Par Pierre Guerlain, Université de Paris X – Nanterre.
Les chroniques de recherches internationales, décembre 2017.
En septembre 2017, le Sénat américain a été appelé à voter sur l’augmentation des crédits militaires. Le président Trump avait demandé une augmentation de 54 milliards de dollars du budget officiel de la défense qui serait passé de 582 à 636 M, le ministère de la défense demandait pour sa part, 639 M. Le Sénat a trouvé que ce n’était pas suffisant et a donc augmenté le budget de la défense pour le porter à 696 M. 41 élus démocrates sur 46 ont voté ce budget. Sanders qui n’est pas membre du parti démocrate mais un sénateur indépendant n’a été rejoint que par 4 démocrates pour voter contre ce budget réactionnaire et guerrier.
Les médias de droite ont, bien sûr, salué l’événement [1] qui montre que sur un plan essentiel, il n’y a pas de véritable opposition à Trump, ou plutôt une opposition à Trump, la personne sexiste et raciste, mais pas au trumpisme, la philosophie « plouto-populiste » qui anime le président (qui pourtant ne lit pas d’ouvrages de philosophie). Un site de la gauche radicale, The Intercept, notait que la seule augmentation du budget militaire qu’il estimait à seulement 80 M de dollars alors qu’elle était de 114 M, suffirait à rendre tout l’enseignement supérieur américain gratuit.[2]
Durant la campagne pour l’élection présidentielle, Sanders proposait la gratuité des études supérieures dont il estimait le coût à 47 M de dollars. Tout le monde dans les médias et le camp des démocrates clintoniens avait expliqué que ce n’était pas possible, que Sanders était un doux rêveur qui allait grever le budget et creuser les déficits. Moins d’un an après l’élection, les élus américains trouvent 100 M de dollars pour ajouter à un budget militaire qui est déjà le plus élevé du monde. Cet article publié par The Intercept contient un graphique du SIPRI comparant les dépenses militaires en 2016, soit avant le vote de ce budget, qui montre que les États-Unis dépensaient 36 % des dépenses mondiales en matière de défense, contre 4 % pour la Russie et 13 % pour la Chine.
Les États-Unis sont surarmés et si leurs guerres en Afghanistan et en Irak se sont avérées extrêmement couteuses et ingagnables, cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas leur utilité pour le complexe militaro-industriel. Ne pas gagner une guerre asymétrique en Afghanistan, le pays que les anglophones désignent par l’expression de « cimetière des empires », a certes des conséquences négatives sur l’image des États-Unis et coûte très cher aux contribuables mais fait la fortune de grands groupes et de quelques dirigeants. Selon un article de la revue Military Times publié le 12 septembre 2016 les guerres en Afghanistan et en Irak auraient déjà coûté 5000 M de dollars aux États-Unis.[3] La main droite de l’État trouve des ressources qui sont retirées à tous les programmes sociaux, aux services publics. Avec une somme aussi colossale, ce n’est pas que les études supérieures qui pourraient être gratuites mais aussi une assurance santé universelle dans un pays qui n’en a pas. Les routes et les voies ferrées pourraient être modernisées pour atteindre les normes européennes ou japonaises.
Les médias dits libéraux aux États-Unis, c’est à dire la plupart des médias dominants qui étaient quasiment tous acquis à la candidate Clinton, sont maintenant très actifs dans la résistance ou pseudo-résistance à Trump. Ils dénoncent avec talent et persévérance le sexisme affiché par le président dont la rhétorique est souvent celle d’un violeur ou d’un harceleur, le racisme aussi, notamment après les affrontements à Charlottesville lorsque Trump a eu des mots plutôt gentils pour les néo-nazis antisémites et racistes. Les démocrates ont tous voté contre la loi instituant des réductions d’impôts qui se chiffrent à plus de 1400 M sur dix ans et qui, indirectement, détruit l’assurance santé dite Obamacare (en supprimant l’obligation de souscrire à une assurance). Cette opposition démocrate n’a pas suffi à bloquer le projet de loi mais indique clairement un refus de la ploutocratie trumpiste.
Elle est hélas en totale opposition avec l’assentiment sur les crédits militaires. Dans ce domaine, on voit que Sanders, qui est un keynésien admirateur du New Deal qui se décrit comme « socialiste démocratique », est un des rares responsables politiques, probablement avec la sénatrice Elizabeth Warren, à comprendre le lien entre dépenses militaires et casse de l’État social.
Ce lien est pourtant connu depuis les années 60 et Martin Luther King en avait fait un point central de son militantisme, un militantisme pour l’égalité raciale mais aussi contre la guerre du Vietnam et pour la défense des pauvres, trois phénomènes qu’il voyait comme étant liés. King avait compris que la guerre au Vietnam et son coût empêchait les luttes contre la pauvreté d’aboutir. La plupart des démocrates aujourd’hui ont oublié cette leçon pourtant essentielle.
Lorsque les éditorialistes qui se disent anti-Trump ou les républicains qui s’affichent « jamais Trump » ou les va-t-en-guerre démocrates applaudissent l’envoi de missiles en Syrie ou l’utilisation d’une superbombe en Afghanistan (MOAB, qui veut dire la mère de toutes les bombes) et considèrent que Trump se montre présidentiel en tant que chef de guerre, ils et elles ne semblent pas comprendre que les dépenses militaires de la main droite de l’État interdisent la participation de la main gauche de l’État.
Peu après l’élection de 2016 plusieurs débats ont été lancés, l’un d’entre eux concernait l’utilisation des politiques identitaires (identity politics) dans la campagne d’Hillary Clinton. Au-delà de ce débat aux contours pas toujours bien définis, il y a la question centrale de la question sociale. Hillary Clinton, à la suite de son mari et d’Obama, avait pensé que cette question sociale n’était plus centrale et que les questions sociétales et d’appartenance identitaire l’avaient marginalisée.
Sanders avait lui fort bien compris que cette question restait centrale pour une grande partie de l’électorat et il offrait une synthèse bien pensée entre la problématique des inégalités sociales et économiques et les questions sociétales. Il était et est resté très populaire auprès des jeunes car il abordait les questions sociétales du racisme, du sexisme et du genre mais aussi, et en même temps, la question sociale. Trump le bonimenteur avait lui aussi compris que la question sociale était centrale mais ses prises de positions allaient et continuent d’aller vers une extrême droite raciste, xénophobe et sexiste—et totalement ploutocratique.
L’appareil du parti démocrate a délibérément triché pour faire échouer la candidature de Sanders lors des primaires, ainsi que le raconte, de l’intérieur, Donna Brazile qui fut brièvement à la tête de ce parti[4]. Les démocrates, comme nombre de commentateurs politiques, ont voulu faire de Sanders et de Trump deux faces du populisme, l’un dit de gauche, l’autre dit de droite. Paul Krugman, le célèbre prix Nobel d’économie, s’est inscrit dans cette ligne.
Il est pourtant clair que Sanders, au contraire de Trump, n’était et n’est ni raciste, ni sexiste, ni homophobe, ni xénophobe alors que Trump n’a cessé de prendre une catégorie de la population comme bouc-émissaire au service d’une politique faussement en faveur des déshérités parmi les Blancs. La vérité des options idéologiques de Trump est dans la suite de décisions prises par son administration : un « plouto-populisme »[5] guerrier qui ne se soucie aucunement des déshérités dans les zones désindustrialisées ou dévastées des États-Unis. Le concept de « populisme » est assez protéiforme et n’a pas les mêmes connotations en français et en anglais car il peut être revendiqué par la gauche.
Les oppositions des féministes, des groupes dits raciaux comme Black Lives Matter ou ethno-raciaux sont toutes légitimes et font partie de la résistance à Trump. Cette résistance est cependant problématique lorsqu’à la fois les néolibéraux comme Clinton ou les néoconservateurs disent en faire partie. Lorsque l’on en vient à célébrer George W. Bush pour ses critiques de Trump, on entre dans une sphère orwellienne qui permet de gommer les crimes de Bush et sa responsabilité dans les guerres et le chaos au Moyen Orient puis dans le reste du monde avec le phénomènes des réfugiés[6].
Sanders et 15 démocrates ont proposé, en septembre 2017, un plan de sécurité sociale qui serait ouvert à tout le monde, à l’européenne[7]. Il reste un socialiste démocratique actif et populaire mais on voit qu’il n’est pas suivi par la majorité des démocrates, toujours néolibéraux et surtout soucieux de ne pas voir leurs responsabilités dans l’échec électoral. Norman Solomon a étudié en détail ce refus des démocrates d’analyser les causes de leur déroute de 2016 et donc de se réformer[8].
Sur le plan de la politique étrangère, Sanders se distingue aussi de la plupart des démocrates car il voit le lien entre la main droite de l’État, guerrière et dépensière, et l’atrophie de la main gauche, progressiste et sociale. Dans un grand discours sur la politique étrangère américaine, Sanders retrace l’histoire des interventions américaines et de leur coût pour la société[9].
Sur le plan médiatique l’on pourrait croire que la résistance à Trump est forte et structurée, les grands médias du New York Times à CNN voient leurs audiences grimper, les néoconservateurs et Silicon Valley sont critiques de Trump, des psychiatres affirment qu’il est instable, d’autres sont sûrs qu’il est fou et sa popularité semble s’effriter. La résistance rhétorique, celle des émissions comiques ou satiriques, celle d’une partie du monde des affaires reste cependant superficielle voire hypocrite. Critiquer la vulgarité du style de Trump est légitime mais ne porte pas à conséquence si le trumpisme fait de ploutocratie, de militarisme, de racisme tant personnel que systémique n’est pas lui aussi la cible des opposants. La encore Martin Luther King avait compris qu’il faut s’attaquer, tout à la fois, à ce qu’il appelait les « triplés géants que sont le racisme, le militarisme et le matérialisme extrême » dans son discours de 1967 intitulé « Au-delà du Vietnam ».
Les démocrates ou « libéraux » qui ne s’intéressent pas beaucoup au système électoral inique, à l’exclusion frauduleuse d’électeurs principalement noirs des listes électorales, aux ravages causés par la mondialisation néolibérale, aux taux de suicide dans les milieux défavorisés, au goulag américain qu’est le système carcéral, aux guerres permanentes et hors de prix ne sont pas des opposants ou des résistants sérieux. Rire des émissions comiques et démolir le portrait du président ignare et narcissique est facile et agréable mais ne mène pas loin s’il n’y a pas d’appréhension systémique et politique des continuités du système politique américain.
En lieu et place d’une véritable résistance, les Démocrates font mine de croire que Poutine (ou la Russie) a déterminé le résultat de l’élection de 2016. Sanders lui-même est assez réceptif à ce discours et pourtant il est tout à fait clair que si les libéraux et les progressistes n’ont pas gagné en 2016 cela est dû à des causes purement américaines.
Cette stratégie qui a débouché sur le Russia-gate est idéale pour se débarrasser d’un président menteur et vulgaire mais n’aura aucun effet sur le trumpisme ou la dérive folle des hyper-réactionnaires du parti républicain[10]. La création d’une organisation intitulée Alliance for Securing Democracy (alliance pour sécuriser la démocratie) entre des démocrates et des néoconservateurs, avant même l’élection de Trump, indique bien le niveau de consensus entre de grands secteurs de la droite et les centristes démocrates qui sont sur la même ligne en politique étrangère et contribuent à aggraver le déficit et donc la réduction des programmes sociaux et ne se préoccupent pas des infrastructures qui tombent en ruine[11]. Les pseudo-résistants au trumpisme participent au déclin américain dont ils attribuent à tort la seule paternité à Trump—qui est un authentique désastre.
En dépit de son immense popularité, notamment auprès des jeunes, Sanders est assez isolé dans le paysage politique institutionnel américain mais ses idées ne cessent de progresser[12]. Sûrement un signe positif pour les évolutions à venir.
Décembre 2017