Par Pierre Guerlain, professeur de civilisation américaine, université Paris Nanterre.
Les chroniques de recherches internationales
Rappelons brièvement les faits concernant les événements du 6 janvier 2021 dans la capitale des États-Unis : une foule d’émeutiers d’extrême droite, chauffée à blanc par Trump, président encore en exercice, a réussi à pénétrer dans les locaux du Capitole, là où siègent les deux chambres du Congrès. Ces émeutiers voulaient empêcher le vice président, Mike Pence, de conduire la séance de certification des résultats de l’élection de novembre 2020, gagnée sans l’ombre d’un doute par Biden, le candidat démocrate. Nous avons pu voir les images qui montrent une police débordée et des émeutiers, pratiquement tous blancs, qui se prennent en photo dans divers bureaux dont celui de Nancy Pelosi, la dirigeante démocrate, présidente de la chambre basse. Cinq personnes ont perdu la vie, dont une femme, Ashli Babbitt, complotiste, trumpiste extrémiste, ex-soldate et aussi ancienne électrice d’Obama. Finalement, la police a repris le contrôle du Capitole et le vote certifiant la victoire de Biden a pu se tenir durant la nuit.
Le choc et l’émotion ont bien évidemment affecté les citoyens américains ainsi que les téléspectateurs du monde entier qui souvent ont suivi l’émeute en direct. Le « temple de la démocratie américaine » selon l’expression qui revenait en boucle dans les médias était attaqué par une bande de complotistes de la mouvance QAnon qui avait été vivement encouragée par un président hors normes et hors de contrôle ; il n’avait toujours pas reconnu sa défaite et n’avait aucune intention de le faire. Il s’agissait donc d’une très grave attaque contre les institutions démocratiques et, quelles que soient les critiques que l’on puisse adresser à la démocratie américaine, la gravité de ce genre d’événement est incontestable.
Il faut s’interroger sur l’incroyable défaillance de la police. La force chargée de défendre le Congrès compte 2300 personnes et l’annonce de la manifestation trumpiste était connue de longue date. La Garde nationale n’a pas été appelée en renfort. Des images montrent des manifestants prenant des selfies avec des policiers, suggérant une proximité au moins idéologique. Le chef de la police du Capitole a démissionné et une enquête est en cours, mais il est clair que les émeutiers n’ont pu pénétrer dans le parlement qu’en raison des défaillances policières. Un grand nombre d’observateurs ont noté que la police réprime de façon bien plus violente les manifestations de Black Lives Matter. Il faut donc analyser à la fois la nature de l’émeute et ce qui a rendu possible l’invasion du Capitole.
Trump a été désavoué tant par son vice-président que par le chef de la majorité républicaine au Sénat, McConnell, pourtant tous deux forts droitiers et jusque là alignés sur le président. La classe dirigeante a abandonné Trump qui l’avait jusque là bien servie.
Durant l’émeute attisée par le président lui-même et par la suite, une bataille sémantique s’est déroulée dans les médias et chez les responsables politiques américains. Fallait-il parler de coup d’État, de putsch, de tentative de coup d’État ou de putsch, d’insurrection, d’émeute, de manifestation qui a mal tourné ? En France, on a parfois fait le parallèle avec la journée du 6 février 1934 lorsque des ligues fascistes ou d’extrême droite avaient tenté, sans succès, de pénétrer dans le Palais Bourbon, mais cette comparaison pose problème parce que la police n’a pas été débordée et les émeutiers n’étaient pas actionnés par le représentant suprême du pouvoir.
Cette bataille sémantique est importante car elle détermine les actions politiques. Les Démocrates ont lancé une seconde procédure de destitution de Trump pour incitation à l’insurrection. L’historien Romain Huret, dans une émission sur France Culture a expliqué qu’il ne voulait pas utiliser l’expression de coup d’État, par respect pour les victimes de vrais coups d’État. En effet, les putsch ou coups d’État impliquent un recours à des forces armées alors que dans le cas du 6 janvier, les forces armées n’étaient pas au côté des émeutiers et que l’ordre a été rétabli précisément par des forces de police. Être précis dans la terminologie ne conduit pas à minimiser la gravité d’une émeute insurrectionnelle. Les coups d’État comme ceux du Chili en 1973 ou en Grèce en 1967, que les États-Unis avaient aidé à fomenter, ont des conséquences autrement plus graves car l’armée reste au pouvoir et impose une dictature militaire. Les tentatives de coups d’État comme en Espagne en 1981 ou en Turquie en 2016 sont aussi le fait d’une partie des forces armées. Romain Huret, dans un autre texte publié sur la plateforme AOC « La main droite du diable : guerres, milices et alt-right aux États-Unis », retrace utilement l’histoire des facteurs qui favorisent ce genre d’émeutes. Son titre vient d’une chanson qui dénonce le danger des armes à feu de Steve Earle[1]. Pour lui l’essentiel est « l’émergence et le renforcement de la nébuleuse milicienne et paramilitaire sont avant tout le résultat de l’État de guerre permanent depuis le Vietnam ». Peu de commentateurs médiatiques et aucun élu démocrate n’ont, à ma connaissance, fait ce lien entre guerres extérieures, présence des armes à feu dans le pays, milices d’extrême droite et brutalité des émeutiers dont certains étaient d’anciens soldats.
Une sénatrice, Susan Collins, a déclaré que lorsque l’attaque du Capitole a eu lieu, elle a pensé que les « Iraniens » en étaient responsables tandis que Nancy Pelosi y voyait la main de Poutine. Au moment même où la démocratie américaine est menacée, de l’intérieur, par des milices actionnées par le président, la tentation de chercher l’ennemi à l’extérieur est dominante chez certains Démocrates qui veulent donc « protéger leur démocratie » en regardant ailleurs que dans l’histoire nationale. L’historien américain Éric Foner identifie quant à lui fort bien les caractéristiques de cette émeute insurrectionnelle, dans un article publié par The Nation, « The Capitol Riot Reveals the Dangers From the Enemy Within ». Il retrace l’histoire des insurrections racistes et les nombreuses défaillances de la démocratie américaine au cours de l’histoire.
Ces deux historiens permettent d’éliminer la tentation d’expliquer l’émeute en dehors d’une histoire proprement américaine, mais aussi de souligner, comme le dit Huret : (qu’) « en rendant responsable le seul Donald Trump de l’occupation du Capitole, les États-Unis en oublient l’essentiel », c’est-à-dire cette histoire des milices qu’il présente. L’émeute au parfum putschiste du 6 janvier 2021 est grave et préoccupante, notamment du fait de l’implication du président, dont la rhétorique est souvent incendiaire, voire génocidaire, mais elle est aussi, comme Trump lui-même, un symptôme d’une maladie plus grave de la société américaine. Maladie que Martin Luther King avait identifiée dans son discours de Riverside Church en 1967 comme étant « les triplés géants du racisme, du matérialisme extrême et du militarisme » dont plus de cinquante ans plus tard, Trump est lui-même le symbole.
On ne peut éviter la question sociologique du terreau du complotisme et des milices armées d’extrême droite qui sont bien évidemment un grave danger pour la démocratie. L’émeutière tuée par la police évoquée ci-dessus a d’abord voté pour Obama puis rejoint une mouvance raciste et les rangs des trumpistes. Son parcours illustre la culture du désespoir qui peut conduire au complotisme putschiste, mais qui pourrait aussi conduire à la contestation de gauche. Pour lutter contre les émeutiers insurrectionnels, il faut à la fois prendre des mesures contre la crise sociale aggravée par la pandémie, mettre fin aux guerres sans fin et faire baisser le nombre d’armes en circulation aux États-Unis. Cela va bien au-delà de la destitution d’un président irresponsable qui joue avec l’extrémisme. On ne voit pas dans l’appareil du parti démocrate de dirigeants qui soient à la hauteur de Martin Luther King, même s’ils évoquent sa mémoire de façon opportuniste.