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Dépenses militaires et élaborations stratégiques : un moment charnière (2)

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Le tournant américain, accentué par l’élection de Bush, inquiète moins par l’incidence de ses coûts, 60 milliards de dollars en dix ans soit environ 2% du budget annuel de la défense, que par ses effets destabilisateurs sur l’architecture de sécurité mondiale patiemment construite depuis une trentaine d’années. Il s’agit ni plus ni moins que de rompre avec une situation où les Américains avait dû accepter qu’à l’ère nucléaire aucune guerre n’était gagnable contre un adversaire capable d’user de telles armes et qu’alors le débat devait se ramener à qui mourrait en premier ou en second. En sanctuarisant leur territoire à l’aide d’un « bouclier antimissiles », non seulement ils s’apprêtent à violer des accords internationaux structurants (Traité ABM, Anti Ballistic Missiles, de 1972 et interdiction de la militarisation de l’espace, 1967), mais ils caressent le projet de devenir les véritables maîtres du monde et de pouvoir lancer de véritables guerres victorieuses et sans représailles en retour. La mise sur pieds d’un tel système d’arme encouragerait à son contournement par déploiement de missiles supplémentaires et de plus en plus sophistiquées (à têtes multiples et dotées de leurres), partant du principe qu’aucune DCA n’a jamais pu résister à une saturation. Tous les États nucléaires seraient tentés par une telle escalade, les uns pour garder leur rang dissuasif (France, Chine, Grande-Bretagne et … Russie), les autres pour être crédibles (Israël et autres « États-voyous »). Ils n’ont pas manqué de le faire savoir.

Le véritable enjeu : l’espace

Ce projet de défense antimissiles, technologiquement peu fiable et censé prévenir une menace mal définie, est en réalité le vecteur d’une grande ambition dont l’espace serait la « nouvelle frontière ». Pour être crédible, la mise en place d’un système d’armes antimissiles nécessite le déploiement d’un système de surveillance basé dans l’espace et hors de portée d’un adversaire. Il faut en effet articuler des armes basées à terre à des moyens d’alerte précoce et de suivi de trajectoire basés dans l’espace. Il s’agit de maîtriser l’espace de trois façons. Empêcher les autres de s’y installer ou réguler leur l’accès, se doter des moyens de détruire si nécessaire tout ou partie de ce qui est déjà en orbite, et enfin construire une capacité d’intervenir au sol à partir de l’espace. On est en présence d’une tentative de s’approprier un « bien commun » de l’humanité -l’espace-, de l’utiliser au profit d’un seul pays et de le transformer en moyen de chantage permanent contre toute la planète. Quand on sait la part croissante des activités humaines non-militaires qui sont prises en charge à partir de l’espace, on mesure combien un tel projet pourrait menacer la poursuite des pans entiers d’activités de la plupart des pays ou les mettre sous contrôle américain. Le système américain GPS dont bénéficient les pays occidentaux n’a qu’un équivalent russe. La gestion des transports collectifs urbains des grandes villes ou des transports par camions en Europe en dépend

Les données de base, naturelles, militaires, économiques, sociales, agricoles et d’infrastructures sont à la portée de celui qui maîtrise la technologie de l’espace et sait traiter par des moyens informatiques puissants les informations ainsi recueillies. La terre est ainsi devenue un petit village qu’un observateur équipé peut surveiller à des résolutions qui atteignent désormais moins d’un mètre. Cette révolution technologique, comme beaucoup d’autres, modifie les bases des rapports de pouvoirs à l’échelle du monde et fait l’objet d’intenses luttes d’influence entre groupes industriels et entre les pays du Nord les plus avancés dans ces techniques. La mutation technologique récente résulte du développement de systèmes techniques différents -lanceurs, satellites d’observation, bases d’exploitation des données au sol- qui, en s’assemblant, ont permis tout à la fois une observation fine de la planète et la constitution de banques de données mondiales, instantanément mises à jour et capables d’être gérées intelligemment. Les phénomènes naturels, industriels ou sociaux deviennent lisibles en temps réel. De nouvelles sources d’informations, d’interprétation automatisée, sur les sociétés humaines se mettent ainsi en place et s’ajoutent aux informations fournies plus traditionnellement par les appareils de collectes statistiques nationaux. Les États-Unis sont les plus avancés et annoncent des efforts financiers importants dans ce secteur. La France, l’Europe et la Russie ne sont pas en reste. L’Inde et la Chine ne veulent pas rester à l’écart et développent des programmes de lanceurs de satellites. Le Japon s’y met aussi et l’Afrique du Sud est bien partie. Des pays comme Taiwan ou la Corée du Sud possèdent déjà les segments de technologies qui leur permettront de s’intégrer au processus. Les États-Unis ne veulent pas partager ce nouveau pouvoir et veulent le mettre à l’abri de forces hostiles asymétriques.

Une volonté de « façonner » le monde

On comprend pourquoi ces ambitions hégémoniques isolent les Américains, y compris de leurs traditionnels alliés. Ceux-ci s’inquiètent du tournant pris à Washington depuis l’élection de Bush et s’en émeuvent publiquement. Les thèmes de conflictualité s’élargissent à d’autres domaines, comme le changement climatique ou le contrôle du commerce des armes légères, traduisant un infléchissement vers l’unilatéralisme et la méfiance envers toute forme de régulation mondiale, à commencer vis à vis de l’institution qui la symbolise le plus, les Nations Unies. Manifestement l’hyperpuissance dominante est tentée de se dégager des contraintes des accords signés, à une période de parité, et d’assurer son hégémonie par des mesures et initiatives unilatérales. Là où le contrôle reste possible, elle continuera d’affirmer son influence (FMI, Banque mondiale, OMC, etc.). Ailleurs, elle se retirera, refusera de financer et se désengagera.

Les États-Unis ont d’immenses besoins nationaux, largement générés par leur mode de croissance. Pour satisfaire ce modèle de développement et continuer d’assurer à leur couches supérieures le même niveau de vie, ils ont besoin des ressources mondiales. En ce sens il est vital pour eux d’adapter ou de façonner le monde à la mesure de leurs besoins. Qu’importe si le reste du monde doit subir des situations de misère, d’exclusion ou d’explosions sociales. Bénéficiaires principaux de la mondialisation, ils doivent l’imposer toujours plus, et au gré de leurs intérêts. Leur nouvelle posture stratégique, au delà de ses aspects purement militaires, vise à leur accorder un avantage décisif et sans partage.

Tel est le sens des nouvelles élaborations stratégiques en cours à Washington.