tous ses membres y participent, les États-Unis la principale force de frappe, à l’exception de l’intervention en Libye, ou pour employer le langage des stratèges, ils ont recours au concept du « commandement depuis le siège arrière ». Et, jeu de puissances, dans le cas de l’intervention contre l’État islamique, deux coalitions se conjuguent et s’opposent.

Les conflits où interviennent les Casques bleus de l’ONU sont eux des conflits dits de basse intensité, ce qui ne signifie pas qu’ils soient moins meurtriers, au Guatemala, Pakistan, Bangladesh, Soudan et ailleurs les morts se comptent par centaines de milliers quand ce n’est pas, comme lors des guerres du Congo, par millions. Ces conflits sont également la cause de crises alimentaires, sanitaires, migratoires, aux conséquences humaines effroyables, mais les enjeux politiques et économiques sont moins stratégiques pour les grandes puissances.

La différence d’engagement est évidente selon qu’il s’agit d’une « coalition militaire » sous mandat de l’ONU ou d’une mission de maintien de paix des Casques bleus onusiens. Dans le premier cas, lors des deux guerres majeures – Irak et Afghanistan – sous mandat de l’ONU depuis les années 1990, en Irak, 48 pays participent à la coalition et au maximum de l’intervention (en 2008), 330 000 hommes furent engagés, dont 250 000 États-Uniens. En Afghanistan, 44 pays participent sous commandement de l’OTAN ou de la Force internationale de l’ONU et, en 2011, plus de 150 000 hommes sont engagés, auxquels il faut ajouter les 140 000 hommes des forces afghanes et l’appui logistique d’autres États, dont la Russie qui ouvre des bases aériennes.

Quels sont les effectifs engagés lors des opérations des Casques bleus ? Seize opérations de maintien de la paix sont en cours, entre Israël et la Palestine, sur le plateau du Golan, au Liban, au Darfour, dans le Soudan Sud, au Liberia, en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Sahara occidental, entre l’Inde et le Pakistan, à Haïti, au Kosovo, à Chypre.

En comparaison aux chiffres de 300 000 hommes et plus engagés en Afghanistan et Irak, pour mener ces seize opérations, au 31 août 2016, les Casques bleus en uniforme (militaires, gendarmes et policiers), sont 100 950 personnels, qui proviennent de 123 États contributeurs. Soit, près de trois fois plus de contributeurs que dans les coalitions militaires internationales les plus larges. Mais qui sont les principaux pays contributeurs ? L’Éthiopie avec un effectif de 8 326 Casques bleus, l’Inde, 7 471, le Pakistan 7 161, le Bangladesh, 6 672, le Rwanda, 6 146, le Népal 5 131, le Sénégal, 3 617, le Burkina Faso, 3 036, le Ghana, 2 972, ces neuf pays asiatiques et africains, représentent plus de 50 % des effectifs des Casques bleus au 31 août de cette année, seul, parmi eux, le Sénégal est actuellement membre du Conseil de sécurité.

Quels sont les effectifs fournis par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité ? Pour la France, 867, le Royaume-Uni, 337, la Russie, 98, les États-Unis, 66, mais ils sont 2 639 pour la Chine, ainsi contingent chinois compris, moins de 4 % des Casques bleus sont mis à disposition par des membres permanents du Conseil de sécurité !

Seconde différentiation : le coût des opérations

Comparer le coût des opérations de maintien de la paix de l’ONU et le coût des guerres menées par des coalitions militaires est encore plus éloquent. Le Watson Institut (l’une des plus récentes études effectuées[2]) estime pour les seuls États-Unis, les coûts des guerres d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan et de Syrie (de 2001 à 2016) à 4 792 milliards de dollars. Rapport qui n’inclut pas les dépenses liées à la sécurité intérieure, les coûts macroéconomiques de la guerre pour l’économie, ni le coût de la guerre pour les autres pays et ne met pas en dollars le coût des vies humaines alors que les guerres ont fait depuis 1990, 9 à 11 millions de morts.

Par rapport à ces 4 792 milliards, le coût des opérations de maintien de la paix de l’ONU depuis 1948 à aujourd’hui est de 108 milliards 807 millions de dollars, soit 2,25 % des dépenses des seuls États-Unis pour les guerres d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan et de Syrie, de 2001 à 2016. Ces différences d’engagements humains et financiers lors des interventions de l’ONU ne répondent pas aux souffrances des peuples, principales victimes des guerres contemporaines, mais à des intérêts de puissances.

Les conclusions du rapport du groupe d’étude sur les opérations de paix, remis, en 2000, à Kofi Annan par Lakdhar Brahimi, sont accusatrices. On y lit : « Le Secrétaire général se trouve dans une position intenable. On lui présente une résolution du Conseil de sécurité qui précise, sur le papier, le nombre de militaires requis, mais il ne sait pas s’il disposera de ce nombre de militaires sur le terrain. Plus encore, les troupes qui finissent par débarquer sur le théâtre des opérations risquent d’être sous équipées : il est arrivé que des pays fournissent des troupes sans fusils, ou équipées de fusils, mais dépourvues de casques, ou munies de casques, mais sans moyens propres de transport ». Cet état de fait est à l’origine de pillages et de viols que l’administration onusienne couvre trop souvent. Commentant le rapport Brahimi, le Financial Times conclut : « De plus en plus, le fardeau retombe sur les pays pauvres. Puisque les pays industrialisés refusent de faire le sale boulot, ils pourraient au moins fournir davantage d’argent et d’entraînement aux forces de maintien de la paix. » Mais, au 30 juin 2015, 1,6 milliard de dollars de contributions n’étaient pas acquittés par les États, alors qu’il est interdit au Secrétaire général de l’ONU de souscrire, y compris pour des interventions d’urgence, un emprunt, ne serait-ce que pour une semaine.

Une révolution copernicienne des missions militaires de l’ONU

Chacun de ces aspects révèle une absence de volonté politique, la prévalence d’intérêts nationaux, le caractère secondaire des missions de Casques bleus pour les grandes puissances. Constat aggravé par l’échec militaire, humain et diplomatique des guerres menées par des coalitions internationales sous mandat de l’ONU, avec, comme conséquence, sur un arc allant de l’Indonésie au Nigéria, des situations de guerres à fort risque d’expansion. On dira que l’on compare l’incomparable, mais ce qui rend incomparable la guerre absolue dans toute son énergie écrasante menée par des coalitions militaires avec les interventions de troupes privées de moyens, ce sont des décisions du Conseil de sécurité, renouvelées et assumées.

Principe de lucidité, la guerre est une réalité, la paix une aspiration ; pour cheminer vers l’aspiration, il est des situations militaires ou idéologiques qui exigent le recours à la force, il est des conflits interétatiques, ethniques, confessionnels, de libération, qui nécessitent une interposition armée, il est des totalitarismes, dont la violence oblige à intervenir. Un cas concret, Daech, qui est une déviance mortifère de l’islam, comme le christianisme et d’autres religions en ont connu dans l’Histoire, doit être combattu, mais, affaire de tous, il doit l’être par tous, dans l’esprit des fondements multilatéralistes de l’ONU et non avec des coalitions conduites par les puissances occidentales ou une autre puissance, la Russie, par des puissances régionales, Turquie, Iran ou l’Arabie saoudite et le Qatar. Certaines sont directement responsables du drame irako-syrien, aucune n’est là pour les intérêts des Nations unies, toutes interviennent avec des visées de grandes puissances ou de puissances régionales.

Est-il possible de rompre avec ce tragique engrenage ? L’ONU n’est pas un organisme virtuel, elle est le produit des gouvernements des États qui la composent. Ses carences sur la question de la guerre et de la paix, comme sur d’autres, résident dans son assujettissement aux politiques étatiques, à des ambitions géostratégiques globales ou régionales, des desseins de suprématie des principales puissances. Vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, l’échec des politiques suivies est dramatique et le système inégal des relations internationales n’est pas en mesure d’apporter une solution aux crises engendrées ; jusque dans les horreurs de la guerre, les inégalités prévalent entre les États et les peuples.

Une stratégie pour la paix et la sécurité internationales, jusqu’au recours à l’intervention armée, comme il est inscrit dans la Charte, n’est possible que par une révolution copernicienne au sein de l’ONU. Cela demande de mettre fin aux mandats de coalitions militaires de justiciers et au déploiement de troupes hétéroclites sous équipées et, comme le demande la Charte, que se crée une force onusienne multilatérale dans sa composition et son commandement, force qui soit en capacité d’interventions militaires, de négociations diplomatiques et de rétablissement de la paix. Entre la raison ou la barbarie, à chacun d’entre nous qui sommes sujets de l’Histoire, d’en influer le cours.

 

Ouvrages sur l’ONU

50 ans déjà… et alors, l’ONU, revue Panoramiques n° 17, Éditions Arléa/Corlet, 1994

ONU, Droits pour tous ou loi du plus fort ? Regards militants sur les Nations unies, Éditions Cetim, 2005

ATTAC, Un autre monde pour une autre ONU, Éditions Tribord, 2010

Chloé Maurel, Histoire des idées des Nations unies, l’ONU en vingt notions, Éditions l’Harmattan, 2015

Les Nations unies, 70 ans après, Recherches internationales n° 103, 2015

 


[1] Nils Andersson, « La guerre et la paix, entre réalité et utopie », La Pensée, n° 387, 2016

[2] Septembre 2016.