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Japon : « yuai » ou le principe fraternité

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Il faut bannir l’hyperbole, surtout dans l’analyse de l’actualité. Ce que l’on annonce être un tournant, un bouleversement ou un cataclysme se révèlera trop souvent simple frémissement, accent nouveau, infléchissement plus ou moins marqué, phase d’un processus complexe et contradictoire. Les révolutions sont rares et ne se reproduisent pas aisément. On cédera néanmoins à la tentation pour accorder quelque importance aux résultats des élections législatives qui se sont déroulées au Japon le 30 août dernier et à l’installation d’une majorité nouvelle.

Plus qu’une alternance ?

Depuis l’adoption de la constitution de 1946, l’archipel peut être considéré comme une démocratie parlementaire, proche du modèle britannique, marquée par l’existence d’une pluralité de partis, des élections régulières et approximativement honnêtes, des moyens de communication sociale nombreux et massivement diffusés, la rotation rapide des gouvernements et la fréquence des remaniements ministériels, mais aucune alternance. On ne compte que deux brefs interludes, du 24 mai 1947 au 10 mars 1948 (cabinet Katayama Tetsu à direction socialiste, mais comprenant un des courants conservateurs de l’époque) et, plus nettement, du 9 août 1993 au 30 juin 1994 (cabinets Hosokawa Morihiro et Hata Tsutomu regroupant sept partis d’opposition). Certes, il y eut, du 30 juin 1994 au 11 janvier 1996, un gouvernement conduit par le socialiste Murayama Tomiichi, mais il était dépendant du Parti Libéral-Démocrate ou PLD. Les socialistes cédèrent sur tout ce qui les définissait, à la suite de quoi ils disparurent en tant que force politique. Le restant des 64 dernières années, le pays fut dirigé par des courants considérées comme conservateurs, unifiés en 1955 au sein du PLD. Comme les racines de ces forces politiques remontent à l’avant première guerre mondiale, il n’est pas excessif de dire que le Japon a connu, sur le plan strictement électoral, une hégémonie continue. Certains ont d’ailleurs théorisé à ce propos et proposé le modèle du régime parlementaire à parti inamovible dont l’archipel serait l’idéal-type, cependant que d’autres, pour expliquer le phénomène, se répandaient sur l’âme japonaise, le consensus à la japonaise, la verticalité qui définirait les relations sociales japonaises et la prégnance du couple maître/compagnon (oyabun/kobun) qui structurerait les rapports interpersonnels au Japon.

Le 30 août dernier, deux camps étaient en présence, d’un côté la majorité sortante, formée du PLD et du Komeitô, émanation d’un mouvement politico-social issu d’une des branches du bouddhisme japonais, et de l’autre, une alliance constituée du Parti Démocrate Japonais (PDJ), du croupion du Parti Socialiste (PSDJ), ainsi que d’hommes opposés à l’orientation donnée à la politique nationale et au PLD par le premier ministre Koizumi Junichirô durant les années 2001-2006. Le Parti communiste japonais (PCJ) restait en dehors, tout en appelant à en finir avec l’hégémonie conservatrice, ce qui l’avait conduit à ne pas être présent dans la totalité des circonscriptions au scrutin uninominal à un tour (300 sièges), mais à défendre ses listes dans les 11 blocs régionaux au scrutin proportionnel (180 sièges).

C’est à une véritable déroute des sortants que l’on a assisté. La participation a été un peu plus élevée (69% soit 1,5 point supplémentaire) et les résultats se caractérisent par un inversion totale de la répartition des sièges : le PLD perd les 2/3 de ses députés, le PDJ, en gagne 193, dont 181 pris au PLD et 10 au Komeitô, les autres formations ne bougeant pas, y compris le PCJ avec ses 9 élus. Pour une analyse des pourcentages, il convient de se référer au scrutin proportionnel, le plus probant des deux, ce qui donne : PLD : 26,7 + Komeitô : 11,4, soit 38,1% contre 42,4 pour le PDJ + ses alliés du PSDJ : 4,2 et du Nouveau Parti du Japon : 1,7, soit 49% au total, le PCJ restant stable à 7% des votants, et quelques petites formations créées autour de personnalités se partageant le reste. Parti prépondérant avant les élections, le PLD se retrouvait distancé de plus de 15 points par son rival direct, ce qui signifie que les électeurs supplémentaires se sont portés très majoritairement vers lui et, plus encore, qu’il y a eu un substantiel déplacement de voix. De fait, la formation conservatrice a perdu 5,44 millions de votants dans les circonscriptions uninominales, où l’ancrage des sortants a atténué les dégâts, mais 7,2 millions dans les blocs à la proportionnelle.

Ces résultats peuvent surprendre, dans la mesure où les législatives anticipées que Koizumi Junichirô avait provoquées en 2005 avaient permis au PLD d’obtenir la majorité absolue des sièges. Versatilité de l’électorat ? En fait, le mode de scrutin avait amplifié un déplacement qui n’avait été que d’environ 2 points et, surtout, le premier ministre de l’époque avait conduit une campagne tonitruante sur un thème démagogique : « le changement, c’est moi et il passe par la mort du  » vieux  » PLD ». Ce coup fut le triomphe médiatique et tactique d’un homme et de ses créatures, les accortes « ninja » qu’il lança sur l’arène politique, plébiscite qui voilait en fait l’épuisement du parti. En 2007, les élections à la Chambre des conseillers – le sénat renouvelé par moitié tous les trois ans – avaient déjà été marquées par un succès notable du PDJ et un changement de majorité au sein de cette assemblée. Le choc de la récente déroute législative, le désarroi d’un parti déchiré en factions rivales qui recouvrent un clivage entre conservateurs classiques et néo-libéraux, tout comme l’absence de personnalités dites charismatiques, conduisent à s’interroger sur la suite. Le PLD risque-il l’éclatement ? Le réalignement politique engagé depuis 1993 se poursuivra-t-il ? Va-t-on vers un bipartisme comparable à celui qui prévaut aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ?

Du système japonais :

Il est licite d’analyser les résultats comme l’accélération d’un processus engagé depuis la seconde moitié des années 1980, à savoir l’érosion d’un modèle qui s’était construit au fur et à mesure que le pays se redressait de ses ruines et de la misère, pour accéder au second rang des puissances économiques, devenir un exportateur « au laser », un fournisseur de biens matériels et culturels recherchés dans le monde entier, le promoteur de nouvelles formes d’organisation de la production, mais également un des pays de l’OCDE où les écarts de revenus étaient les plus faibles et où, à suivre les experts instantanés, régnait un consensus soigneusement entretenu. Mais le milieu des années 1980, qui vit proliférer à nouveau les études admiratives, était le moment même où la déréglementation s’amorçait, où se généralisaient les privatisations, où se déployait l’internationalisation des mouvements de capitaux et où les « innovations financières » (zaiteku) firent florès. Pour déboucher sur la formation d’énormes bulles spéculatives, leur éclatement et le début d’une « décennie perdue », celle des années 1990, qui vit le pays s’enfoncer dans la dépression, dépendre de façon croissante de ses exportations et du soutien de l’activité par une kyrielle de grands travaux plombant les finances publiques, tant nationales que locales. Pendant le lustre durant lequel il fut aux affaires, Koizumi Junichirô voulut répondre par une version nippone de la politique Thatcher-Reagan, laquelle put s’adosser à la résolution de la crise financière et à la reconstitution des capacités du secteur dit compétitif de l’économie nationale, mais au prix du délitement du compromis social et d’une précarisation étendue du travail. La crise, venue des Etats-Unis et amplifiée par les déséquilibres internationaux, n’a fait que révéler les contradictions et la fragilité de cette embellie.

Le modèle japonais ne se réduisait pas à l’organisation de la production manufacturière, à ce qu’on a appelé à l’étranger le toyotisme, qui d’ailleurs ne peut s’appliquer qu’aux industries à process. Il reposait plus fondamentalement sur un Etat développeur : planificateur, c’est à dire réducteur d’incertitudes, bâtisseur du système d’entreprises (grands groupes multi-sectoriels et/ou sectoriels, articulation entre eux et les PME, constitution de mésosystèmes productifs avec banque principale, asservissement du capital bancaire et du capital marchand au capital industriel), stratège (financement prospectif, politiques industrielles, lutte-concours entre mésosystèmes grâce au soutien à l’innovation collective et aux restructurations concertées), protecteur du Nippon-maru, le « vaisseau Japon », tant sur le plan commercial que sur celui des investissements étrangers, garant enfin d’un système de prix relatifs qui permettait aux branches et secteurs peu compétitifs de se maintenir, assurant ainsi l’ « emploi total » et la concorde sociale. Ce rôle de l’Etat passait moins par le secteur public, non négligeable cependant, que par un mode et des procédures de régulation à la fois administré (gyôsei shidô), pour le premier, et informelles, pour les secondes. Les acteurs principaux étaient ici ceux que l’on regroupe sous le vocable « bureaucratie civile », à savoir les hauts fonctionnaires, recrutés sur concours à la sortie des meilleures universités auxquelles on accède également sur concours – en 1988 par exemple, 28.833 personnes s’étaient présentées aux concours de recrutement de la haute fonction publique, que 1.814 d’entre elles passèrent, 721 seulement étant en définitive recrutées -, et animés d’un esprit de corps, celui de leur ministère d’affectation (commerce international et industrie, finance, plan, sans négliger les plus « techniques », les ministères de l’agriculture-pêche-forêts , des transports, de la construction, des PTT, ni omettre la Banque du Japon et les banques publiques), en même temps que de la certitude de servir le pays.

On pourrait voir en eux les descendants des mandarins, à ceci près que le système mandarinal du monde sinisé ne s’est pas établi au Japon. Par contre, durant la longue période dite d’Edo (début XVIIème-milieu XIXème siècle), marquée par la « fermeture à la chaîne » de l’archipel et la paix intérieure, les bushi ou samurai attachés à leurs maîtres, lesdaimyô qui régnaient sur des principautés territoriales (han), se transformèrent en administrateurs, tout en continuant à pratiquer, pour leur éthique, l’escrime au sabre, la cérémonie du thé et l’arrangement de fleurs. Lorsque l’archipel dut se refonder face à l’irruption des barbares occidentaux, que les ordres sociaux furent abolis en même temps que les privilèges des samurai, ceux-ci peuplèrent et la bureaucratie militaire et la bureaucratie civile. La filiation est donc ancienne qui, pour ce qui concerne les civils, ne fut pas interrompue par l’occupation américaine.

De sa gouvernance :

Aux deux angles formées par les milieux d’affaires (zaikai) et la haute administration s’est ajouté un troisième, celui de la politique (seiji), à savoir le PLD. Répétons-le, les racines de ce parti remontent aux formations conservatrices qui étaient apparues avant la première guerre mondiale et qui, sous des dénominations diverses, prédominèrent durant l’entre deux guerres. Leur personnel était essentiellement composé de notables locaux, de grands propriétaires fonciers (classe qui a disparu avec la réforme agraire d’après guerre), de membres de professions libérales et de journalistes. Cette relative homogénéité sociologique ne s’est pas traduite par la constitution d’une grande formation politique sur le mode du parti conservateur britannique, du fait des clivages régionaux, des conflits d’intérêts, du mode de financement de la politique, de la prégnance des relations de clientèle entre élus et électeurs ou encore parce que les courants conservateurs n’ont jamais été poussés à l’union par la menace des forces de gauche, soumises que celles-ci étaient à la répression (communistes, anarchistes) ou à de nombreuses limitations (socialistes). De surcroît, le rôle des partis de droite était contraint par la constitution de Meiji, l’idéologie impériale (le tenno-sei), l’autonomie des bureaucraties militaire et civile, ou encore par le poids considérable des grands groupes d’affaires (zaibatsu), anciens (Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo, Yasuda) et nouveaux (Toyota, Nissan, etc.). En réalité, plus que de partis conservateurs, il faudrait parler de coalitions fluctuantes de factions durables (habatsu), que dirigeaient des hommes d’influence. Ce trait a été conservé après la guerre, si bien que le PLD compte toujours très officiellement plusieurs factions.

Le parti se différencie cependant de ses ancêtres, d’abord et avant tout parce que la constitution de 1946 a fondé un régime parlementaire et que la bureaucratie militaire a disparu en tant qu’acteur politique. Un règne quasi ininterrompu, que ne pouvait que prolonger l’unification du Parti Libéral et du Parti Démocrate en 1955 à la demande insistante des Etats-Unis, a donné aux dirigeants et parlementaires une assise plus large et une assurance plus grande. Une série d’évolutions sociologiques y a également contribué : entrée en politique de hauts fonctionnaires, nombre très élevé des parlementaires et dirigeants conservateurs ayant reçu une formation universitaire, lignées politiques.

Ainsi, Junichirô représentait la troisième génération d’élus de la famille Koizumi, et son fils vient de lui succéder dans la même circonscription de Yokosuka. Ses successeurs immédiats étaient également des héritiers. Abe Shinzô : grand père et grand oncle maternels premiers ministres ; père, ministre à plusieurs reprises, que seule la mort a empêché d’accéder à de plus hautes fonctions. Fukuda Yasuo est également fils de premier ministre, cependant que le pedigree du troisième successeur, Tarô Asô, est plus prestigieux encore : ancêtre lointain, Okubo Toshimichi, l’un des plus importants, sinon le plus important, acteurs de la refondation de Meiji en 1868 ; grand père maternel, Yoshida Shigeru, créateur à bien des égards du Japon d’après-guerre ; père, dirigeant du groupe Asô (ciment, mines, etc.) ; sœur, mariée au prince Mikasa, cousin de l’empereur Akihito ; épouse, troisième fille du premier ministre Suzuki Kenzô ; lui-même, diplômé de l’université Gakushuin, celle de l’aristocratie, puis études à Stanford et à la London School of Economics ; enfin, réel connaisseur en manga, ce qui ne peut déplaire à l’électorat. La généalogie de son rival direct, Hatoyama Yukio, le président du PDJ et nouveau premier ministre, est du même ordre : père, ministre des affaires étrangères ; grand-père, premier ministre en 1952-1954 ; ancêtre, président de la Chambre des représentants en 1896-1898 ; grand-père maternel, Ishibashi Shôjirô, magnat du pneumatique (le nom de famille se traduit par « pont de pierre », d’où le nom de la marque, Bridgestone ) ; cerise sur le gâteau, pour épouse une ancienne et ravissante vedette du Takarazuka, cette troupe d’opérettes entièrement féminine et à l’érotisme volontairement ambigu, aujourd’hui auteure à succès et star médiatique, bref ce qu’on appelle une talento qui, ce n’est pas sa moindre excentricité, raconte comment elle s’est rendue sur Vénus en compagnie d’extraterrestres.

Héritier ou non, technocrate reconverti à la politique ou politicien de carrière, un parlementaire du PLD est avant tout un homme de proximité, qui a su structurer durablement son électorat à travers ses relations avec les élus locaux, avec les si nombreuses associations demandeuses de prébendes et de votes efficaces, avec les corporations en réseaux (coiffeurs, garagistes, patrons de bains publics, aubergistes, hôteliers et autres dentistes), à travers aussi les groupes de soutien (kôenkai), qui sont autant de collectifs vivants qu’il convient de fêter, d’égayer, de choyer, à travers les innombrables services rendus, les filles bien mariées, les fils embauchés, les banquets offerts, les voyages organisés et les dégagements ménagés. Plus encore, il faut savoir attirer et conserver les investissements aussi bien privés que publics, en bref soutenir l’économie locale, justification suprême d’un mandat électoral. C’est donc un métier à plein temps, qui exige que l’on mouille la chemise et que l’on sache lever le coude, que l’on dispose de moyens financiers et que l’on ait des relations, raisons pour lesquelles les factions sont si importantes, car c’est la responsabilité de son chef que de les assurer. En résumé, il faut réunir trois biens, bétonner sa base électorale (jiban), se constituer une cassette bien fournie (kaban) et disposer d’un certain prestige (kanban), hérité des générations précédentes, découlant de la popularité ou de l’expertise acquises avant de se lancer dans la politique et/ou obtenues en gravissant les échelons du cursus des honneurs : participation aux commissions des assemblées, fonctions dans l’appareil dirigeant du parti, poste de vice-ministre parlementaire et enfin de ministre, auquel on accède la cinquantaine venue.

Chacun des trois angles dépend des autres. Les milieux d’affaires arrosent les politiciens, dont ils dépendent cependant pour que la législation et la réglementation correspondent à leurs intérêts ; les politiciens reçoivent les projets de loi et les règlements des bureaucrates, textes qu’ils ont néanmoins la possibilité d’amender et le privilège d’adopter ; les bureaucrates pilotent le pays et en surveillent le cap, mais ils ne peuvent le faire que si les politiciens votent et que si les milieux d’affaires mettent en oeuvre. Pendant environ trois décennies, l’avantage allait aux bureaucrates, qui contrôlaient les cordons de la bourse, disposaient du prestige déféré par les concours et bénéficiaient d’une réputation d’intégrité. Leur esprit de corps et leur autonomie structurelle – les ministres changent souvent, alors que les fonctionnaires demeurent, et c’est le vice-ministre administratif, l’équivalent d’un secrétaire général, qui procède aux nominations internes, à l’organisation du travail des services et à la rédaction des textes – les rendaient intouchables. S’ajoutait à cela le fait que la retraite est précoce et peut être anticipée, soit pour entrer en politique, après avoir soigneusement choisi et ménagé sa circonscription, soit pour rejoindre le monde des affaires, dans une branche ou une entreprise ayant relevé de son ressort administratif. C’est ce que l’on appelle la « descente du paradis » (amakudari ), gérée dans chaque ministère par un service spécial.

Bien entendu, la montée en puissance et l’internationalisation des grands groupes que, depuis les réformes d’après-guerre, on n’appelle plus zaibatsu mais keiretsu, a modifié le rapport des forces. De leur côté, les politiciens conservateurs ont acquis au cours de ces décennies de gouvernance ininterrompue une expertise réelle, à laquelle leur formation initiale en général plus poussée qu’auparavant les préparait, et une connaissance intime des rouages du système. Au risque du blasphème, on pourrait dire que le triangle haute fonction publique/milieux d’affaires/PLD se rapprochait davantage de la trinité, en ce que les trois hypostases tendaient à être égales mais, et la différence est considérable, ne procédaient pas de la même essence. De fait, ce qui trempait l’acier du triangle et le faillait en même temps, c’était sa structure interne, à savoir une juxtaposition de « tribus » (zoku) sectorielles ou corporatives, celle de la construction, de l’agriculture, de la pêche, de la sidérurgie, des transports, des télécommunications, etc. ou celle, plus idéologique, de l’éducation. Chacune d’entre elles est formée du même triangle, mais en réduction, auquel ont été adjoints quelques experts organiques et des « imbéciles utiles ». Il est remarquable que la hiérarchie du PLD est conforme à ce schéma : en dehors du président, qui est automatiquement premier ministre, et du secrétaire général, qui le seconde en cherchant à contrôler le parti, on trouve un Conseil exécutif (somukaicho), chargé de la politique politicienne, et surtout le Conseil de recherche politique (seimu chosakaicho), qui reproduit exactement les ministères et grands départements ministériels, ainsi que le commissions et sous-commissions parlementaires. Certains parlementaires experts étaient devenus de véritables parrains (don) de tribu, à l’instar d’un Kanemaru Shin pour les télécommunications. Pour les deux autres angles, les choses étaient simples puisque chaque zoku correspondait à une direction ou sous-direction ministérielle et, pour les milieux d’affaires, à un département de leur GQG, le Keidanren, ou Conseil national du patronat, et aux associations sectorielles.

De leur délitement progressif :

Le tableau serait incomplet si on omettait les autres éléments. Du côté de l’ombre, ces entités organiques que sont les célèbres yakuza, mafia fortement organisée dont chaque membre est connu et toléré des services de police, les groupuscules d’extrême-droite, en symbiose avec les gangsters, voire les sokaiya, maîtres-chanteurs professionnels. Plus ambigu, le rôle des grands médias, qui entretiennent un certain débat mais promeuvent généralement le consensus sociétal, et celui, différent, des hebdomadaires à scandales. Ou encore, celui des religions « nouvelles » et de certains courants des religions anciennes (shintô, bouddhisme, dont le Komeitô est un avatar en rien exceptionnel). Du côté de la lumière, les forces de gauche qui, dans le système établi en 1955, furent longtemps dominées par le Parti socialiste et par les confédérations syndicales (la Sohyô en particulier), qui lui offraient une base électorale. Jusqu’aux années 1970, ces forces disposaient d’une minorité de blocage dans les assemblées (plus du tiers des sièges), empêchant ainsi de trop nettes dérives de la majorité conservatrice. Mieux, les salariés, les étudiants et les intellectuels encore attachés aux acquis de l’après-guerre, animèrent de puissants mouvements revendicatifs, pacifistes, démocratiques et culturels qui contribuèrent, d’une façon trop souvent sous-estimée, à la progression substantielle des conditions de vie, à la promotion de la femme, à la réduction des inégalités – grâce notamment aux offensives coordonnées de printemps (shuntô) – et, en définitive, à une série de compromis sociétaux. A la charnière des années 1960 et 1970, le régime d’accumulation et la croissance rapide qu’il engendrait débouchèrent sur une véritable crise dont les pollutions, l’urbanisation anarchique, la géhenne des transports et le mal-vivre étaient les expressions. Le Japon fut alors le théâtre des premières luttes de masse que l’on pourrait appeler écologiques, luttes dans lesquelles les communistes tinrent une place déterminante et qui se traduisirent par l’élection d’exécutifs « progressistes » dans la plupart des sous-ensembles de la mégalopole nippone, puis par l’adoption de lois et de règlements efficaces. Il faut dire que la crise économique de la décennie 1970 contraignait le système productif japonais à se recomposer, et que la majorité conservatrice n’hésita pas à reprendre à son compte les revendications alors exprimées.

De fait, le PLD se veut formation trans-classiste, un peu à la manière de la démocratie-chrétienne italienne, mais sans la moindre référence religieuse ni véritablement idéologique. Parti de l’intérêt général et, en ce sens, populiste, il se présente comme pragmatique et animé par le bon sens, chose au monde la mieux partagée. Aussi le marchandage généralisé peut-il être présenté comme la quête consensuelle du compromis. Bien entendu, les guerres intestines sont incessantes, les coups de Jarnac abondent, l’argent coule à flot qui graisse bien des écrous et la morale reste relative dans notre monde sub-lunaire. Le sens du contact humain suffisait d’ailleurs largement à une bonne partie de l’électorat. Lorsque les désaccords s’avéraient trop vifs et les rivalités politiques trop intenses, un scandale éclatait fort à propos, qui permettait de redistribuer les cartes. L’histoire du Japon contemporain est rythmée par ces oscillations qui, pour être vives, ne sont que temporaires. Quiconque souhaiterait comprendre le mode de fonctionnement du système nippon devrait s’attacher à la personne de Tanaka Kakuei, l’animal politique le plus remarquable des décennies 1970-1990. Des rayonnages entiers lui ont été consacrés dans son pays, mais il reste mal connu à l’étranger.

Un tel système paraissait indestructible et, pourtant, il s’est progressivement délité. Le premier élément nous paraît avoir été la domestication de l’opposition et de l’acteur principal du mouvement social, à savoir les syndicats qui, à partir la crise des années 1970, en sont venus à cogérer les adaptations successives du système productif et à pratiquer une défense à reculons de leurs membres immédiats, les salariés permanents des grands groupes. L’aiguillon n’existe plus. Certes, et contrairement à l’idée que l’on se fait de l’archipel au-delà de ses rivages, la société civile est vivante et les préoccupations qui l’animent multiples, de l’éducation à l’environnement en passant par la santé, les retraites, l’alimentation, le logement, la culture, etc. Mais une société civile n’échappe pas aux clivages sociaux, politiques et idéologiques. Elle n’entre pas d’elle-même en contradiction avec l’Etat et ne s’oppose pas naturellement à l’activité de ses organes, encore moins quand, comme c’est le cas au Japon, l’Etat est structuré en triangles « corporatistes » et quand la formation politique dominante a pour raison d’être son enracinement dans ladite société civile (c’est aussi celle du Komeitô, avec toutefois une base sociologique plus circonscrite, en gros la petite bourgeoisie urbaine, et un mode d’encadrement plus holistique). Vivante, la société civile japonaise restait fragmentée et sans perspective politique, jusqu’à la formation du PDJ et à son renforcement. Dans un certain sens, les résultats des dernières législatives sont l’expression de cette donnée, y compris à travers le soutien apporté par plusieurs centrales syndicales aux deux principales formations de la nouvelle majorité.

Dans le même ordre d’idées, l’évolution de la société japonaise, avec la consolidation de la mégalopole, la désertification des campagnes, les clivages territoriaux, la tertiarisation de l’économie, le gonflement de nouvelles couches moyennes, affaiblit objectivement les bases sociologiques du pouvoir conservateur et l’efficace du clientélisme généralisé. Koizumi Junichirô l’avait bien compris qui, en s’attaquant au « vieux » PLD, larguait l’électorat traditionnel pour privilégier les couches moyennes urbaines. Ce qu’il n’avait pas suffisamment apprécié, c’était le désarroi d’une majorité de la population devant la fin du compromis social d’après-guerre. Celui-ci était pétri de contradictions dont les plus manifestes étaient le totalitarisme d’entreprise, l’excès de travail, le mal-vivre des salariés contraints à de longs mouvements pendulaires, la compétition systémique pour l’éducation et les conséquences que tout cela avait sur la structure familiale. Mais, tant que le gâteau national grossissait et que la répartition ne se modifiait pas sensiblement, on pouvait endurer (gaman suru). Les rigidités flexibles du système japonais atténuaient les chocs et des compensations pouvaient être trouvées : les travailleurs des PME étaient moins rémunérés et ne disposaient pas des mêmes garanties que ceux des grands groupes, mais ils vivaient souvent à proximité de leur travail et dans une atmosphère de « ville basse » (shitamachi), sensiblement plus conviviale ; les femmes ne faisaient pas carrière et avaient la charge complète de la maisonnée, mais occupaient de « petits boulots » (arubaito) adaptés à leurs horaires et conservaient du temps pour se cultiver entre dames, animer la vie locale et, aucun interdit religieux ne s’y opposant, avoir quelques aventures ; les retraites étaient fort insuffisantes, qui conduisaient à poursuivre dans un emploi local ou en tenant des échoppes de quartier, toutes choses modestes mais socialement utiles ; le temps libre échappait aux salariés, mais les dégagements organisés entre collègues, les choses simples de la vie – le bain chaud, une bière fraîche, les volutes du tabac, les rares instants passés avec les enfants -, les tentations du jeu (paris sur les courses de chevaux et de hors-bords, ou encore le keirin) et de l’alcool, dont l’abus est tolérable, comme la créativité illimitée des « industries du désir », offraient autant de sas de décompression ; enfin, la promotion sociale inter-générationnelle fonctionnait qui, grâce à l’école et à l’investissement familial qu’elle impliquait, laissait espérer un sort meilleur pour la progéniture.

Il serait excessif de dire que tout cela a disparu ou que tout n’est allé qu’en empirant. Des progrès sensibles ont été réalisés en matière de logement et de transports collectifs par exemple. Toutefois, le vieillissement rapide de la population, qui est le résultat d’un allongement de l’espérance de vie – record mondial – et d’un effondrement de la natalité, lié à une forme de refus du mariage, est le reflet de certaines de ces contradictions, en même temps qu’il pose de sérieux problèmes : baisse de la population, accueil des personnes dépendantes, financement des retraites, fermetures massives d’établissements scolaires, renouvellement de la force de travail, immigration.

Le cœur du phénomène peut être résumé comme suit. Au terme d’un processus séculaire, et non linéaire, le système productif japonais était parvenu à une cohérence et à une cohésion remarquables, qui se traduisaient par des excédents croissants de la balance des comptes courants, la puissance des grands groupes compétitifs, d’importants investissements en recherche et développement de la part des entreprises, des grappes d’innovations de produits et de procédés, une élévation du niveau de vie, un développement autocentré et donc une dépendance limitée aux exportations, une faible pénétration du capital étranger, la préservation des branches non compétitives. Les effets des « chocs » monétaires et pétroliers de la décennie 1970 avaient été sévères, mais l’essentiel avait été sauvé grâce à une baisse de la consommation unitaire de l’énergie et des matières premières, à la lutte contre les pollutions au stade productif, au passage à une autre génération de branches productives, à l’explosion des « tiques » (microélectronique, jeux électroniques, bureautique, télématique, domotique, robotique, optronique, etc.) et, globalement, au passage d’un régime d’accumulation « lourd, long, large et épais » à un régime « léger, court, étroit et mince ». Toutefois, la montée en puissance deszaikai, leur internationalisation, la possibilité qui leur fut donnée, la décennie suivante, de faire appel aux marchés financiers de l’étranger affectèrent la régulation sectorielle et systémique du MITI, le ministère du commerce extérieur et de l’industrie, ou du ministère des Finances.

Dans les années 1980, il parut nécessaire de réduire les « rigidités structurelles » et le déficit budgétaire par les privatisations (chemins de fer nationaux, télécommunications, compagnie aérienne, tabac et sel), la déréglementation du secteur bancaire et des transactions foncières, la révision régressive du système fiscal. L’accord monétaire du Plaza en 1985 conduisit à une appréciation de 50% du yen vis-à-vis du dollar et le mouvement se poursuivit en dépit de l’accord du Louvre de 1987. A cela, les autorités japonaises répondirent en baissant les taux d’intérêt qui devinrent tangents à zéro, en accélérant la financiarisation (zaiteku) et en autorisant la formation d’une double bulle, financière et foncière, dont les éléments se renforçaient réciproquement. Il semblait que la quadrature du cercle avait été trouvée : la reprise momentanée de la croissance (boom Heisei) remplissait les caisses de l’Etat et des collectivités locales, qui se lancèrent dans de somptueux investissements culturels et collectifs (salles de concert, musées, équipements sportifs, parcs et statues), les promoteurs proposaient marinas, terrains de golf, résidences urbaines et villégiatures de montagne, les grandes entreprises achetaient la planète, investissaient en nouvelles capacités de production à l’intérieur du pays et se diversifiaient tous azimuts (tourisme, immobilier, parcs à thèmes, informatique, robotique), perdant ainsi leur cohérence productive, cependant que les particuliers avisés ou des patrons de PME pouvaient faire fortune en vendant leurs avoirs immobiliers ou fonciers, ce qui est arrivé à certains des amis du rédacteur de ces lignes. On en vint même à manquer de main d’œuvre, si bien que des jeunes entrant sur le marché du travail purent penser échapper au totalitarisme d’entreprise en choisissant d’être freeters (néologisme formé à partir de l’anglais freeet de l’allemand arbeiter, pour signifier « travailleur libre »). C’était si nouveau qu’on parla d’eux comme d’une « nouvelle espèce humaine ». Nombre d’entre eux durent rapidement déchanter.

De fait, la reprise de l’inflation contraignit au durcissement du crédit, puis à l’éclatement des bulles qui, de toute façon, étaient devenues aberrantes. Les conséquences furent d’autant plus dramatiques que les spéculateurs avaient été nombreux et variés, mais si les grandes entreprises purent bénéficier des faveurs publiques, il n’en est pas allé de même pour l’agioteur de faubourg. Plus, la crise financière et foncière révélait ce qui était sous-jacent, le surinvestissement et la suraccumulation, les limites réelles de la demande intérieure, les variations de la demande extérieure, l’incertitude technique et technologique, certains des paris (grandes unités informatiques, télévision haute définition par exemple) étant remis en cause par les choix des Etats-Unis (microinformatique, numérique, Internet), même si les investissements consentis ne le furent pas complètement en vain. Crise « complexe » donc, à laquelle les pouvoirs publics eurent beaucoup de difficultés à répondre, et qui engagea le pays dans la dépression. Le système productif a été ainsi entraîné dans une refonte, ce qui est différent de la recomposition précédente, dont il n’est pas sorti. D’une part, les investissements à l’étranger auxquels les entreprises avaient procédé depuis le milieu des années 1970 se révélèrent catastrophiques ou induisaient désormais des réimportations venant concurrencer la production nationale. Quand bien même les firmes cherchaient à préserver les segments de haute technologie ou stratégiques, il y eut fermetures de sites et remise en cause des relations avec les sous-traitants. Plus largement, le système de prix relatifs fut ouvert à la concurrence extérieure, ce qui se traduisit par l’abandon des branches non compétitives et, partant, d’une condition décisive du consensus sociétal. Par ailleurs, des pans entiers du rapport salarial furent abandonnés : emploi durable, contrat à durée indéterminée (au profit du CDD, du temps partiel et de l’intérim), progression des rémunérations et promotion à l’ancienneté. Bien évidemment, certaines formes de rémunération différée (bonus semestriels, pécule de départ) ou en nature (logement par l’entreprise à des loyers modérés) furent abandonnées ou fortement écornées. En d’autres termes, la variable d’ajustement stratégique était l’emploi et le salaire. Les jeunes ont été les plus directement frappés, avec les vieux salariés des vieilles branches : ils sont le plus souvent en contrats atypiques et leurs seules rémunérations ne leur permettent plus de fonder un foyer. Il n’est pas excessif de parler de paupérisation absolue de fractions entières du salariat. Rien d’étonnant à ce que les écarts de revenus, et de patrimoines encore plus, se soient à nouveau creusés entre, aux deux pôles, la minorité des « gagnants » et la majorité des « perdants », ce qui s’oppose au mythe jusqu’alors prévalant d’une « société de grande classe moyenne ».

Tout cela ne pouvait pas ne pas affecter le politique. On a déjà évoqué les mutations sociologiques qui affectaient le clientélisme généralisé, mais les conséquences électorales furent longues à se dessiner dans la mesure où le parti socialiste était également affaibli. De surcroît , la fin de la « guerre froide » eut pour conséquence de brouiller les clivages idéologiques et, au Japon, de desservir le PSDJ qui se distinguait par sa ferme opposition à l’alliance américaine. Ce que l’on pouvait noter, c’était plutôt la désaffection électorale, le succès éphémère de personnalités médiatiques ou des sautes d’humeur vite assagies, comme lorsque le PSDJ tira profit électoralement de l’augmentation du taux de TVA.

La donnée majeure est que l’état des finances publiques et les restructurations à répétition du système productif ne permettent plus aux élus conservateurs de disposer d’une cassette suffisante ni de répéter sans fin le miracle de la manne. Pire, la pertinence de ces pratiques tend à se diluer. Comme le démontre fort clairement l’universitaire australien Gavan McCormack, la multiplication des pains repose sur deux dispositions originales, d’une part le Programme fiscal d’investissement et de crédit (zaito) qui constitue un véritable second budget, non discuté par les assemblées, et, d’autre part, le Programme de développement du territoire national (zenso) qui, comme son nom l’indique, a en charge les grandes infrastructures physiques. Le financement provient pour l’essentiel des énormes dépôts de l’épargne et de l’assurance postales, transformés en bons du Trésor et ventilés par le système bancaire. Ces trois dernières décennies, cela n’a cessé de nourrir des programmes pharaoniques, comme les tunnels sous-marins reliant l’île principale de Honshû à celles de Hokkaidô au nord et de Kyûshû au sud-ouest, ou les systèmes de ponts entre les trois préfectures septentrionales du Shikoku et Honshû. Sur le plan du génie civil, ces réalisations sont impressionnantes, mais moins utile qu’il n’y paraît, d’autant que la fréquentation est faible, notamment pour les trois ponts aux péages prohibitifs. Cela se répète aux échelles régionales, préfectorales et locales, ou à l’occasion de grands évènements, tels les Jeux d’hiver de Nagano. Certes, le puissant secteur du BTP – à peu près 10% de l’emploi non agricole – y trouve son compte, mais la dette publique, ne cesse de gonfler qui dépasse les 100% du PIB, sans parvenir cependant à mettre fin au long marasme de l’économie. En bref, construire un aéroport dans chaque chef lieu de canton, un pont suspendu sur chaque ruisseau ou une marina dans chaque crique, revient à bétonner inutilement un archipel, qui y perd de surcroît de son insigne beauté.

Ce sont les raisons pour lesquelles, afin de proposer une autre politique, c’est au système politique qu’il fallait d’abord s’attaquer. Les premiers ébranlements se produisirent en 1992-1993, avec la sortie du PLD de groupes et de personnalités qui créèrent de nouveaux partis, obtinrent l’adhésion de segments de la société civile et s’allièrent à certaines des formations de l’opposition : le PSDJ, le parti démocrate-socialiste (issu d’une ancienne scission de droite du PS), la Ligue sociale-démocrate, qui se référait à l’origine à Togliatti, et, un temps, le Komeitô. De là, l’épisode des cabinets Hosokawa et Hata, mais avant que la sauce ne commence à prendre, il y eut des épisodes complexes : décomposition/recomposition des nouveaux partis, retrait de certaines personnalités, nouvelle scission du PSDJ, choix du Komeitô pour l’alliance avec le PLD, éviction du PLD des opposants à la privatisation de la poste que Koizumi voulait imposer, l’énoncé reste incomplet, pour conduire enfin à la formation d’un grand parti d’opposition, le PDJ, condition d’un bipartisme, et à l’alliance qui s’est cristallisée pour les récentes élections législatives.

Le principal stratège de ce processus est Ozawa Ichirô, né en 1942, héritier du siège de son père dès 1969, élevé au sein par Tanaka Kakuei, qu’il n’hésitera cependant pas à trahir en compagnie du « parrain » Kanemaru Shin, secrétaire général du PLD de 1998 à 1991, avant que de le quitter avec fracas en 1993, tacticien habile, négociateur redoutable, homme au caractère difficile, aux prises de décisions solitaires, voire brutales, qui lui valent son surnom de « génie destructeur » (hakainô), mais qui s’est fixé un objectif dès le début des années 1990 : celui de changer le rapport de forces politiques pour changer de gouvernance et transformer ainsi le Japon en un « pays banal » (futsu-no kuni). Il y a une quinzaine d’années, cette banalité avait une coloration reaganienne qui lui valut les vives louanges de l’hebdomadaire The Economist , mais il semble qu’avec le temps, la mise en évidence des errements du modèle américain, l’existence au sein du PDJ de courants plus progressistes, le concept s’est enrichi, comme nous aurons l’occasion de le préciser. En tout état de cause, Ozawa est crédité de la victoire aux sénatoriales partielles de 2007 et du récent triomphe aux législatives, obtenu en inversant le choix stratégique de Koizumi – ne pas négliger les campagnes ni les simples gens -, tout en offrant aux nouvelles couches moyennes et aux jeunes de quoi les encourager. Après avoir été président du PDJ de 2006 à 2009, il a dû quitter ces fonctions au début de l’année, à la suite d’un scandale de financement électoral, et est aujourd’hui secrétaire général du parti, c’est à dire qu’il a la responsabilité de l’organisation et de la discipline internes, de la coordination avec le cabinet et de la préparation des élections sénatoriales partielles de 2010, avec pour mission de réitérer les résultats des récentes législatives. En vérité, il est le yami shôgun, le shôgun qui, dans l’ombre, tire les ficelles.

Moins qu’une alternative ?

Une chose doit être claire, le Japon est compliqué. Ce « taureau irlandais » ou cet oxymore peut servir de guide de lecture. Dire que le PLD est un parti conservateur est fondé, au sens où cette formation se réclamait à corps et à cri du capitalisme, ainsi que de la défense du « monde libre » face à l’ours soviétique. Mais le capitalisme dont il se faisait le porte-drapeau n’avait rien à voir avec le néo-libéralisme ni même avec la prétendue orthodoxie libérale, mais plutôt avec l’économie politique listienne et, dans une certaine mesure, avec l’approche structuraliste, voire avec le soviétisme. Sur le plan plus étroitement politique, il regroupait des tendances allant du centre-gauche à la droite extrême, chauvine et raciste. De même, présenter le Komeitô comme une formation centriste légitime un jeu classique de formation-charnière, prête à monnayer ses votes au plus offrant, raison pour laquelle de nouveaux retournements de sa part ne sont pas exclus, qui seront de toute façon pitoyables sauf pour les dévots. En vérité, le seul parti moderne du Japon, au sens où il s’appuie sur des militants organisés et délibérants, où il cherche à diffuser et faire discuter ses propositions, où il dispose d’organes d’information et de mobilisation, est le Parti communiste, ce qui se retrouve au PSDJ, sauf que les militants de base y sont rares.

Aussi ne doit-on avoir aucune illusion sur le Parti Démocrate. Il a été formé de morceaux disparates : éléments du PSDJ, parti démocrate-socialiste, qui était fermement anti-communiste et partisan de la collaboration des classes, segments sortis du PLD, membres de la société civile, diplômés de l’ « université » Matsushita-Panasonic de formation des élites. Cela n’est pas sa plus grave faiblesse, le point de départ ne préjugeant pas obligatoirement du point d’arrivée et l’amalgame pouvant se faire avec le temps. Plus préoccupant, le fait que l’on retrouve, sinon des représentants directs, du moins des personnalités issues des milieux d’affaires, à commencer par le premier ministre, politicien le plus riche de l’archipel, et en continuant avec le secrétaire général du cabinet (Matsushita), le ministre de l’économie, de l’industrie et du commerce extérieur (Toyota), ou celui de l’éducation et de la recherche (Toray). Le PDJ n’est pas un parti de transformation sociale et il n’offre pas l’autre terme de l’alternative, mais quand bien même il ne serait qu’une version nippone des Démocrates américains, ce qu’il propose n’est-il que poudre aux yeux ?

Sans doute non. Le programme du PDJ dispose d’une certaine cohérence. L’objectif premier est, nous l’avons dit, de replacer le politique au centre du processus de décision et, pour ce faire, de briser le pouvoir de la bureaucratie civile. Des dispositions inspirées de l’exemple westminstérien sont censées permettre à la majorité parlementaire de définir le cours des choses et d’en suivre l’exécution, notamment par le rehaussement du pouvoir du noyau gouvernemental, la réduction du rôle des vice-ministres administratifs et l’installation de députés en mission dans les différents départements ministériels. Cette centralisation de la décision s’accompagnerait d’une réelle décentralisation au profit des collectivités locales, avec les transferts budgétaires que cela implique. Le PLD ayant été vaincu et la haute fonction publique devant être domestiquée, il ne resterait plus que le troisième angle, les zaikai, dont on ne dit pas grand chose, ce qui constitue un véritable angle mort. A cela près que le PDJ affirme vouloir en finir avec les dérives néo-libérales, la déréglementation du droit du travail, les emplois précaires, le démantèlement des services publics, celui de la poste en particulier, et le sacrifice de ce qui reste de paysans. Quant à la croissance, c’est vers la demande intérieure que la nouvelle majorité s’oriente, non plus par le truchement des programmes de grands et menus travaux, mais par un volet de mesures sociales et le redéploiement induit de la dépense publique : retraites, allocations familiales, gratuité de la scolarité dans les collèges, compensations aux agriculteurs, etc., mesures susceptibles de relancer durablement la demande intérieure. D’autres volets, prometteurs, sont d’ordre environnemental, judiciaire (abolition de la peine capitale, droits de la défense ?), sociétal (place de la femme) et culturel.

Le premier ministre Hatoyama, qui n’est pas qu’une marionnette du shôgun Ozawa, a révélé sa pensée dans un article paru en septembre 2009, c’est à dire en août si l’on veut bien tenir compte de la numérotation japonaise des publications, dans la revue « Voice », qui est financée par la fondation Matsushita. L’auteur s’y réclame de son père qui, avant que de devenir premier ministre en 1952 et de fonder trois ans plus tard le PLD, avait été purgé en 1946 par les forces américaines d’occupation, moins parce qu’il était un conservateur affiché, mais parce qu’il était un politicien professionnel et, à ce titre, considéré comme compromis dans le fascisme impérial d’avant-guerre. Lui avait été préféré Yoshida Shigeru, un aristocrate bon teint et haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères durant la même période. Aussi d’aucuns voient-ils dans cet antagonisme Hatoyama/Yoshida un des fils directeurs de la vie politique d’après-guerre, à travers la prépondérance de la haute fonction publique, la médiocrité du politique et, plus récemment, le duel électoral entre les rejetons placés à la tête des deux coalitions concurrentes. En tout état de cause, Hatoyama le Vieux avait occupé son oisiveté forcée pour traduire, sous le titre « Jiyû to jinsei » (« Liberté et vie »), un ouvrage du comte Richard Nikolaus Eijirô von Coudenhove-Kalergi, père austro-hongrois et mère japonaise, qui, après avoir été séduit par Mussolini, se fit, on s’en souvient peut-être, le chantre de l’unité européenne, le fondateur du mouvement paneuropéen, le promoteur de la CECA, puis le défenseur d’une vision gaullienne de l’Europe. Dans le livre en question, intitulé « Le totalitarisme contre l’homme », l’auteur oppose au nationalisme et à l’expansionnisme nazi, ainsi qu’à la guerre des classes stalinienne, un projet fondé sur la fraternité. Ce terme est généralement traduit en japonais par le mot « hakuai », mais Hatoyama Ichirô lui préféra celui de yûaï, qui se compose de deux caractères traduisibles par « amis » et « amour ».

A partir de là, le nouveau premier ministre rejette l’acception courante et sentimentale du terme pour se revendiquer de la devise de la république française. A vrai dire, il a tout faux, au sens où sans « liberté », il n’y a pas de citoyen, sans « égalité » il ne peut y avoir de république, sans « égalité » on ne saurait parler de « nation », ce qui devrait conduire, dans les conditions contemporaines, à poursuivre un programme plutôt exigeant. Ce que Hatoyama le Jeune dit n’en demeure pas moins intéressant. Pour lui, l’égalité évite l’anarchie à laquelle peut conduire la liberté et l’autoritarisme que peut induire l’égalité ; elle est la condition du vivre-ensemble ; elle est l’obstacle auquel se heurtent les deux maux du monde actuel, le néo-libéralisme américain qui se travestit sous les vocables de la mondialisation ou de la concurrence libre et non faussée, le nationalisme, l’unilatéralisme et la politique de force que pratiquait l’administration Bush.

Le retour vers l’Asie ?

On peut comprendre que ce texte, dont une version raccourcie a été présentée avant le scrutin du 30 août dernier sous la forme d’une tribune libre du « New York Times », ait provoqué quelque émoi. En premier lieu, parce qu’il énonce un certain nombre de contre-propositions à l’idéologie dominante en matière économique et sociale. De cela, il a déjà été question. Des développements sur les pressions commerciales (gaïatsu), monétaires et structurelles qu’ont exercées les Etats-Unis auraient été toutefois nécessaires pour expliquer plus complètement le délitement du modèle japonais et éclairer les mots de Hatoyama. L’espace nous manque.

Le deuxième point concerne la relation nippo-américaine sans laquelle on ne peut comprendre les contradictions, les occasions perdues et les impasses de la politique extérieure des gouvernements conservateurs. En quelques mots, après avoir démilitarisé le Japon, sanctionné une partie de ses criminels de guerre et inscrit dans sa constitution le rejet de la guerre comme mode de règlement des différends internationaux et, partant, le renoncement à tout moyen et armement militaires, les Etats-Unis ont réarmé le Japon, reconstruit son armée, imposé une alliance inégale, maintenu dans le pays tout un dispositif de bases, de personnels et de moyens militaires, y compris nucléaires, utilisé l’archipel comme tremplin dans les guerres de Corée, puis du Vietnam, incité Tôkyô à assumer un rôle plus conséquent dans la défense du « monde libre ». La fin de la « guerre froide » n’a pas conduit à une révision des choses, tout au contraire. De même que les missions de l’OTAN ont été redéfinies et leur espace étendu, de même de nouvelles « lignes directrices » ont été données à l’alliance bilatérale : extension de son théâtre d’exercice, intégration opérationnelle des armées, participation du Japon au maintien de l’ordre planétaire et promotion de l’archipel au statut d’ « Angleterre de l’Extrême-Orient », ce qui tend à en faire un élément de la dissuasion contre toute surprise stratégique, entendez contre la Chine. A cela, les gouvernements conservateurs d’après 2001 ont agréé, le plus souvent avec enthousiasme : envoi d’éléments de la marine nippone dans l’océan Indien afin de participer à la guerre d’Afghanistan (et d’Irak), édification d’une défense anti-missiles de théâtre, modernisation continue des forces armées, adoption d’une batterie de lois antiterroristes, sirènes chauvines, financement par le Japon lui-même de la réorganisation des bases américaines, opposition obstinée à la solution de la « question coréenne », démarches, en particulier sous le gouvernement Abe, en vue de la formation d’un « quadrilatère » stratégique reliant les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde.

Si l’on remonte plus loin dans le temps, la refondation de Meiji s’est faite également sur le mot d’ordre « quitter l’Asie », c’est à dire un ordre international centré sur la Chine, pour « rejoindre l’Occident », autrement dit la modernité, la puissance technique, productive et militaire. Très vite, l’archipel est revenu vers le continent, pour tenter d’en contrôler les ressources et d’en « éduquer » les peuples, ce qui a conduit à la guerre de quinze ans (1931-1945) et à la défaite complète. La résurrection d’après-guerre s’est accomplie dans un premier temps en dehors de l’Asie et en direction des pays capitalistes développés ; elle s’est prolongée par un rééquilibrage vers l’Asie, avant que sa refonte n’implique une tentative d’intégration des économies asiatiques au système productif japonais. L’essor économique de la Corée du sud et de Taiwan, l’autonomie recherchée par les pays d’Asie du sud-est et, plus encore, l’émergence rapide, ample et profonde de la Chine changent la donne. Désormais, l’Asie comprend une série de grandes puissances réelles ou potentielles et des groupements régionaux. Ni le Japon, a fortiori sous dépendance américaine, ni la Chine, et encore moins l’Inde, ne peuvent prétendre la dominer. Comme l’écrit le nouveau premier ministre, les nationalismes seraient délétères. C’est à la « fraternité » de ces nations qu’il appelle. Vœu pieux en apparence, mais que proposer d’autre ? Cela ne conduit pas à un rejet des Etats-Unis, mais à une autonomisation vis-à-vis de ces derniers et exige en retour, de la part de l’étouffant protecteur, un véritable ajustement stratégique. L’enjeu est de taille que nul ne devrait méconnaître.

L’attraction culturelle que le Japon exerce sur la France est grandissante, la réciproque est vraie depuis longtemps. Mais la politique japonaise, que la plupart de nos concitoyens ignorent, devient subitement intéressante. Nul ne saurait prédire l’avenir. Beaucoup de choses dépendront de la capacité des citoyens japonais à imaginer, à oser, à construire, et, dans une modeste mesure, de l’attention que voudra bien leur réserver le monde extérieur. Après tout, c’est là une acception pertinente du terme « yûaï ».

Octobre 2009

Japon