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Japon : les enlevés pris en otages

par

Abe Shinzô qui a récemment accédé aux fonctions de premier ministre, vient d’effectuer une tournée remarquée en Europe occidentale. Il est en effet de règle que le nouveau chef d’un gouvernement japonais aille se faire introniser officiellement aux États-Unis, ce qui à ce jour n’a pas encore été fait. Or, les discours tenus à chacune des étapes soulignent la nette évolution de la posture internationale de l’archipel. Mieux, M. Abe a comparu devant le Conseil de l’Atlantique, qui réunit les vingt-six membres de l’OTAN, et a rencontré le secrétaire général de ce pacte, le néerlandais Jaap de Hoop Scheffer.

Un partenariat stratégique

D’aucuns ont voulu voir dans ce voyage un réajustement de l’action extérieure d’un pays dont l’adhésion à la « doctrine Bush » de guerre préventive contre l’« axe du mal », de renversement des « avant-postes de la tyrannie » et de « transformation du Grand Moyen-Orient », le place aujourd’hui en difficulté. Non seulement le droit international a été violé et la vérité travestie pour envahir l’Irak, mais encore les titres des nombreux ouvrages publiés aux États-Unis hésitent à qualifier les résultats de cette politique. Fiasco, bourbier, enlisement, noire victoire, le terme « échec » est en définitive le plus neutre, qui ne porte pas uniquement sur la situation en Mésopotamie et concerne l’ensemble de la région. Il est possible, dans un tel contexte, que Tokyo s’inquiète d’une escalade dont le prochain échelon serait l’Iran, où l’archipel a des intérêts à préserver.

Cette analyse, selon laquelle un rééquilibrage serait en cours, n’emporte pas l’adhésion, entre autres raisons parce que l’Union européenne paraît bien incapable de penser et peu soucieuse d’agir hors du cadre conceptuel qu’a fixé la puissance hégémonique. A vrai dire, c’est l’OTAN qui était l’interlocuteur privilégié par le premier ministre japonais et, que l’on sache, cette organisation ne dispose pas d’une grande autonomie vis-à-vis des États-Unis d’Amérique. En fait, cela fait des lustres que se discutent les voies et les moyens par lesquels parviendraient à s’articuler le pacte multilatéral et l’alliance bilatérale nippo-américaine. Les conditions paraissent désormais réunies pour entrer dans le concret : l’OTAN s’est élargie à de nombreux États de l’Europe centrale et orientale, elle a redéfini ses missions et elle intervient hors de la zone géographique – l’Atlantique nord – que définissait, de façon il est vrai extensible, son nom. A la lutte contre l’ « ours polaire » se sont ajoutés les aides de première urgence dans les situations de catastrophes naturelles, la reconfiguration des Balkans, le combat contre le terrorisme, le domptage des marges sauvages et barbares de la planète. L’OTAN intervient ainsi en Afghanistan, agit au Darfour, forme les policiers irakiens, en même temps qu’elle assiste les victimes du tsunami de l’océan Indien et de l’ouragan « Katrina ». Sa « mondialisation » doit être poussée plus avant, afin d’admettre dans ses rangs des États dont les capacités militaires pourraient la renforcer, d’établir aussi l’inter-opérabilité des institutions et des matériels militaires, toutes choses que la multiplication et la diversification des missions rendent de plus en plus nécessaires. Le sommet de l’OTAN tenu à Riga en novembre dernier a entériné le principe de nouveaux partenariats « au cas par cas », avec des États tels que l’Australie, la Nouvelle-Zélande, voire Israël ou le Brésil, et bien entendu le Japon, ce dernier pouvant être le premier, entre autres raisons parce qu’il ne rencontre pas les réticences exprimées par le président français à propos du rythme quelque peu hâtif donné au processus.

Le prétexte coréen

Un obstacle majeur, sinon le principal, tenait au pacifisme de la population japonaise, tant éprouvée par la « guerre de quinze ans » conduite, de 1931 à 1945, par ses élites et par l’inutile massacre nucléaire qui lui avait apparemment mis fin. L’article 9 de la constitution qui, contrairement à ce qui tend trop souvent à s’écrire aujourd’hui, n’a pas été forcé, disposait que l’archipel renonçait à la guerre comme mode de résolution des différends internationaux et, partant, aux instruments militaires de la puissance. On le sait, la loi fondamentale fut presque immédiatement violée par le tuteur américain, pour cause de guerre froide, mais le môle a résisté pendant deux décennies. Il cède aujourd’hui, à la suite d’un long travail de sape auquel ont concouru les dirigeants japonais, leurs pédagogues américains et, il faut le souligner, la totalité des États dits démocratiques . Quelles que fussent ses performances industrielles, le Japon restait un pays de représentants en transistors, comme l’a dit, avec la myopie qui pouvait l’affliger, le général de Gaulle, si bien qu’il est resté limité au rôle de membre suppléant du consortium des puissances de ce monde. La dernière humiliation subie date de 1991, lorsque l’archipel fut prié d’honorer la note de frais de l’armée américaine, pour n’avoir pas participé à la guerre du Golfe.

Il va de soi que rien n’aurait été possible sans la participation du bloc historique qui dirige le Japon. Le sujet est passionnant en lui-même, mais il suffira de dire que, loin de se satisfaire de la fin de la guerre froide et de la disparition de la menace soviétique, présentée si longtemps comme imminente, ce bloc a trouvé des espaces inédits au cours des quinze dernières années. La mondialisation libérale et la longue déflation qui a affecté l’économie nationale, l’imperium des États-Unis et l’affaiblissement du droit international que son exercice a entraîné, les mutations de l’Asie orientale et l’émergence de la Chine qui, par leur ampleur et leur profondeur, bouleversent des équilibres d’ailleurs inexistants, ont revivifié le chauvinisme des classes dirigeantes japonaises. La donnée la plus aisément exploitable a cependant été la « question coréenne », réduite il est vrai à ce qui est appelé la « menace nord-coréenne ». On rappellera ici que, bien avant le « rideau de fer », le front de la guerre froide s’est établi le long du 38ème parallèle séparant les deux parties de la Corée. Après le conflit coréen de 1950-1953, la guerre simulée, à laquelle le système de relations internationales a donné naissance, s’est traduite, du côté américain, par des plans d’attaque et les vastes exercices Team Spirit contre la Corée du Nord, plans et exercices qui seront par la suite appliqués pendant la guerre du Golfe. La réorientation de la politique chinoise, la dissolution de facto du mouvement des non alignés et, ensuite, la disparition de l’URSS, devaient annoncer la chute du régime de Pyongyang. De fait, la République Populaire Démocratique de Corée est entrée dans une crise économique et sociale profonde que les calamités naturelles ont transformée en famine à la fin des années 1990.

Dans ce contexte, la RPDC a alors tenté de modifier son environnement international, sans cependant renoncer aux fondements de sa politique intérieure, qui ne se réduisent pas à l’exercice tyrannique du culte de la personnalité, les travaux des quelques spécialistes américains étant à cet égard bien plus éclairants que les anathèmes. Cette entreprise pour le moins délicate s’est doublée d’un exercice d’équilibrisme encore plus complexe, par lequel Pyongyang a brandi la menace de l’accession à l’arme nucléaire afin qu’on lui prête attention et que les États-Unis acceptent une normalisation des relations bilatérales. C’était là le sens de l’accord cadre conclu en 1994 et des négociations qui, tout à la fin de l’administration Clinton, avaient failli aboutir à un accord concernant les missiles balistiques. Aujourd’hui, avec Bush le Jeune, on est revenu au point de départ.

La question des enlevés

La Corée est, géographiquement et historiquement, la plus proche voisine du Japon et l’archipel a reçu d’elle de nombreux éléments de sa culture, la péninsule a été l’enjeu des deux premières guerres que le Japon moderne a menées, elle a été pendant trente cinq ans soumise au joug colonial de Tokyo, Kim Il Sung qui, pendant un demi-siècle a présidé la RPDC, avait conduit une guérilla anti-japonaise à la frontière sino-coréenne, l’archipel a servi de base arrière pendant la guerre de Corée et a participé subrepticement au conflit, puis a établi de très intimes relations avec la dictature militaire qui a longtemps sévi au sud du 38ème parallèle. En 1990 pourtant, des négociations furent ouvertes entre la RPDC et les deux principales forces politiques du Japon de l’époque, le parti conservateur et le parti socialiste, mais elles furent bloquées par le courant majeur de la droite nippone.

Aussi le voyage à Pyongyang qu’effectua, en septembre 1992, le premier ministre Koizumi Junichiro, fit-il l’effet d’une bombe. Une déclaration commune fut signée qui laissait prévoir la fin d’un long antagonisme, mais, quand bien même une seconde visite intervint en mai 2004, l’élan s’était vite brisé sur la question des « enlevés ». En effet, lors de la première rencontre, Kim Jong Il, qui avait succédé à son père à la direction de la RPDC, reconnut que treize citoyens japonais, dont huit étaient décédés depuis, avaient été enlevés sur les côtes occidentales de l’archipel, entre 1978 et 1982, par des agents nord-coréens « trop zélés », vraisemblablement pour servir de formateurs linguistiques à des espions. Il présenta ses excuses pour ces actes et se porta garant qu’ils ne se reproduiraient plus. Trois semaines plus tard, les cinq survivants arrivèrent à Tokyo, deux couples et une femme dont le mari, un déserteur de l’armée américaine, ne la rejoindra que bien plus tard, après que le Pentagone aura accepté de ne pas le condamner. Les enfants aussi, qui avaient été entièrement éduqués en RPDC, purent gagner l’archipel.

On peut comprendre que ces enlèvements, contraires au plus simple droit des gens, aient soulevé au Japon émotion et indignation, entretenues par les explications confuses données par Pyongyang sur les décès des huit autres victimes. Ces sentiments ont été toutefois exploités par la droite nationaliste qui s’est servie des trois associations créées autour de la question – en japonais Sukuukai, Kazokukai et Rachi Giin Renmei – pour animer une intense campagne en faveur du renversement, par la force si nécessaire, de la RPDC. Le nombre d’ouvrages, de mangas, d’articles et d’émissions est proprement hallucinant, qui font de ce drame le sommet de l’abomination, entretiennent la haine contre tout un peuple, ignorent l’antagonisme séculaire existant entre la péninsule et l’archipel, imposent le silence à quiconque cherche à lui trouver une issue politique. Quelles qu’eussent été les intentions de Koizumi, la direction de ce courant fut assurée par Abe Shinzô, qui a construit ainsi son image politique et qui, depuis son accession aux affaires, a fait de la « question coréenne » la pointe de son action diplomatique.

Aussi n’était-il pas nécessaire pour lui de se faire adouber immédiatement par Bush le Jeune. L’un et l’autre ont des motivations qui leur sont propres, mais qui convergent vers le même objectif, le changement de régime (regime change) à Pyongyang. Le recours à la force est pour l’instant exclu qui, de l’avis des stratèges américains, aurait des effets plus incertains encore qu’en Irak. C’est par le blocus économique et l’assèchement des transactions financières qu’un effondrement devrait être obtenu, quand bien même les conséquences humaines en seraient catastrophiques. Cela est à vrai dire de peu d’importance. L’armement du Japon peut s’amplifier, sa posture internationale se modifier, un partenariat s’établir avec l’OTAN, cependant que, sur le plan intérieur, un texte de loi vient de transformer l’« agence des forces d’autodéfense » en « ministère de la défense » et que la loi fondamentale sur l’éducation a été réécrite de manière à introduire l’ « enseignement du patriotisme » parmi les finalités pédagogiques. M. Abe s’est donné comme objectif d’amender la constitution et plus précisément son article 9. Il n’est pas certain que ce soit ce que souhaitent les enlevés, mais d’autres parlent pour eux.