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La chute scandaleuse d’un géant américain

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Par les questions qu’elle pose, la chute spectaculaire de la grande entreprise américaine Enron, naguère offerte par bien des médias, aux États-Unis et ailleurs, comme un modèle exemplaire du dynamisme de l’entreprise privée, connaît un retentissement international. Elle constitue un puissant révélateur des contradictions du capitalisme, et plus particulièrement de sa sphère financière, bien au delà d’une simple gestion aventureuse et délictueuse à laquelle on a parfois cherché à la réduire.

Courtier en énergie, Enron s’était propulsé en quelques années à la 7éme place des entreprises américaines. Sa figure d’archétype d’une réussite apparente au pays de la « libre entreprise » lui vaudra d’être chouchoutée par l’establishment des grandes affaires. Pendant six années consécutives, elle recevra la distinction enviée de « la société la plus innovante » décernée par le grand magazine américain Fortune. Sa déconfiture a sonné la fin de ce discours complaisant.

Son fondateur et Président, Kenneth Lay, était présenté comme une sorte de « messie de l’énergie »et un paladin du « néo libéralisme ». Il est vrai, qu’il s’était affirmé un lobbyste avisé, d’abord en utilisant ses relations dans l’administration américaine chargée de contrôler l’énergie, dont il avait été, un moment, l’un des hauts cadres, avant de pantoufler dans le privé, et ensuite, en sachant trouver des alliés politiques précieux pour ses entreprises, en se liant avec James A. Baker, à l’époque directeur du Cabinet du Président Ronald Reagan, et avec le Vice-Président des États-Unis qui, alors, n’était autre que Georges Bush (père). Il fût propulsé, en 1992, à la co-présidence de la Campagne de Bush (père), lorsque ce dernier sollicita un second mandat présidentiel. Mais il sut, manifestement, s’adapter, sans problème majeur, à l’ère Clinton !

Reçu par le Congrès des États-Unis, il s’était taillé, par son discours, un succès facile en se présentant en apôtre de la « libéralisation du marché de l’énergie ». Quittant le confortable royaume des illusions pour la dure et inexorable, mais concrète réalité du monde capitaliste, Kennet Lay a vu, sans y pouvoir grand chose, l’effondrement de Enron à la fin de 2001. On en mesure mieux aujourd’hui la portée et les incidences.

Une faillite qui touche au c ?ur des affaires et de la politique

On sait que ses comptes ont été manipulés, avec la connivence du célèbre cabinet de conseil et d’audit Andersen, emblématique, dans sa catégorie, de la respectabilité de l’expertise et de la compétence, sous l’ ?il de la S.E.C. (Sécurities Exchange Commission), c’est à dire de l’organisme de contrôle gouvernemental qui n’a rien vu ou n’a pas voulu voir. Les dettes et les pertes avaient été soigneusement dissimulées. Enron formait un ensemble nébuleux, particulièrement opaque, avec ses 4 000 filiales, souvent domiciliées dans des paradis fiscaux -rien que 693 filiales localisées dans les seules Îles Caïman. Les firmes recourant aux marchés de capitaux ont toujours été tentées « d’embellir » leurs comptes, mais c’est devenu, aujourd’hui, sans aucun doute, plus systématique, sous l’influence de la rentabilité exigée par les gros actionnaires, de la fuite dans les spéculations boursières, de l’encouragement que comportent la déréglementation des marchés de capitaux et la fluidité qu’elles ont engendrées dans les mouvements de capitaux. L’effondrement de Enron a provoqué une panique dans les milieux financiers et la crainte de la chute en chaîne des créanciers d’Enron, notamment des Banques et des compagnies d’assurances, ayant accepté de très gros engagements. On a dit que la J.P. Morgan-Chase était engagée à hauteur de 2,6 milliards de dollars. Sans doute la faillite d’Enron n’a pas encore divulgué toutes ses conséquences et les troubles qu’elle a créés dans le système financier et au delà et qui peuvent se révéler douloureux dans un proche avenir.

Dans sa chute, Enron a entraîné Andersen, l’un des plus importants cabinets dans le secteur de l’audit et du conseil où cette multinationale occupait la 5éme place (9,3 milliards de dollars de chiffre d ?affaires). Il avait certifié les comptes falsifiés d’Enron et il fait l’objet de poursuite de la part du gouvernement des États-Unis. Ce qui a lourdement entaché sa réputation. Son directeur général a dû reconnaître que des« auditeurs » avaient détruit des dossiers compromettants pour son client. Certains d’entre eux, souvent les plus prestigieux, l’ont abandonné, ne voulant pas être éclaboussés par des pratiques délictueuses. Andersen est atteint dans ce qu’il avait de plus précieux, sa réputation de rigueur, base de sa célébrité et de son expansion internationale. Son discrédit est tel, qu’outre les condamnations qu’il risque, les amendes considérables qu’il devra payer, même s’il s’efforce de les minimiser le toucheront profondément.

Il est menacé de scissions internes. Tirant les leçons du scandale, les Cabinets Andersen d’Espagne ont rompu avec Andersen international. Le réseau du Royaume-Uni et celui d’Australie envisageraient sérieusement de mettre fin à leurs liens avec Andersen international. Ses associés, dans certains pays, envisagent de faire partition. Les solutions qu’il a échafaudées, dans la hâte, semblent lui échapper. Ainsi, en est-il, de sa tentative de s’adosser à d’autres gros cabinets qui étaient ses concurrents d’audit. Des pourparlers ont été engagés avec Deloitte-Touche-Tohmatsu, avec K.P.M.G, et plus récemment avec Ernst Young tous en tête du classement de ces activités, sur le plan mondial. Rien n’assure le succès de ces projets. Même si la solution de renflouement peut être souhaitée par certains milieux, elle s’avère, en tous cas, manifestement difficile à aboutir. Ces firmes peuvent, en effet, chacune, espérer récupérer directement les dépouilles d’Andersen. Sa reprise constituerait probablement un handicap en raison de la sérieuse dévalorisation subie dans l’image d’Andersen. Tout ceci en dépit, de ce qu’Andersen s’est assuré la collaboration prestigieuse de Paul Volker, ancien Président de la FED, la Banque centrale fédérale, auquel, début février, il a fait appel pour l’aider à reformer ses « méthodes » de travail. Celui-ci a accepté de voler au secours d’Andersen et d’effectuer une mission gratuite, de présidence d’un conseil « indépendant ayant une large autorité pour changer les pratiques du groupe » et il vient de faire la proposition de continuer Andersen sous son égide et celle de ce conseil qui prendraient

 

la direction de l’affaire.

Le séisme Enron atteint, les milieux politiques américains, aujourd’hui, fortement embarrassés. Des liens étroits existaient, en effet, entre la firme, Ken Lay, son principal dirigeant et la Maison Blanche. On a appris que Karl Bove, principal conseiller politique de Bush, possédait pour plus de 100.000 dollars d’actions d’Enron. Le Conseiller économique de Bush, Lawrence Lindsey, a reçu entre 50.000 et 100.000 dollars comme consultant d’Enron, lorsqu’il était directeur d’ Economic Stratégies Inc. Donald Rumsfeld , Ministre de la Défense, Peter Fisher, Secrétaire-adjoint au Commerce détenaient, l’un et l’autre, des actions. Robert Zoellick, conseiller pour le commerce international avait été, précédemment, rémunéré comme consultant de Enron. Thomas Withe, Assistant du Secrétaire à la défense, a été pendant plus de dix ans l’un des dirigeants de Enron. Il aurait possédé un portefeuille estimé entre 25 et 50 millions de dollars dont il se serait, fort opportunément défait. Quant à l’ Attorney général, il a, purement et simplement, annoncé qu’il se tiendrait à l’écart de l’enquête judiciaire parce qu’Enron avait contribué à financer sa campagne pour la dernière élection sénatoriale. Plus encore, Ken Lay et Enron ont été les plus importants contributeurs des campagnes de Georges Bush, au Texas et aux dernières élections présidentielles, même si ce dernier essaie, aujourd’hui, de l’oublier. L’actuel président du parti Républicains a été l’un des consultants de Enron. De hauts cadres de Enron se sont également au passage considérablement. enrichis. Lay a, lui même, gagné des millions de dollars ces dernières années.

Des conséquences lourdes

Non seulement, l’effondrement d’Enron aura des répercussions directes et très graves pour l’emploi de ses 20.000 salariés, mais il risque d’affecter, indirectement, d’autres entreprises du fait des pertes que sa déconfiture va infliger à tous ceux qui avaient des engagements ou des rapports économiques avec lui. Par exemple, la faillite d’Enron menace 400 emplois à l’Alstom-Belfort.

Sur un autre plan, les doutes semés, à juste titre, par la faillite d’Enron et la multiplication des scandales financiers -dont les États-Unis n’ont, certes pas le monopole-, l’incertitude sur la fiabilité des comptes des entreprises, sur la véracité de leur information financière, sur la sécurité que devait apporter la « gouvernance d’entreprise » aux dires de l’oligarchie financière et des dirigeants patronaux, ne sont pas sans effets sur les petits actionnaires, et provoquent, légitimement, leurs inquiétudes. L’affaire Enron sape les promesses du « capitalisme populaire » sous ses différentes formes. Elle comporte des enseignements au débat franco-français sur les retraites et l’épargne populaire. Il faut, en effet, savoir que 11.000 salariés de Enron avaient placés les deux tiers de leur épargne dans le fonds de retraite de Enron, c’est à dire en actions de leur employeur. Ils ont tout perdu. En dix mois, l’action est passée de 80 dollars à quelques cents ! Dur, pour ceux qui comptaient sur cette épargne pour leurs vieux jours. Quelle validation au système juste et protecteur des droits acquis que constitue la « répartition » !

De même, les collusions que montrent les affaires avec des forces politiques montrent leur nuisance pour la démocratie, quand bien même, elles ne poussent pas au pire populisme extrémiste ?

Les milieux financiers et politiques qui sont concernés vont essayer de surmonter leur déficit de crédibilité, par des mesures renforçant les contrôles, modifiant les règles comptables, assorties de la promesse d’une plus grande transparence. On ne saurait s’y opposer, si elles répondent à leurs objectifs affichés, et si elles ne sont pas de dérisoires« soporifiques ».

On peut, cependant, demeurer sceptique sur leur efficience, même pour éviter des affaires aussi scandaleuses, mais qui ne sont cependant que la pointe honteuse de l’iceberg. Les dysfonctionnement ont des soubassements, auxquels il faut résolument s’attaquer, telles la mondialisation capitaliste, l’expansion de la sphère financière, ses « bulles », la spéculation qu’elle induit, à travers les modes de financement reposant sur le recours au marchés financiers et la création, en partie artificielle de « valeur » accaparée par les gros actionnaires.