Par Michel Rogalski, directeur de la revue Recherches internationales
Les chroniques de recherches internationales, octobre 2018.
Subies et forcées ou voulues et espérées, les migrations ont été marquées par la dynamique inégale des rythmes de développement des différentes régions du monde. Portées par l’esclavage, le colonialisme, la conquête de continents, elles ont connu des formes variées. Mais elles s’inscrivent désormais dans le panorama d’une planète qui a rétréci, rendant leur acceptation plus délicate qu’auparavant. La part des migrants, c’est-à-dire de ceux qui résident dans un pays où ils ne sont pas nés est évaluée entre 2,5 % et 3 % de la population mondiale, soit environ 200 millions de personnes, mais sa répartition n’est pas homogène entre les pays d’accueil, ni au sein des pays. Certes, globalisé, le chiffre reste faible. Mais en se concentrant sur des pays ou des régions particulières les migrations internationales génèrent des tensions avec des populations locales qui ne veulent pas voir leur mode de vie et leurs traditions bousculés par ces arrivées souvent sans contrôle. Il en résulte des réactions de rejet xénophobes à l’encontre de populations elles-mêmes victimes de situation faîte à leur pays par l’ordre international dominant.
Le nomadisme planétaire n’est pas la solution à la misère des peuples
Ces mouvements migratoires doivent être bien distingués des flux d’asile politique (très faibles) ou de la liberté de circulation massive (tourisme, échanges scientifiques, visites familiales) ou encore de la problématique de personnes déplacées de l’autre côté d’une frontière (catastrophes naturelles, conflits, etc.) en situation provisoire. Les flux migratoires impliquent quant à eux établissement et fixation, et relèvent autant du droit des personnes que du droit des États d’accueil et de départ. Ils ne peuvent s’inscrire dans une vision libérale qui prendrait pour modèle une libre circulation des capitaux ou des marchandises dont on connaît d’ailleurs les ravages. Pour se valoriser le capital a toujours cherché à s’émanciper de la contrainte des acquis sociaux en cherchant à se rapprocher du travail pas cher et peu protégé. Il recherche plutôt les CDD que les CDI, les précaires et sans droits que les personnels à statut, plutôt les émigrés que les nationaux. Pour se rapprocher du travail pas cher le capital a recours aux délocalisations et à l’organisation des flux migratoires. Refuser les unes et encourager les autres dans le même temps serait incompréhensible. Ce sont les deux faces d’une même médaille.
Actuellement, les zones de migrations s’organisent essentiellement autour des principaux points de contacts Nord-Sud (Mexique-États-Unis, Maghreb-Europe), autour d’anciens axes coloniaux (Afrique noire-France, Asie-Grande-Bretagne), ou se mettent en place à l’occasion de la formation d’espaces d’accumulation rapide (golfe Persique, Asie Pacifique, pays pétroliers), souvent à partir de pays proches. Ces mouvements sont façonnés par la géographie, l’histoire, et l’économie. Contrairement à une idée faussement répandue, les pays du Nord n’accueillent pas toute la misère du monde car les flux migratoires Sud-Sud, qui convergent vers des zones en développement rapide, sont aujourd’hui dominants. Ainsi, plus de 60 % des migrants restent dans l’hémisphère Sud et les trois quarts des réfugiés se tournent vers des pays voisins du Tiers monde. La libre circulation des travailleurs profite avant tout au capital, car elle favorise leur mise en concurrence à l’échelle du monde et permet d’augmenter les taux d’exploitation de toute la main-d’œuvre, immigrée ou non. Elle met de l’huile dans les rouages du capitalisme, mais ne contribue pas au développement des hommes. Le nomadisme planétaire n’est pas un modèle collectif de développement et ne résout aucun problème.
Les effets sont pervers pour les pays de départ. Avec les travailleurs migrants, ce sont souvent les fractions les plus dynamiques et entreprenantes qui quittent leur pays d’origine. Ces véritables saignées ne peuvent être sans conséquences sur les possibilités de leur développement. Les revenus transférés aux familles ne remplaceront jamais les pertes subies, même si elles atteignent aujourd’hui le niveau de l’aide publique au développement. L’économie de pays comme le Kerala, les Philippines ou le Mexique en devient tributaire. Les migrants sont de plus en plus mal accueillis, de moins en moins désirés, et souvent livrés à des réseaux mafieux internationaux de trafic de main-d’œuvre pour être finalement abandonnés à un patronat négrier. Ils servent de plus en plus de boucs émissaires au moindre retournement de conjoncture et se retrouvent utilisés dans l’exacerbation de tendances xénophobes.
La misère s’est partout répandue, nourrissant des situations explosives, des régressions sociales, idéologiques, et alimentant les intégrismes religieux et des retours vers le communautarisme. Proche de nous, le Maghreb a payé un lourd tribut, et nous avons pu en mesurer l’effet immédiat sur les flux migratoires. Ce qui fait avant tout partir les hommes, c’est la misère, l’insécurité à vivre au quotidien, le sous-développement et l’absence d’espoir. L’émigration est structurellement encore inévitable pour longtemps car elle s’inscrit dans de profondes inégalités sociales où la moitié la plus pauvre de la planète observe à travers la petite lucarne télévisée l’autre moitié vivre dans ce qui lui paraît être un luxe inaccessible et se demande quelle est la fatalité qui l’a fait naître au mauvais endroit. Mais dans le même temps, l’immigration massive est impossible. Au Nord, elle n’est plus acceptée et provoque des tensions sociales politiquement ingérables. Au Sud, elle déstabilise des États partout fragilisés par la mondialisation. C’est pourquoi les migrations internationales sont devenues un facteur de tension internationale majeur. Les rapports Nord-Sud doivent s’inscrire dans une autre logique pour permettre à chacun de vivre chez lui dans la dignité et le développement. La question des migrations restera sans solution tant que les causes qui la provoquent perdureront. Les rapports Nord-Sud sont vivement interpellés. Or ils s’inscrivent dans des relations de domination de plus en plus asymétriques.
Le double défi de la solidarité et du développement
Partout, au Nord, comme au Sud, les peuples en sont les victimes. Certes, en mettant en concurrence travailleurs et nations, la mondialisation apparaît comme un facteur de grande « insolidarité », mais dans le même temps, en « rétrécissant » la terre, elle aide à la conscience d’un rapprochement de luttes. Nous sommes entrés dans une période où l’intérêt commun se manifeste d’emblée entre les acteurs de luttes autour de la planète. Il s’agit de luttes dont la convergence est d’emblée perçue, et dont la disparité dans la situation des acteurs ne fait pas obstacle à leur mise en relation. Il s’agit là de potentialités de luttes ouvertes par la mondialisation qui a refermé dans le même temps les bras d’une terrible tenaille : plans d’ajustement structurel au Sud, austérité et rigueur néolibérales au Nord. La solidarité avec les sans papiers ne doit pas être discutable car en plus de sa dimension humaniste et charitable elle porte effectivement en elle les germes d’une solidarité de lutte qui s’articule autour de valeurs communes comme la défense de droits, le refus de l’exploitation, etc. De même que la défense des droits des migrants, souvent victimes d’un ordre international injuste ne doit pas être discutée. Tout ceci en faisant bien attention de ne pas basculer vers un discours pro-migratoire, ou sans frontièriste confondant liberté de circulation et liberté d’établissement. Ce serait une erreur d’analyse qui risquerait d’être fort mal comprise.
Contribuer à résoudre la question des migrations, c’est d’abord s’inscrire dans un combat solidaire avec ceux qui, dans leur pays, entendent se battre collectivement dans des conditions difficiles pour sortir leur pays de l’ornière du sous-développement et le dégager de relations internationales dominantes. C’est aider à faire prendre conscience chez nous que le développement des pays du Sud doit être considéré comme une première priorité. C’est considérer les migrants comme des victimes dont les droits doivent être défendus, mais sans pour autant les regarder comme des héros des temps modernes investis d’un potentiel révolutionnaire ou d’une mission de métissage mondial au nom d’un antiracisme mal compris. C’est aussi, lutter contre toutes les formes de discriminations et de xénophobie dont les étrangers d’origine sont les premières victimes et pour des droits protecteurs, notamment en matière d’emploi et de formation, de logement et leur participation à la vie démocratique qui constituent encore des objectifs à conquérir.
Les migrations internationales nous lancent donc un double défi : celui de la solidarité et celui du développement, et soulignent l’urgence d’organiser l’interdépendance mondiale autour de la coopération entre les peuples permettant à chaque pays de se développer. Aujourd’hui, la solidarité internationaliste ne peut se réduire à favoriser un nomadisme planétaire emprunt d’une charité individuelle, mais doit reposer sur une démarche collective partageant des valeurs communes permettant aux forces vives de ces pays d’apporter toute leur contribution à la construction de leur avenir.