Par Hakim Ben Hammouda, Ancien ministre des Finances de Tunisie (2014-2015).
Les chroniques de recherches internationales, mai 2020.
La pandémie est en train d’opérer des transformations radicales et une remise en cause sans précédent de notre monde. Ce sont nos rapports avec l’autre, avec la maladie, avec le corps et avec le monde qui sont en plein bouleversement, avec aussi une grande part d’incertitude qui est au centre des angoisses et des peurs sur l’avenir.
La pandémie du Covid-19 est en train de bouleverser notre monde comme nous ne l’avons jamais vu en temps de paix. Par l’ampleur de ces pertes humaines, la rapidité de sa transmission et notre incapacité à arrêter sa propagation, ce virus est à l’origine d’une grande angoisse et d’une peur sans précédent depuis la seconde guerre mondiale.
Mais, en plus des peurs et des fureurs, cette crise sanitaire de grande ampleur est en train de remettre en cause nos modes de pensées et nos pratiques politiques, économiques et sociales au cours des décennies passées. Cette pandémie est venue nous montrer grandeur nature les dérives de notre monde et un productivisme globalisé qui a eu des effets effrayants sur la nature et la société. Parallèlement aux angoisses et aux effrois, le Covid-19 est à l’origine d’une réflexion majeure sur le monde d’avant et nos dérives passées et notre monde à venir.
La globalisation est au centre des questions, critiques voire même rejets dans cette guerre contre la pandémie. Pour beaucoup, cette dynamique présentée par le néo-libéralisme triomphant au début des années 1980 comme une réponse à la crise de l’État-providence et un moyen pour l’individu d’échapper au monde rigide de la modernité et d’atteindre les joies de la post modernité est remise en cause un peu partout. N’est-elle pas à l’origine de la marginalisation du social dans les politiques publiques et dans les choix de politiques économiques ? N’est-elle pas derrière le retrait de l’État dans la gestion et la régulation de l’ordre marchand ? N’a-t-elle pas été à l’origine des dérives financières d’acteurs en quête de profit ? N’est-elle pas finalement à l’origine de tous les désordres et des turbulences que notre monde traverse depuis de longues années ?
Les cinq crises de la globalisation.
La globalisation néo-libérale est au centre des critiques et des remises en cause que nous vivons aujourd’hui face à la pandémie. Et, le Covid-19 semble bien annoncer sa crise suprême et le début de la quête d’un ordre global plus solidaire et porté par les valeurs humaines plutôt que par les intérêts individuels et la recherche effrénée du profit et l’appât du gain.
Et pourtant cette crise n’est pas la première. De notre point de vue, la globalisation a traversé cinq grandes crises et mutations profondes qui auraient dû annoncer sa fin. Mais, elle a toujours réussi à se relever et à s’offrir à la face du monde comme l’ordre ultime des temps post-modernes et la seule forme d’organisation sociale et internationale.
La première est sans aucun doute la crise financière de 2008. La révision de la notation de Moody’s a été à l’origine de la faillite retentissante du mastodonte bancaire Lehman Brothers le 15 septembre 2008. La fin d’une ère pour l’un des fleurons de Wall Street, et le début de l’une des plus grandes crises financières de l’histoire du capitalisme et qui l’a mis au bord du gouffre.
Cette crise a été à l’origine d’une critique radicale de la globalisation néo-libérale et des dérives financières qu’elle a entraînées et qui ont failli emporter le capitalisme. Cette crise sera à l’origine du retour de l’activisme des États pour recapitaliser les grandes banques et les sauver de la faillite, relancer l’économie et échapper à la grande dépression qui s’annonçait et mettre en place les nouvelles règles afin de faire aux dérives des marchés financiers. On pensait que ces grandes réformes allaient sonner le glas de la globalisation débridée et allaient ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de notre globalité. Mais, une fois le spectre des faillites en cascades des grandes banques passé, nous avons repris nos habitudes comme si de rien n’était et la globalisation a repris ses droits.
La seconde crise de la globalisation néo-libérale a fait suite aux printemps arabes à partir de janvier 2011. Certes, ces révolutions remettaient en cause l’autoritarisme et la tyrannie toute orientale des régimes arabes. Mais, au-delà des revendications d’une plus grande libéralisation des régimes politiques et l’ouverture de l’ordre politique arabe sur la modernité politique et l’universel des libertés, ces révolutions mettaient en exergue la marginalité et l’exclusion sociale de régimes considérés par les institutions internationales comme des élèves modèles. Les révolutions arabes vont mettre à l’ordre du jour la question sociale et feront l’une des critiques les plus acerbes de la globalisation qui a accentué les inégalités sociales qui seront au cœur des crises des systèmes démocratiques et de la montée du populisme. Cette critique sera documentée dans différentes études et essais qui deviendront des bestsellers globaux et contribueront à délégitimer la globalisation. Ces critiques seront à l’origine de l’arrivée de la question de l’inclusion sociale et des solidarités.
La troisième grande crise est liée à l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011. C’était un accident industriel majeur qui s’est produit suite au séisme et tsunami sur la côte pacifique de Tohoku. Cet accident a rapidement mis en lumière les effets dévastateurs de la globalisation sur la nature et la détérioration de notre environnement avec cette course effrénée au productivisme. Certes, les questions du réchauffement climatique étaient depuis quelques années au centre des débats globaux, mais, sans que la communauté internationale ne soit en mesure de lever de grandes résistances et de ralentir le rythme et la vitesse de la globalisation. Or, Fukushima sera à l’origine d’un changement majeur dans le débat global et les impératifs du développement seront au centre de la quête d’une nouvelle globalité respectueuse de l’environnement et de la nature.
La quatrième crise est liée à un développement majeur survenu au cours de l’année 2013 avec l’avènement de la Chine comme la première puissance commerciale mondiale avec un poids total dans les échanges mondiaux de 11 % dépassant ainsi pour la première fois les Etats-Unis dont la part était de 10,3 %. Certes, la Chine était devenue depuis 2009 le premier exportateur mondial, mais elle va devenir progressivement la plus importante puissance économique mondiale et dans son sillage les nouvelles puissances émergentes dont l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Turquie, l’Afrique du Sud et bien d’autres pays en développement sortis de leur marginalité. L’avènement de ces nouvelles puissances va rompre l’hégémonie occidentale sur la globalisation néo-libérale et l’ouvrir à l’Autre.
Enfin, la cinquième concerne la gouvernance globale et l’avènement du G20 en 2011 suite à la grande crise financière. L’avènement de cette nouvelle institution a montré les limites des formes traditionnelles des mécanismes de coopération internationale de la globalisation néo-libérale dont le G7 et le besoin d’un multilatéralisme nouveau ouvert à la diversité du monde et inclusif pour la marge et les plus faibles. Or, ces nouvelles formes ont été rapidement marginalisées et le G7 a repris ses droits. De même les institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale ont rechigné à faire les réformes nécessaires pour s’ouvrir aux autres nations.
La crise du Covid-19 ouvre une nouvelle ère dans les crises de la globalisation néo-libérale. Les mutations et les transformations en cours remettent fondamentalement en cause le projet de la globalisation heureuse qui nous berçait depuis de longues années.
Covid-19 et la fin de la globalisation heureuse !
Plus rien ne sera comme avant avaient prévenu responsables politiques, acteurs de la société civile, intellectuels et penseurs. C’est un autre monde que nous devrons nous attacher à définir et à reconstruire ensemble.
Et, probablement l’une des premières grandes révisions concerne la globalisation dont les douces certitudes nous ont bercés pendant plus de trois décennies. Le projet de la globalisation néo-libérale s’est présenté à nous comme la réponse à la crise du modèle de l’État-nation héritée du système westphalien et qui a régi le monde depuis le 17ème siècle. La globalisation nous offrait d’échapper au monde de la modernité et de nous inscrire dans celui plus joyeux et moins contraignant de la post modernité. Mais, elle favorisait également une sortie de l’État-providence qui éprouvait les plus grandes difficultés à faire face aux incertitudes et aux difficultés du monde d’après-seconde guerre mondiale.
La crise du Covid-19 est en train de remettre en cause la globalisation heureuse qui a dominé le monde depuis les années 1980 et qui a offert le nouveau cadre de formulation des politiques économiques et des grands choix de politique publique. Mais, il faut dire que cette pandémie n’est pas la crise du monde global et qu’elle vient probablement donner le coup de grâce à cette dynamique en panne depuis des années. Nous avons eu la grande crise financière de 2008 qui a montré les dérives de la globalisation financière et l’instabilité qu’elle fait régner sur le monde. Les années post-crise financière ont été aussi marquées par les débats et les critiques sur la montée des inégalités que la globalisation a renforcée.
La pandémie du Covid-19 est venue renforcer la crise de la globalisation et la mélancolie qui la couvre depuis quelques années. Les politiques mises en place aujourd’hui et les choix et les décisions des acteurs économiques sont en train de façonner un nouveau monde et une nouvelle architecture qui vont renforcer la sortie de la globalisation débridée mise en place depuis quelques décennies.
Cette sortie de la globalisation heureuse s’observe nous-semble-t-il autour de six points essentiels. Le premier concerne le retour de la notion de souveraineté et de frontières. Or, rappelons-le la globalisation a été fondée sur l’abandon de cette souveraineté politique, comme économique, au profit des grandes institutions multilatérales comme des grandes firmes transnationales. Ce dogme est en train d’être remis en cause aujourd’hui et les grands pays sont en train de se rappeler au bon souvenir de la souveraineté nationale notamment dans la production des industries stratégiques, comme les industries pharmaceutiques, pour faire face aux effets des crises sanitaires. C’est aujourd’hui que le monde, et particulièrement les pays développés, ont découvert leur dépendance pour les produits actifs à la Chine et à l’Inde qui produisent aujourd’hui près de 80 % de la production mondiale de ces produits. Et, les voix de s’élever sur la nécessité de sortir de ce mythe de fin de la souveraineté pour reconstruire les activités stratégiques abandonnées jusque-là.
La second point dans la remise en cause de la globalisation concerne le retour de l’État et le rôle prépondérant qu’il est en train de jouer dans la gestion de cette crise et qu’il continuera à jouer dans le monde d’après. Ce retour fracassant de l’État dans la lutte contre les effets sanitaires de la pandémie comme dans la gestion de ses dimensions économiques et sociales ont fait voler en éclat les anciennes conceptions du rôle régulateur de l’État et la nécessité de limiter ses interventions dans la correction des imperfections du marché qui étaient au cœur de la globalisation triomphante. Or, aujourd’hui on assiste à ce retour qui ne s’arrêtera pas de sitôt.
Le troisième point de cette remise en cause de la globalisation heureuse concerne le retour du social. La montée des inégalités et les débats majeurs qu’elle a suscités ont montré les limites de la globalisation et sa contribution dans cette marginalité croissante. Aujourd’hui, la pandémie de Covid-19 est à l’origine d’un retour du social et d’une plus grande prise en compte de l’effort de solidarité et des investissements dans la santé et dans l’éducation par l’État et pour créer une nouvelle sociabilité.
Le quatrième point est lié à la globalisation de la production et le développement des chaînes de valeur mondiale qui a favorisé une grande division du travail au niveau mondial et qui a fait de notre monde un petit village. Certes, cette tendance a été fortement remise en cause au cours des dernières années avec la montée des guerres commerciales, particulièrement entre les États-Unis et la Chine. La pandémie du Covid-19 est en train de remettre en cause cette tendance et d’appeler à un retour des États-nations et des régions.
Le cinquième point est en rapport avec la financiarisation qui a constitué un fondement essentiel de la globalisation et un pendant essentiel de celle de la production. Certes, la crise de 2008 a contribué à égrener ce mythe et les normes de risques mises en place avec Bâle 3 ont été à l’origine d’un repli des grands groupes bancaires et financiers sur leurs bases nationales ou régionales. Cette tendance va s’accentuer avec la nouvelle crise et la démesure financière de la globalisation sera certainement remise en cause.
Enfin, le dernier point concerne la gouvernance de la globalisation et la tentation de limiter le rôle et la place des institutions de gouvernance mondiale comme les Nations Unies, l’OMC, la Banque mondiale ou le FMI. Or, la crise de la pandémie du Covid-19 a montré l’importance des institutions multilatérales dans la gestion des crises globales, pourvu qu’elles soient à l’écoute des plus faibles et des plus démunis.
La pandémie Covid-19, comme toutes les épidémies dans l’histoire de l’humanité, est en train d’ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité. La crise a entamé le mythe de la globalisation heureuse porté par le mythe néo-libéral. La question qui se pose est de savoir si elle sera la crise suprême du capitalisme qui nous permettra de construire un nouveau monde global plus solidaire, inclusif et durable. Ou la globalisation néo-libérale reprendra-t-elle ses droits dès que la crise du Covid-19 sera dépassée ? C’est de nous que dépendra l’issue à cette crise et de notre capacité à reconstruire le projet démocratique et solidaire mis à mal à travers le monde par l’égoïsme et la vanité du projet néo-libéral.