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Le Maroc sur le fil du rasoir…

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Lorsque Hassan II meurt en juillet 1999, son fils aîné, proclamé roi du Maroc sous le nom de Mohamed VI, hérite d’ un pouvoir très centralisé, à la fois religieux et politique, qui en fait l’acteur central de la pièce où se joue l’avenir du Maroc et des Marocains. Par des gestes très symboliques (retour d’Abraham Serfaty et de la famille Ben Barka, révocation de Driss Basri, ancien ministre de l’intérieur) il polarise les espoirs de changement. Le Parlement, issu d’élections savamment manipulées par Driss Basri en 1997, n’a qu’un rôle d’apparat. Quant au gouvernement dit « de transition », dont les « ministres de souveraineté » dépendent directement du monarque, il est constitué de représentants de tous les partis et piloté par un homme intègre et respecté, le chef de l’USFP Abderrahmane Youssoufi, et ressemble plus à un « Conseil du roi » qu’à un instrument de rénovation et d’action. Pourtant le pays est sous tension : depuis qu’ils ont mis en échec la politique de terreur appliquée par Hassan II, avec des soutiens en Europe comme celui des « Comités de lutte contre la répression au Maroc », les Marocains victimes de cette politique veulent une vraie justice pour sanctionner les corrompus, une vraie démocratie pour réduire les privilèges, un vrai développement pour réduire la misère. Tous attendent beaucoup du nouveau roi, peut être trop, car malgré le pouvoir considérable dont il a hérité, il ne pourra pas, seul, sans une mobilisation active des forces vives du pays, et sans trouver un minimum d’appuis en Europe, mener à bien de telles transformations. Des obstacles énormes s’y opposent.

Comment s’entendre avec les « rebelles » du Polisario ?

Abcès de fixation de la confrontation entre le Maroc et l’Algérie, et même entre l’Est et l’Ouest dans les années 80, l’avenir de l’ancienne colonie espagnole du Rio de Oro empoisonne les relations entre les peuples du Maghreb depuis plus de vingt cinq ans. Initialement partagé entre Maroc et Mauritanie, il a été totalement occupé par l’armée marocaine lorsque la Mauritanie se retira en 1979. Depuis, le conflit entre le Maroc appuyé sur les États-Unis et le Polisario soutenu par l’Algérie a tourné en affrontement militaire. Après le cessez le feu de 1991, les parties en présence ont accepté que l’ONU organise un referendum. Mais il n’y a pas d’accord sur le corps électoral et finalement il semble que le représentant de l’ONU, l’ancien Secrétaire d’État américain James Becker, fasse pression pour un compromis directement négocié entre tous les acteurs. Les États-Unis et la France ont en effet intérêt aujourd’hui à stabiliser la région sans déstabiliser le régime marocain. Trouvera-t-on un statut d’autonomie au sein de la mouvance marocaine qui pourrait faire l’objet du referendum ? Le blocage reste entier et coûte cher au Maroc.

Comment réduire une fracture sociale béante ?

Sur le plan social le Maroc est à la traîne des trois pays du Maghreb, à la 125ème place sur l’échelle du développement humain de l’ONU. Le système de santé est sinistré, la moitié de la population est analphabète et la scolarisation recule. Les salaires sont 5 à 10 fois inférieurs aux standards européens, le chômage est endémique et dépasse 20% dans les villes, y compris pour les jeunes diplômés. L’économie crée chaque année 40 à 50.000 emplois alors que 300.000 personnes arrivent sur le marché du travail. L’écart se creuse entre le Maroc moderne et celui des bidonvilles et du monde rural non irrigué, tandis que les solutions de fortune se multiplient : prolifération de micro commerces, extension des cultures de haschisch (estimées à 70.000 ha en 1993), pression croissante à l’émigration. Celle-ci atteint aujourd’hui une dimension dramatique : chaque jour de jeunes Marocains se noient dans le détroit de Gibraltar en tentant sa traversée sur des barques de fortune. Comment en est-on arrivé là ?

Comme de nombreux pays du Tiers Monde, le Maroc a été entraîné dans la spirale de l’endettement au cours des années 70. Il s’est vu imposer des « plans d’ajustement structurel » dès le début des années 80 par le FMI et la Banque mondiale avec les mêmes objectifs que dans tous les pays du Sud : réduire les dépenses publiques et la consommation intérieure au profit des exportations, afin de dégager des ressources en devises pour satisfaire au service de la dette extérieure. Celle-ci dépasse 50% du PIB, elle stérilise le quart des recettes d’exportation et consomme, avec l’endettement interne, le tiers des recettes budgétaires. La dictature et la politique de terreur appliquée par HassanII, la structure néo-coloniale des rapports avec la France et l’Europe, ont aussi joué leur rôle pour faciliter et pousser à l’extrême ce drainage vers l’extérieur des ressources du pays : l’économie marocaine est ainsi devenue une affaire hautement profitable pour les créanciers étrangers et les privilégiés du régime, mais elle s’avère incapable de réaliser des investissements suffisants pour le marché intérieur, et de satisfaire les besoins de base de la population.

Comme dans d’autres pays, les mouvements intégristes exploitent cette situation : ils dénoncent la corruption et s’en prennent à la fortune colossale constituée par Hassan II, principalement par les « rentes régaliennes » dont il exigeait le versement de tous les acteurs économiques marocains et étrangers. Ils développent des réseaux d’assistance aux plus pauvres, que l’on dit financés de l’étranger, et prêchent l’instauration d’un régime fondé sur une conception dogmatique de la « loi islamique ». Notons toutefois que le principal mouvement des « islamistes » marocains, sous l’égide du cheikh Abdessalam Yassin, récemment remis en liberté, affirme refuser tout recours à la violence sur le mode algérien. Il déclare « attendre que le régime actuel pourrisse de lui-même » et cette tactique s’avère payante : son influence est grande parmi les étudiants et il organise d’énormes manifestations de masse, au point de créer des appréhensions, au sein des partis politiques traditionnels, quant aux résultats des prochaines élections législatives, qui seront, on peut l’espérer, plus libres qu’autrefois.

Comment éviter les explosions de violences ?

La politique de l’Union Européenne, et surtout de la France, pèse lourd sur l’avenir du Maroc. Pour éviter les désastres meurtriers des émeutes de la misère, comme en 1965, 1981 ou 1990, elle doit aller plus loin que les simples déclarations d’intention émises lors du sommet euro-méditerranéen de Barcelone : les accords commerciaux de 1995 qui obligent le Maroc à démanteler la protection douanière de ses industries avant 2010 sans pour autant ouvrir les marchés européens à ses produits agricoles, sont inéquitables et ne peuvent qu’aggraver ces tensions. Il faudrait que l’Europe manifeste une réelle volonté politique de coopération pour le développement, par l’annulation de la dette extérieure, par un programme massif d’investissements, par une régulation des flux de capitaux. Il ne faut pas compter sur les seuls gouvernements pour engager une telle politique : c’est le terrain d’action des mouvements transfrontières de citoyens qui ont montré leurs possibilités à Seattle contre l’OMC. Un programme pour la section d’ATTAC récemment créée à Rabat ?

Il ne faut pas pour autant sous estimer le caractère décisif des conflits sociaux et politiques internes au Maroc pour donner forme à son avenir. La société civile marocaine s’organise rapidement depuis les années 80 : les syndicats sont actifs et constituent des acteurs majeurs dans les luttes pour consolider l’état de droit ; le mouvement associatif se développe, notamment parmi les femmes, en créant de multiples noyaux d’initiatives locales soit pour l’action sociale, soit pour des projets d’auto-développement, souvent aidés par des ONG internationales ; une expérience de débat démocratique se consolide autour d’une presse devenue beaucoup plus libre ; enfin sous le nom de « Forum pour la Vérité et la Justice », tous les mouvements qui ont contraint Hassan II à desserrer le carcan de sa dictature ont créé une véritable exigence nationale pour une responsabilité citoyenne.

Une place à prendre : arbitre de l’état de droit

Le nouveau roi du Maroc a donc une grande responsabilité, par le pouvoir dont il a hérité, les espoirs qu’il a suscités, et les appuis diplomatiques dont il dispose. S’il parvient à jouer le rôle de garant des libertés démocratiques et du respect des droits de l’homme au Maroc, il trouvera dans le soutien populaire qui lui est aujourd’hui acquis une force d’arbitrage politique très utile pour aider le pays à résoudre ses problèmes. Dans tous les cas, il sera un acteur central : ses choix, positifs ou négatifs, sur la scène où s’affrontent les divers intérêts en jeu, marqueront les destinées du Maroc et traceront l’image que l’histoire conservera de son règne.